Initiation à la psycho-écologie avec Boris Cyrulnik
Nous savions, depuis de longue date, que notre milieu influençait notre caractère, nos paradigmes, nos goûts, nos désirs et nos peurs. Ce que nous ignorions, en revanche, c’est la précocité de cette influence, qui commencerait bien avant notre conception.
Cette incroyable découverte est l’objet du livre « Des âmes et des saisons », le dernier de Boris Cyrulnik aux éditions Odile Jacob, neuropsychiatre et auteur à succès.
Grâce au croisement des connaissances sociologiques, paléoanthropologiques, scientifiques et psychologiques, Boris Cyrulnik montre les liens entre le corps, l’esprit et le milieu en nous initiant à la psycho-écologie, la science qui étudie les liens entre l’environnement et le psychisme.
Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre maintenant et pourquoi ce titre ?
BC : A cause de Descartes pour qui l’esprit et corps étaient séparés. Or, grâce aux neurosciences, on apprend que l’esprit est sculpté par le milieu mais que l’on peut agir sur ce dernier. Ce qui laisse entendre que nous avons donc un degré de liberté pour améliorer notre vie.
Trois environnements ou trois milieux, appelés également niches écologiques, influencent notre psyché :
1. La première est la niche sensorielle qui commence dès les premières divisions cellulaires dans l’utérus de la mère.
2. La seconde niche écologique a lieu tout de suite après la naissance, c’est la niche affective qui comprend la parole, le corps de la mère et la présence du père.
3. La troisième, et dernière niche écologique, est celle des récits qui caractérisent la condition humaine.
Dans le ventre de maman, 1ère niche écologique
La vie prénatale
Vous dites que l’aventure d’un enfant commence avant même sa conception, pourquoi ?
BC : L’Occident a été la seule culture à faire naître le psychisme du bébé le jour de sa naissance. Sauf que les découvertes en neurosciences démontrent que le psychisme du bébé commence à se mettre en place dans l’utérus de la mère, dès les premières divisions cellulaires. C’est ainsi le monde mental de la mère qui organise la niche sensorielle du bébé.
Qu’est-ce que cela implique pour le fœtus ?
BC : Une mère stressée va sécréter les substances du stress que sont le cortisol et les catécholamines. Si elle en sécrète beaucoup et trop longtemps, ces substances vont passer la barrière du placenta et rentrer dans le liquide amniotique déglutit par le bébé. Conséquence de quoi, le bébé va arriver au monde avec des altérations cérébrales provoquées non pas par la mère, mais par les malheurs de la mère. Ces malheurs peuvent être son histoire, son mari, sa culture, la précarité sociale, la guerre et autres souffrances de la vie.
Toutefois, il y a une note d’espoir : les neurones du cerveau du bébé étant en ébullition pendant les premières années, rien n’est figé. Si la mère, aidée par son conjoint ou son entourage, arrive à se sécuriser, alors elle deviendra sécurisante pour le bébé, qui va se débrouiller pour reprendre un bon développement. Si, en revanche on ne fait rien, le cerveau du bébé va rester altéré.
Les 3 périodes à risque
On découvre qu’un bébé exposé à un environnement « maltraitant » pendant un temps donné peut développer des lésions irréversibles qui se manifestent seulement à l’adolescence.
BC : Les lésions peuvent effectivement devenir durables, voire même irréversibles si le bébé ou la mère sont abandonnés. Mais si le père, la famille et la culture entourent et sécurisent la mère, alors cela va sécuriser le bébé et les lésions seront réversibles. C’est la définition de la résilience.
Quelles sont les périodes où ce soutien est indispensable pour que les lésions s’estompent ?
BC : On compte trois périodes sensibles :
1. Les 1000 premiers jours, c’est-à-dire entre la conception et l’apparition de la parole
2. Vers 3 ans, quand l’enfant commence à parler et à comprendre ce qu’on lui dit. Si on insulte un nourrisson, il s’en fichera parce qu’il ne comprendra pas. Un enfant de 4 ans comprendra ce que vous lui dites et sera blessé par vos insultes.
3. L’adolescence.
Du verbe et de l’amour, 2ème niche écologique
Les besoins de bébé pour s’épanouir
Quelle est la 2ème niche écologique ?
BC : C’est la niche affective qui comprend :
La mère, ou plus précisément certaines parties de son corps (seins, bras, yeux), car dans l’esprit du bébé, la mère n’est pas encore une personne à part entière.
La parole qui est un objet sensoriel très stimulant pour le bébé comme l’avait noté Françoise Dolto. Ce qui explique la fascination des bébés quand leur mère leur parle alors même qu’ils ne comprennent pas grand-chose.
La présence du père, une 2e figure d’attachement proche de la mère mais différente.
L’idéal pour l’épanouissement d’un bébé, c’est qu’il y ait 4 à 6 figures d’attachement avec la mère, le père, la grand-mère, la grande sœur etc. Même le chien ou le chat de la famille peuvent en être.
N’avoir qu’une seule figure d’attache est préoccupant car cela altère le cerveau du bébé. Idem s’il y a 20 figures d’attachement, cela ferait beaucoup trop pour le bébé qui ne pourrait plus se repérer.
La place du père
En quoi la présence du père est différente de celle de la mère ?
BC : Il faut que le père soit associé à la mère, tout en étant différent d’elle. Sans cela, le bébé ne ferait pas de différence et il n’y aurait donc pas de stimulation. Le père, c’est également celui qui va sécuriser (ou stresser) la mère enceinte, son rôle est donc beaucoup plus important que nous ne le pensions.
Selon les cultures, le mot « père » désigne un statut étonnement différent :
Dans beaucoup de cultures africaines, l’oncle maternel est le premier ou le second père. Chez les Zoulous, l’amant et le père sont deux fonctions différentes. L’amant est celui qui fait le beau auprès de la femme, tandis que le père est celui qui s’attache à l’enfant et qui est responsable de son éducation.
Dans la culture sud-américaine, le père représente tous les hommes du côté de la mère. Dans d’autres cultures, la mère représente toutes les femmes du côté de la mère.
Claude Lévi-Strauss avait recensé 5000 structures familiales. Ce que l’on appelle la famille traditionnelle prend donc une forme très différente selon les cultures. Il est à noter que si la tradition est importante et caractérise une culture, les cultures passent leur temps à changer.
Comment cela se passe dans le cadre d’une culture homoparentale ?
BC : L’enfant s’attache aux deux. Il y a une femme (ou un homme) qui prendra la fonction maternelle et une autre femme (ou un autre homme) qui prendra la fonction paternelle, et le bébé se débrouillera. Il y a des cas, dans le passé, où une mère veuve ou abandonnée par son mari, élève son enfant avec sa tante, sa mère ou grand-mère. Cela n’a jamais posé de problème au bébé.
La parole est une caresse
Pour revenir à la parole, vous dites qu’elle est une caresse, qu’elle a plus une fonction affective qu’informative. Comment la parole agit-elle sur notre corps ?
BC : L’ontogenèse, c’est-à-dire le développement progressif de la parole commence dans l’utérus. Quand la femme enceinte parle, les hautes fréquences sont filtrées et le bébé n’entend que les basses fréquences, qui sont à l’image du « om » tibétain. En parallèle, les premiers corpuscules de son corps, qui sont la bouche et les mains, sont en train de se développer. Ainsi quand la mère parle, les basses fréquences de sa voix viennent caresser la bouche et les mains du bébé qu’elle porte.
Cette particularité explique pourquoi un bébé est capable de reconnaître la voix de sa mère parmi 6, 7, 8 autres voix. On remarque d’ailleurs qu’il ne répond pas aux autres voix mais seulement à celle de sa mère.
Comme noté plus haut, parler à un bébé est très important. En ce sens, on a découvert grâce à la neuro-imagerie, que lorsque la mère parle au bébé, elle stimule une partie de son lobe temporal gauche, c’est-à-dire qu’elle circuite ce qui va devenir le lobe temporal du langage.
Nota bene : astuce pour endormir bébé et les petits ! Les coller contre vous et prononcer 3 fois « om ».
Des récits et de l’imaginaire, 3ème niche écologique
Le rôle de l’environnement sur le corps
Vous écrivez que la violence et la rudesse de l’environnement masculinise physiquement les femmes
BC: Les femmes sécrètent 20 fois moins de testostérone que les hommes, mais lorsqu’elles vivent dans un monde où elles sont stressées tous les jours, les hormones du stress dégradent les hormones féminines faisant que la testostérone des filles s’exprime plus. Quand j’ai travaillé en Roumanie avec les enfants des mouroirs des Ceausescu ou en Colombie avec les enfants des rues, on n’arrivait pas à faire la différence entre les filles et les garçons. Hormis le sexe, leur poids et leur morphologie étaient les mêmes jusqu’à la puberté.
Conclusion ? On n’est pas homme ou femme, on est plus ou moins homme ou femme, et ce gradient dépend de la structure du contexte.
Il n’y a pas seulement que le contexte, vous parlez également de l’environnement. Plus l’environnement est dur et rude, plus il y a des métamorphoses hormonales. Vous donnez l’exemple des habitants de la plaine et de la montagne, où l’on apprend que les femmes sont réglées plus jeunes en habitant dans la plaine, par rapport à celles qui habitent dans la montagne.
BC : Il s’agit d’un vieux travail dépoussiéré grâce aux géographes qui utilisent le concept de résilience de façon très scientifique et pertinente. Ils reprennent l’exemple d’un peuple tibétain qui vit à la fois dans les plaines et les montagnes. Dans la plaine, les ressources sont abondantes, le climat doux et les règles de vie très souples. Mais quand arrive la mousson, ils se déplacent sur les flancs et sur les hauteurs de l’Himalaya. Les conditions de vie sont alors plus dures, le danger de perdre des vies humaines et animales est grand, et donc les règles sont plus strictes.
L’imagination et les récits, entre nécessité et danger
BC: Même l’imaginaire des tibétains change. Dans les plaines, où il n’y a pas de danger, l’imaginaire est à la fête. On organise des combats de coq, des bals populaires et on dort n’importe où. Quand on vit à mi-pente de la montagne, on fait attention, et quand on monte encore plus haut, on côtoie le danger tout le temps. L’imaginaire est alors rempli de yetis et de panthères des neiges. L’imaginaire n’est donc pas le même selon le climat. C’est une observation merveilleuse et qui illustre tout le thème de mon livre.
Vous parlez effectivement de l’importance des récits dans l’évolution de l’humanité
BC: C’est la 3e niche écologique à laquelle on accède vers 6-7 ans à travers deux types de récits :
Les récits familiaux issus des bavardages de l’entourage qui présentent un monde dangereux (la cousine Berthe est méchante) ou sympathique.
Les récits mythiques où les mots présentent l’invisible, c’est-à-dire Dieu.
Toutes les cultures, et donc tous les êtres-humains, ont accès la spiritualité et la transcendance. Ces récits religieux (ou perçus comme sacrés comme ceux de la religion athée et scientifique) sont nécessaires parce qu’ils participent à la fonction sécurisante du groupe. On croit au même dieu, donc on appartient au même peuple.
Cependant, si ces récits sont nécessaires, ils peuvent être également très dangereux. Quand ils sont clos, ils mènent à l’intolérance et à la haine de celui qui ne croit pas au même récit. En témoignent les nombreuses guerres de croyance d’hier et d’aujourd’hui.
Réflexions sur le Covid-19, les jeunes et la spiritualité
Le Covid-19, une création de notre civilisation
Dans le cadre de la pandémie qui a mis en exergue notre vulnérabilité mais aussi notre interdépendance, est ce qu’on ne pourrait pas dire que nous sommes là encore dans une guerre de croyance ?
BC : On est plutôt dans une guerre de civilisation, car sur le plan biologique le virus n’est rien. C’est seulement 12 gènes sur 28 000. Le virus est apparu à cause des élevages intensifs où les excréments des mammifères se mélangent avec ceux des oiseaux produisant un milieu où un virus peut se créer. Et si le virus se déplace, c’est parce que nous sommes des virtuoses de la technique et du transport avec les avions, les trains et les bateaux. Notre civilisation est responsable de la pandémie.
Les singes connaissent également des épidémies virales mais comme ils ne font pas de l’élevage intensif et ne fabriquent pas d’avions, l’épidémie s’arrête au bout de quelques jours et de semaines.
Comment aider les jeunes ?
Cette épidémie impacte les jeunes en particulier au regard des ravages psychologiques que l’on observe, notamment chez les étudiants ou les jeunes qui sont dans des situations très précaires.
BC : Sur le plan biologique, ce sont d’abord les hommes âgés qui sont touchés, mais sur le plan psychologique, le confinement est une agression contre le psychisme. Ceux qui en souffrent le plus sont les adolescents parce qu’ils sont dans la troisième période sensible de leur vie. 30 à 40 % des adolescents dépriment aujourd’hui, ce qui est faramineux.
Quelques conseils pour accompagner nos enfants et adolescents ?
BC : Je ne pense pas que cela appartienne aux parents, parce que les adolescents arrivent à un âge où ils refusent tout ce qui vient d’eux. Cela appartient à la société, qui doit prendre le relais des familles et offrir aux adolescents des lieux de parole, d’action, d’apprentissage et d’étude.
Est-on en train de sacrifier une génération ?
BC : Pas une génération mais quelques années des 18-22 ans qui sont obligés de s’isoler à un âge où ils devraient travailler, sortir pour voir plein de copains et s’amuser.
Est-ce que la spiritualité est une nourriture nécessaire à l’esprit ?
BC : Je pense que oui. Les jeunes qui n’ont pas de spiritualité sont dans le temps présent, c’est à dire la consommation immédiate et sans sens de drogue, d’alcool et de cigarette. Alors que si on a accès à la spiritualité ou la transcendance, cela métamorphose la manière dont on ressent le monde. On peut alors accepter de faire un effort pour construire une cathédrale ou pour faire des études et apprendre un métier.
Must read : Des âmes et des saisons aux éditions Odile Jacob.
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