Selon Barel, le talent d’un homme ou d’une femme se reconnaît à son élégance, sa constance et sa créativité.
C’est sans surprise que nous retrouvons ces trois qualités chez Roger Federer.
Journaux télévisés et actualités sportives obligent, même ceux qui ne s’intéressent pas au tennis ne peuvent ignorer ce nom. Ni d’ailleurs les noms de Rafaël Nadal ou de Novak Djokovic.
Mais plus que ces deux illustres joueurs, ou n’importe quel autre joueur de tennis professionnel, Federer impressionne.
Il faut dire que sa longue carrière et son palmarès justifie amplement ce sentiment:
1513 matches
1242 victoires, soit 82% de victoires
103 titres pour 157 finales
20 titres du grand Chelem
310 semaines passées en tant que n°1 mondial. Il était d’ailleurs à 36 ans le plus vieux n°1 mondial
6 titres au Masters (record)
1 médaille d’or olympique, en double à Pékin (2008) avec Stan Wawrinka
1 coupe Davis (2014)
Mais Federer n’est pas qu’impressionnant, il est aussi aimé. A tel point, qu’il n’est pas rare d’entendre des professionnels du sport, ou simplement des amateurs, reconnaître que si Untel joue très bien, leur chouchou reste (et restera) «Rodgeur».
Dans un livre-hommage «Agir et penser comme Roger Federer» (L’Opportun), le journaliste suisse Mathieu Aeschmann, décrypte les dessous de cet attrait pour Rodgeur. Ou plus exactement quels ingrédients expliquent le magnétisme du joueur.
Ce magnétisme passe autant par le jeu que par la personnalité de Federer.
Son savoir-faire comme son savoir-être sont marqués par les trois sceaux du talent: l’élégance, la constance et la créativité.
Pourquoi Roger Federer fascine?
Un tennis d’une beauté cinétique
Le tennis est un sport complet. Toutes les parties du corps sont sollicitées.
Comme l’explique Aeschmann, le tennis «exige de l'endurance, de la force, de la souplesse et de l'explosivité; des qualités trop antagonistes pour ne pas révéler, même chez les meilleurs, quelques entraves, voire des faiblesses. En langage d'initié, on dit alors qu'un tennisman «force»: ses coups manquent de naturel, il lutte, redouble d'énergie, parfois même pour réussir des coups simples.»
Or, Federer n’est jamais lourd, il est même particulièrement grâcieux. Son jeu est fluide, élégant, beau. Et il n’est pas besoin d’être un connaisseur pour s’en rendre compte. Il suffit de regarder Federer se mouvoir et de le comparer à son adversaire.
L’écrivain américain David Foster Wallace décrypte les caractéristiques de ce beau jeu dans un texte au nom éloquent «Rodger as Religious Expérience»:
«La beauté humaine dont il est question ici est particulière: on pourrait la nommer beauté cinétique. Sa force et son pouvoir de séduction sont universels. Cela n'a rien à voir avec le sexe ou les normes culturelles. Son essence tient plutôt dans une forme de réconciliation de l'être humain avec le fait d'avoir un corps.»
Autrement dit, le corps et l’esprit ne font plus qu’un. Cet état d’être n’est autre que l’état de flow, un état de conscience transcendantal, hors du temps et de la pensée.
De nombreux acteurs de théâtre, danseurs et sportifs appellent cet état «être dans la zone».
Le plus remarquable dans cet état est qu’on ne fournit aucun effort physique ou intellectuel. Tout se déroule naturellement. Seule la peur (de voir cet état s’arrêter) nous fait sortir du flow ou de la zone.
Cet état d’esprit est si peu courant à observer que l’on comprend pourquoi Federer fascine. Toutefois, son pouvoir d’attraction s’étend aussi à l’homme qu’il est.
Un homme heureux
Federer est une personnalité publique éminemment sympathique.
Toujours aimable et souriant. Dans la défaite ou la victoire, il répond honnêtement aux questions des journalistes. En 20 ans, il n’y a pas eu une seule polémique.
Le joueur est-il un grand communiquant? Non. Il est surtout heureux.
Or, une personne heureuse de vivre aime toujours converser avec les gens. Même si elle a un caractère solitaire, ce que, de toute façon, n’a pas Federer.
Au contraire, il raconte: «sincèrement, j'aime bien rencontrer des nouvelles personnes parce que tout le monde raconte une autre histoire, chacun mène sa bataille.»
Son bonheur repose d’abord sur un équilibre mental et émotionnel composé de :
Une forte confiance en soi. Contrairement à ce qu’il dégage, il n’est pas spécialement modeste. Comme le note Aeschmann: «Il a beau respecter les conventions et faire attention aux autres, il possède un orgueil à la hauteur de son palmarès».
Des besoins assumés. Federer voyage 10 mois sur 12. A chaque déplacement, les siens (sa femme, ses quatre enfants, ses parents, nourrices, amis proches etc.) l’accompagnent. «Il balade son univers. Il transpose ses relations, ses repères aux quatre coins de la planète».
Une faculté à s’ouvrir au moment présent. Federer explique: «Au club, je ne pense qu'au tennis. Mais dès que je monte dans la voiture, je change de monde. Je suis un père, un mari, un ami, tout entier présent pour les miens. J'ai toujours été plutôt bon pour vite switcher».
Cette capacité à switcher rend à la fois plus disponible au bonheur, mais indique que la personne est totalement présente et à l’écoute de ses interlocuteurs. Or, cette attention rend la personne attractive et lumineuse.
La figure de Federer est rassurante et apaisante. Elle est une source, consciente ou inconsciente, d’inspiration et de réussite.
Comment réussir comme Federer?
Le plaisir au centre du jeu
Selon l’écrivain Jules Renard, les gens heureux n’ont pas de talent.
Cela sous-entend que seules la tristesse et la colère sont des émotions créatrices.
Or, comme le rappelle Jean Becchio dans son essai «Du nouveau dans l’hypnose : les techniques d’activation de conscience» (Odile Jacob) : toute émotion est utile et doit être utilisée. Une émotion n’est pas un état mais un processus dynamique. Il en va de même pour la joie.
Concernant Federer, la joie via le plaisir est son moteur principal. Il ne joue pas pour gagner mais pour jouer.
«Le jeu dépasse l’enjeu» comme le résume Aeschmann.
Federer aime donc le tennis avant la gagne. Deux autres faits le démontrent.
D’une part, l’effort pour l’effort, ou la technique pour la technique, n’intéresse pas Federer. Il a besoin de comprendre avant de faire. Autrement dit, d’apporter un sens à un entrainement ou une nouvelle adaptation pour la valider et l’intégrer à son jeu.
D’autre part, Federer nourrit une curiosité folle pour le tennis.
C’est pour satisfaire cette curiosité qu’il invite chaque année d’autres professionnels (David Goffin, Lucas Pouille, John Millman, Corentin Moutet, Mackenzie McDonald, etc.) et des jeunes surmotivés. Il adore s’éprouver, comparer son jeu, questionner ses certitudes. En clair, il veut toujours apprendre. Même en tant que plus vieux n°1 mondial.
Aeschmann résume: «Parce qu'il considère le tennis comme une somme monumentale de connaissances, un savoir infini et en mouvement, Federer ne se lasse pas d'y plonger. Selon lui, l'excellence n'est qu'un instantané, une photographie dont il faut sans cesse redéfinir la focale.»
Le repos est un projet
La réussite de Federer ne se situe pas seulement dans son jeu élégant ou sa curiosité créative, mais dans sa longévité.
S’il a été le plus vieux n°1 mondial c’est grâce à Pierre Paganini, son préparateur physique depuis plus de 20 ans.
Ensemble, ils ont établi un cahier des charges avec comme objectif de travailler beaucoup mais intelligemment. C’est-à-dire dans le bon tempo en laissant une place centrale au repos.
Une tactique qui n’est pas sans rappeler celle des coureurs Kenyans, grands champions des pistes de course.
Paganini et Federer expliquent :«il faut que le corps ait le temps de récupérer de l'entraînement avant d'attaquer la compétition. Et lui donner le temps de récupérer de la compétition avant de recommencer un cycle d'entraînements.»
Sans cela, le corps risque de lâcher. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé en 2016, où le genou et le dos de Federer l’ont conduit a déclaré une succession de forfaits.
Le joueur prend alors le risque d’arrêter toutes les compétitions pendant 6 longs mois pour mieux revenir après. Ce qu’il se passe d’ailleurs par la suite. En 14 mois, il gagne trois titres en Grand Chelem, trois Masters 1000 et retrouve sa place de n°1 mondial.
Cette pause de 6 mois, bien que risquée était jugée nécessaire par Federer qui reconnaît que «parfois le corps et l'esprit ont besoin de se reposer». Non pas le temps d’une nuit de sommeil ou d’un week-end, mais sur plusieurs semaines.
Pour que ce repos ne soit pas une perte de temps et d’énergie, il doit s’inscrire dans un projet long. Il doit donc être pensé comme un bienfait désiré, nécessaire pour faire le vide et prendre du recul.
Enfin, la troisième clé expliquant une grande partie de la réussite et la longévité de Federer est son rapport à l’échec.
Comment bien vivre l’échec comme Federer?
La gestion du risque
Pour bien vivre l’échec, Federer commence déjà par le contenir en limitant les risques et les incertitudes. Le but étant de sécuriser les acquis.Un exemple parlant raconté par Aeschmann concerne la décision de changer de raquette.
Un choix qui n’est pas du tout anodin. C’est même une petite révolution tant le confort et la sensation du jeu du joueur est en lien avec son équipement.
Preuve en est, Pete Sampras (grand joueur de tennis de 1988 à 2002) n’a jamais changé son matériel. Une erreur selon Federer décidé à adopter une nouvelle raquette. Ce qu’il arrivera à faire au bout de 6 ans et après avoir testé 127 raquettes.
En 2013, doté d’une nouvelle raquette, Federer perd tournois sur tournois. Celui à Wimbledon contre Serhiy Stakhovsky, puis ceux de Hambourg et de Gstaad.
Pour disputer l’US Open, il décide alors de retrouver ses anciens modèles.
Si les journalistes sportifs analysent ce changement comme un aveu de panique, il n’en est rien.
En fait, Federer commence à être à l’aise avec son nouveau matériel, mais se retrouve blessé au dos.
Il fait alors face à deux incertitudes pour le tournoi américain. Son dos va mieux mais il craint une rechute. Quant à ses nouvelles raquettes, il ne peut s’y fier à 100%.
Ne pouvant compter sur son corps, il s’appuie sur sa technique, et décide de donc de récupérer ses anciennes raquettes, le temps d’un tournoi.
Le dos remis, le changement de raquette est entériné.
C’est avec sa nouvelle raquette, doté d’un tamis 18% plus grand, qu’il regagne en Grand Chelem avant de devenir le plus vieux n° 1 mondial.
Toutefois, limiter les risques d’incertitudes ne suffit pas à mieux vivre l’échec. Il faut aussi comprendre que la réussite absolue est une véritable contrainte.
La réussite absolue est contrariante
Federer a été baptisé le monstre après avoir dominé tous les tournois pendant 4-5 ans.
Or, cette hégémonie n’a pas été que positive. Au contraire, elle a même été un obstacle pour Federer. Plus stressé et tendu, il en perd un peu son plaisir de jouer et donc son bonheur.
Cette réussite linéaire et quasi-absolue s’arrête en 2008, quand à Wimbledon, il perd son titre de n°1 mondial face à Nadal.
Un coup de massue pour le joueur. Il se découvre fragile, limité avec des faiblesses physiques et sportives.
Durant cette remise en question, Federer prend aussi conscience que le titre de monstre n’est pas une gloire, mais un fardeau.
Ce qui le déleste d’une grande pression et le ramène à l’essentiel. Le plaisir.
Deux éléments ont permis à Federer d’en arriver rapidement à ce constat:
Comme dit plus haut, il est capable de switcher, de passer à autre chose sans avoir besoin de ressasser ses échecs.
Il fait confiance au destin. Ce qui l’allège de tous orgueils, regrets ou culpabilités déplacés.
Federer confesse un jour: «Tu ne peux pas toujours tout expliquer. Une explication concrète, c'est qu'il n'a manqué qu'un point à Wimbledon [face à Nadal]. Tout le monde le sait et cela aurait tout changé en termes de perception. Du coup, je prends ce constat comme une invitation à ne pas suranalyser.»
Ce sont les paroles d’un homme en paix. Les victoires ont cessé d’être des enjeux impérieux pour être à nouveau des moments savoureux et magiques.
Le 15 septembre 2022, Federer a annoncé sa retraite à l’âge de 41 ans après 24 ans de compétition.
Il ne fait aucun doute que le joueur manquera aux amoureux du tennis. Mais il ne fait pas de doute non plus que l’homme continuera de nous inspirer hors des filets.
Source: Mathieu Aeschmann, Agir et penser comme Roger Federer, éditions de l’Opportun, 2021
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