Le Moyen-Âge a-t-il été une période oppressive pour les femmes?
Le Moyen-Âge, une période adorée par les suffragettes
Si le Moyen-Âge fascine et nourrit notre imaginaire, il conserve aussi l’étiquette d’un temps obscur, violent et patriarcal à souhait.
Et pourtant… Saviez-vous que des suffragettes du XIXème siècle voyaient dans le Moyen-Âge une période émancipatrice pour les femmes?
Emily Wilding Davison, médiéviste et suffragette britannique, était ainsi particulièrement fan de Jeanne d’Arc. Elle estimait que le monde médiéval était un univers débordant de diversité, dans lequel hommes et femmes étaient égaux.
Que le monde médiéval soit un univers débordant de diversité est juste. En plus de 1000 ans d’existence, il serait extrêmement naïf de le considérer comme une période monochrome.
Mais que les hommes et les femmes aient été égaux est une position qui se doit d’être nuancée comme le révèle le grand médiéviste Jacques le Goff dans son livre Le Moyen-Âge raconté aux enfants:
‘’On oublie trop souvent qu’au Moyen Âge les femmes, tout en restant à une place inférieure à celle des hommes, ont acquis, ou conquis, un rang plus juste, plus égal, plus prestigieux dans la société – un rang qu’elles n’avaient jamais eu avant en tant que femmes, même pas à Athènes dans l’Antiquité.’’
Si nous oublions trop souvent ce point, c’est à raison. Pendant longtemps, les historiens se sont concentrés sur les faits d’armes et jeux politiques des puissants. La présence des femmes dans les textes médiévaux ayant été négligée.
C’est cette présence que veut mettre en lumière l’historienne d’art et de culture Janina Ramirez dans son dernier livre Femmes remarquables du Moyen-Âge (Autrement).
Sortir les femmes médiévales de l’ombre ou la démarche de Janina Ramirez
Comme elle l’explique en introduction, la démarche de Janina Ramirez n’est pas dénuée de parti pris:
‘’Dans cet ouvrage, j’ai tenté une approche autre, mais tout aussi biaisée, à savoir mettre les femmes en valeur. […] Je souhaite éclairer une autre version du Moyen Âge. [Aujourd’hui] le terme «médiéval» renvoie à quelqu’un d’arriéré, de superstitieux, de réactionnaire et de versatile. En explorant les mensonges et les vérités, je souhaite montrer qu’il est possible de franchir ce fossé historique de manière à créer une image aussi vraie que possible de ces femmes et de leur époque.’’
Si vous trouvez cette démarche tendancieuse, sachez qu’aucune génération d’historiens n’y a échappé. Tous ont abordé le passé en fonction du présent. Quand il a fallu promouvoir telle expansion coloniale ou telle guerre, les historiens ont (consciemment ou non) mis en avant des figures conquérantes, guerrières et héroïques.
Ne pouvant se départir de leurs biais et des préoccupations de leur temps, aucun historien ne peut prétendre à l’objectivité. Ils ne peuvent que faire montre d’honnêteté en reconnaissant leur état d’esprit et en s’engageant dans une étude sérieuse des sources dont ils disposent.
Or, tout le travail de mise en lumière des femmes médiévales de Janina Ramirez repose sur des sources et documents existants, tangibles et fiables.
Son ouvrage est l’occasion de prendre conscience de tous nos préjugés sur les femmes de cette époque. Ainsi que de certaines sociétés que nous pensions bien connaître, comme celle des Vikings.
Quel était la place de la femme chez les Vikings?
Les droits et les devoirs de la femme Viking
Evoquer la place de la femme dans la société Viking démontre toutes les limites de cette question. Les expériences vécues d’une seule femme n’avaient absolument rien d’universel. De nombreux facteurs entraient en jeu comme la classe sociale, l’âge, l’éducation, la famille, la santé et la fortune.
Toutefois, nous pouvons avoir une petite idée de leur condition.
Avant tout et sur bien des points, les femmes Vikings vécurent les mêmes difficultés que leurs homologues à travers l’histoire et dans le monde.
Celles ayant appartenu à la classe dirigeante ont servi de pions politiques au moyen de mariages arrangés. Les autres, issues des classes sociales inférieures, ont été chargées de l’éducation et des tâches domestiques. Il arrivait souvent qu’elles n’étaient que les deuxièmes ou troisièmes épouses d’un homme.
Ces données confortent l’idée d’une société Viking patriarcale et oppressive envers les femmes. Cependant d’autres éléments contredisent cette idée.
Les textes légaux et juridiques vikings laissent effectivement apparaitre que les femmes Vikings étaient beaucoup moins oppressées que leurs consœurs d’Europe du Sud.
Ces textes dévoilent entre autre que:
Les femmes participaient aux échanges économiques et avaient le droit de faire du commerce. Ce faisant, de nombreuses femmes vivaient à l’aise.
Au premier geste de violence de leur mari, les femmes recevaient une compensation financière de sa part. Au troisième geste de violence, elles pouvaient divorcer. Attention, elles avaient besoin d’un témoin pour que cela soit validé légalement.
Si une femme estimait que son mari était trop efféminé, elle avait également le droit au divorce.
Enfin, le mode de vie des Vikings était plutôt propice aux femmes qui voulaient vivre comme les hommes.
Des cheffes, des guerrières et des voyantes
Il est attesté que des femmes étaient présentes dans les groupes de colonisation et de voyages.
Parmi les témoignages médiévaux, citons deux femmes guerrières et baroudeuses.
La première est Aude la Très Sage. Sa vie est retracée dans La Saga de Laxdæla, un récit islandais du XIIIème siècle. Elle est présentée comme une reine et une pionnière arrivée en Islande au IXe siècle. Arrivée sur place avec prisonniers et esclaves, elle accorde la liberté à tout le monde et revendique la terre comme sienne.
Le second exemple est Inghen Ruiadh, à savoir la Fille rouge. Un texte du XIIe siècle intitulé Cogadh Godhel re Gallaibh («Les guerres des Irlandais contre les étrangers»), indique que lors d'une attaque contre le Munster, cette Fille rouge dirigeait une flotte.
Les découvertes archéologiques consolident le fait que les femmes pouvaient être des cheffes et des guerrières.
Dans le cimetière de la cité-viking de Birka, située à 30km de Stockholm, la tombe la plus riche appartient à une inconnue. Elle contient deux chevaux, une lance, une épée, un bouclier, un arc et son carquois. Ainsi qu’un jeu complet de stratégie laissant supposer que cette femme était une stratège militaire.
Enfin, les femmes jouaient un rôle important dans la vie spirituelle des Vikings. Elles guidaient les rituels et certaines étaient de très respectées voyantes connues sous le nom de völva (à savoir « détentrice de la baguette magique »).
A ce stade, il apparait que les femmes Vikings semblaient mieux loties que leurs homologues d’Europe. Elles bénéficiaient de droits et avaient la possibilité d’être reconnues et respectées par tous en tant que cheffe et souveraine. Ce qui va beaucoup moins de soi dans le reste de l’Europe, même si des femmes telles que Jadwiga de Pologne ont su s’imposer.
Comment Jadwiga est-elle devenue roi de Pologne?
L’accession au trône de Jadwiga
Peu connue chez nous mais encore adulée de nos jours par les Polonais, Jadwiga (aussi appelée Hedwige) est une grande souveraine médiévale du XIVème siècle. Son héritage et son prestige sont tels qu’elle fut canonisée par le pape Jean-Paul II en 1997.
Jadwiga est née en 1374 à Buda, en Hongrie. Elle est la troisième fille de Louis Ier le Grand, roi de Hongrie et de Pologne et d’Elisabeth de Bosnie.
Louis Ier a trois filles mais pas de fils. Donc pas d’hériter à son trône.
Pour protéger son Royaume, il signe en 1374 un traité avec ses nobles intitulé le Privilège de Kassa. Le marché est simple. Les nobles sont soulagés de toutes leurs obligations financières (entretien des villes, constructions de château etc.). En échange ils doivent reconnaître comme «roi» une des filles de Louis après sa mort.
Au départ, c’est son aînée Catherine qui doit prendre sa succession, mais elle meurt peu de temps après la signature du traité. C’est donc sa deuxième fille, Marie qui est désignée comme héritier.
Tout semble plié. Louis s’éteint paisiblement en 1382.
Problème, si l’aristocratie hongroise reconnait Marie comme «roi», les nobles polonais entendent poser leurs conditions. A savoir que Marie doit vivre à Cracovie et épouser un homme choisi par eux.
Elisabeth de Bosnie, sa mère, s’y oppose mais elle doit agir vite car un trône vacant est aisément convoité par les ambitieux. Elle décide alors d’envoyer Jadwiga, 9 ans, à Cracovie prendre le trône.
Son couronnement a lieu en 1384 dans la cathédrale du Wawel. Dans les archives, on trouve la formulation suivante «Hedvigis coronatur, in regem Poloniae» («Hedwige est couronnée roi de Pologne»).
Contrairement à sa sœur qui ne sera qu’un «roi» de paille, Jadwiga sera un roi actif et respecté.
Aperçu du règne du roi Jadwiga
Bien qu’étant une petite fille, les nobles Polonais ne confinent pas Jadwiga dans sa chambre. Au contraire, elle est entourée de conseillers avisés, intelligents et au service de l’ensemble du royaume.
Elle est remarquablement bien éduquée. Les historiens de l’époque affirment qu’elle parle sept langues, sait lire et sans doute écrire.
Qu’un monarque soit instruit ne va pas de soi. L’homme qu’épousera Jadwig, par exemple, était un homme de guerre illettré.
Le mari en question est un puissant païen du nom de Jagiello. Il règne en tant que grand-duc sur la Lituanie qui était à l’époque un vaste royaume s’étendant de la mer Baltique à la mer Noire.
Bien que païen, Jagiello est plus sensible à ses ambitions qu’à ses croyances. Devant tous les bénéfices apportés par le mariage, il accepte de se convertir au christianisme.
C’est ainsi que Jadwiga, en plus de sécuriser les frontières au nord de son territoire, réussit à convertir la dernière grande région païenne d’Europe au christianisme.
Le mariage se passe plutôt bien puisque le couple apprend à gouverner ensemble et à se soutenir l’un l’autre.
Loin d’être dans l’ombre de son mari, Jadwiga est dépeinte par les chroniqueurs de l’époque comme une femme intelligente, audacieuse et diplomate.
En Pologne, Jadwiga contribue à promouvoir les arts et le savoir notamment en faisant bâtir l'une des plus vieilles universités du monde, l’Université Jagellon. Quand Jadwiga meurt en couche à l’âge de 25 ans, elle lègue tous ses biens à son université.
Jadwiga était incontestablement une femme intelligente. Toutefois, sans la protection et l’amitié de nombreux hommes, elle n’aurait pas pu être ce roi respecté et aimé.
Jadwiga a incontestablement marqué les esprits. Sa position royale l’y a aidé, mais comme le démontre Margery Kempe, la naissance ne fait pas tout pour laisser son empreinte.
Qui était Margery Kempe, la première autobiographe anglaise?
Le destin mystique d’une femme d’affaires
Comme nous l’avions vu avec les femmes pirates, certaines femmes ne manquent pas de caractère. Quelles que soient les époques.
Forte en gueule, charismatique, pugnace, en quête de prestige et de plaisir, Margery Kempe fait partie de cette catégorie.
Née en 1373 en Angleterre, à Bishop’s Lynn (aujourd’hui King’s Lynn), une ville de 6000 habitants, Margery Kempe est une entrepreneuse dans l’âme.
Fille de bourgeois, Margery est une ambitieuse. A l’âge de 20 ans, elle se marie et bâtit plusieurs commerces plus ou moins heureux.
Son premier accouchement se déroule mal. Elle tombe gravement malade et se met à entendre une voix qui lui intime de renoncer à ses vanités pour embrasser une vie de dévotion.
Margery attendra la quarantaine pour écouter cette voix. Elle devient Margery la mystique et se lance dans une vie de pèlerinage. Elle se rend en Norvège, en Pologne, au Moyen-Orient, en France, en Espagne, en Italie et dans les Flandres.
Au cours de sa carrière mystique, Margery échange avec le clergé. Certains, comme l’évêque de Worcester et le maire de Leicester, lui font des procès pour hérésie.
En dépit de ces nombreux procès, Margery n’est jamais condamnée. D’autres hommes, très haut placés dans l’Église, la protègent et l’estiment. C’est notamment le cas des archevêques de Canterbury et d'York qui apprécient la répartie et l’humour de cette femme érudite et culottée.
A 60 ans, Margery est fatiguée. Elle rentre à Lynn et entame son «Livre» qui relate le récit de sa vie telle qu’elle l’a transcrit à son fils et à deux copistes. Elle devient ainsi la première autobiographe anglaise.
Le Livre de Margery est un bijou historique. C’est le seul texte écrit (ou plutôt dicté) par une femme que nous ayons sur la vie d’une épouse médiévale ordinaire.
Margery, l’antithèse de l’épouse soumise
Les propos du Livre de Margery sont à bien des égards consternants.
Nous entrons dans un monde intérieur et imaginaire où règnent le diable, les démons, Dieu, les anges, et les soucis moraux de bien et de mal.
Si Margery écrit avant tout pour être reconnue en tant que grande mystique, elle laisse également entrevoir sa personnalité et sa vie d’épouse et de mère de famille. Et nous sommes très loin de l’épouse idéale et de la mère dévouée.
Tout d’abord, Margery ne dit absolument rien de ses enfants. Tout au plus, évoque-t-elle les fois où elle voyage enceinte ou lorsqu’un accouchement se passe mal. Elle en dit, en revanche, plus sur sa relation avec son époux, John Kempe, un anti-macho.
Face au caractère bien trempé de Margery et des piques qu’elle lui adresse (comme n’étant pas assez digne d’être son mari), John se montre en effet d’une incroyable patience.
Pas une fois Margery rapporte qu’il ne s’est montré violent ou ne s’est même tout simplement fâché. Elle le décrit comme étant parfois agaçant car un peu pataud.
Hormis cela, John apparait comme un homme rassurant et toujours prêt à soutenir sa femme. Y compris quand elle lui explique qu’il la dégoûte physiquement et qu’elle ne veut plus coucher avec lui. Loin de s’en offusquer, le bon John partage son soulagement.
Toutefois, Margery ne compte pas renoncer aux plaisirs de la chair. Dans son Livre, elle assume parfaitement son appétence pour le sexe et son désir pour d’autres hommes.
Epouse volage et cassante, Margery est aussi capable de tendresse. Quand John tombe malade, elle est au petit soin pour lui et décrit sa douleur de le perdre.
A bien des égards, le Livre de Margery est une véritable bénédiction et démontre à quel point nos préjugés nous éloignent du réel.
Les leçons de Margery
Grâce à son autobiographie, Margery brise de nombreux préjugés sur la condition de la femme médiévale:
Toutes les relations conjugales ne suivent pas le schéma «homme autoritaire» et «femme soumise». C’est même le schéma inverse pour Margery et John.
Le sexe n’est pas si tabou que cela. Margery raconte aborder les hommes directement à l’Eglise.
Les femmes ne se considéraient pas comme la propriété de leur mari et étaient capables de penser et de nourrir des ambitions pour elles-mêmes.
Bien que la misogynie soit présente, elle n’est pas généralisée à tous les hommes. Margery n’en souffre pas trop et sait trouver des alliés et soutiens masculins.
Certes, on pourrait estimer que Margery est une exception. Tout comme le sont Jadwiga, la Fille rouge, Aude-la-très-Sage, l’inconnue de la tombe de Birka et tellement d’autres femmes qui ont traversé l’histoire.
En histoire, comme ailleurs, nous ne voyons que ce que nous voulons voir. Nous ne trouvons que ce que nous cherchons.
Alors cherchons. Sortons des sentiers battus, allons à la bibliothèque, trouvons des archives qui sentent bon la poussière et le temps passé et découvrons des trésors.
Le diable se cache dans les détails dit-on. Tout historien de formation vous dira que Dieu s’y cache encore plus. Et encore mieux.
Source: Janina Ramirez, Femmes remarquables du Moyen-Âge, éditions Autrement, 2022
Pour lire cet article, abonnez-vous gratuitement ou connectez-vous