Comment éviter les erreurs de jugement au travail?
Publié le 16/12/2021, mis à jour le 05/11/2024
Connaissance de soi
Comment éviter les erreurs de jugement au travail?
7 min de lecture
D’où viennent nos erreurs ?
Le défi des biais cognitifs
Selon les sciences cognitives, toute erreur de raisonnement, d’analyse et de choix est induite par un ou plusieurs biais cognitifs, à savoir une construction de la pensée erronée.
Plus de 200 biais cognitifs ont été répertoriés, et il n’est pas impossible que nous en découvrions d’autres à l’avenir.
Parmi ces centaines de biais, les plus connus sont :
Le biais des émotions impulsives où notre choix ou raisonnement est orienté par la colère ou la peur.
Le biais d’autorité, où les choix et réflexions sont systématiquement influencés par une personne que nous considérons (à tort ou à raison) comme plus compétente que nous.
Le biais de l’excès ou de déficit de confiance en nos connaissances et aptitudes pour raisonner ou se décider.
Au regard de la quantité de biais et de notre nature singulière (par notre histoire et personnalité), il est évident que nous ne sommes pas tous soumis aux mêmes biais. Comme est évidente notre impuissance à pouvoir tous les corriger.
Il est, en revanche, possible de détecter les biais cognitifs les plus handicapants et d’agir sur eux :
Soit à travers une prise de conscience et un travail sur soi personnel qui nous amène à changer notre façon de penser.
Soit en modifiant l’environnement et le contexte comme le suggère la méthode Nudge, pensée par Cass R. Sunstein, prestigieux professeur de droit à Harvard, et Richard Thaler, professeur d’économie et de sciences comportementales.
Toutefois, les biais cognitifs ne sont pas les seuls grands coupables à l’origine de nos erreurs. A leurs côtés, sévit aussi le bruit.
Un bruit inaudible mais constant
Cass Sunstein, ainsi que Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, spécialiste de psychologie cognitive et d’économie comportementale, et Olivier Sibony, professeur de stratégie décisionnelle à HEC Paris, ont rédigé à six mains « Noise : pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter » (Odile Jacob, 2021).
Dans cet essai, les auteurs s’interrogent sur les différences et erreurs de jugement commises dans le cadre professionnel.
Par exemple, à compétences égales, pourquoi deux médecins peuvent proposer deux diagnostics différents sur un même cas d’étude ? Pourquoi deux professeurs peuvent noter différemment une même copie ? Pourquoi deux juges peuvent attribuer des peines différentes pour un même crime ? Pourquoi deux responsables aux RH peuvent avoir deux retours différents sur un même candidat ?
Cette différence de jugement nous interpelle à double titre.
D’une part, elle ne devrait pas exister. Sur un cas d’étude, on ne demande ni une opinion ni un avis mais une expertise professionnelle sans affect et sans idée préconçue. Autrement dit, pour le même cas d’étude, nous nous attendons à avoir le même jugement, quel que soit le médecin, le prof ou le juge.
Or, il n’en est rien. Ce qui signifie, d’autre part, qu’un professionnel a commis une erreur de jugement.
Une erreur de jugement, dans l’esprit des auteurs et chercheurs, n’est pas un exercice cognitif (de la pensée) défaillant. Il s’agit plutôt d’une erreur de mesure. Le professionnel n’a pas su mesurer la qualité, le coût ou la justesse de son cas d’étude.
Loin d’être anodines, ces erreurs de jugement sont même monnaie courante, et font perdre aux entreprises et aux administrations, leur crédibilité, clients et gains.
Le grand coupable à l’origine de ces erreurs de jugement n’est pas le biais, mais le « noise », c’est-à-dire le bruit définit par les auteurs comme la variabilité indésirable de jugements sur un même sujet.
Qu’est-ce que le bruit ?
Les 3 types de bruit
Le bruit se compose de plusieurs « sous bruits » :
Le bruit de niveau, dû au caractère singulier des individus. Ainsi, certains professeurs ou juges sont plus cléments ou plus sévères. Certains médecins sont plus optimistes ou plus prudents.
Ce bruit de niveau est aggravé par l’utilisation d’échelles de jugement floues. Certains mots comme « probablement » ou « très probablement » sont ambigus et ne possèdent pas la même signification d’un individu à un autre. Idem pour les échelles de chiffre « sur une échelle de 0 à 6, comment évaluez-vous telle idée ? ». Pour certains individus, un 3/6 est une mauvaise note, quand pour d’autres, cela est l’équivalent d’un « pas mal mais à améliorer ».
Un chiffre ou un mot, n’a jamais la même saveur, couleur ou compréhension d’une personne à une autre. C’est une réalité que nous avons tendance à ignorer, mais qui est fondamentale pour éviter les malentendus et erreurs.
Le bruit de pattern est la variabilité des différents affects et ressentis face à une même affaire ou un même sujet d’étude. Ces différences sont dues aux valeurs et principes qui habitent, consciemment ou non, les individus.
Par exemple, les auteurs ont ainsi remarqué que certains juges étaient plus cléments envers les personnes âgées. Tandis que d’autres l’étaient davantage envers les adolescents.
Ces différences sont inadmissibles. Les sanctions ne devraient pas être mesurées en fonction des valeurs et affects du juge, mais selon des lois claires qui soient les mêmes pour tous.
Le bruit occasionnel désigne la variabilité de jugement d’une même personne sur le même sujet. La cause étant le changement d’état d’esprit de la personne.
Ainsi, un professeur qui a noté avec raideur une copie, peut revoir son évaluation avec clémence suite à la victoire de son équipe de foot.
Quels sont les dégâts du bruit ?
Le bruit, en fait, c’est notre bruit intérieur. Et c’est loin d’être un sujet mineur.
Dans toutes les professions où nous devons émettre un jugement, c’est-à-dire donner une mesure, une valeur à un tiers ou une situation, le bruit est toujours présent.
Et ses dégâts peuvent être colossaux, puisqu’il peut être responsable de situations injustes, voire dangereuses en cas d’erreurs médicales, judiciaires et d’erreurs stratégiques dommageables pour les entreprises.
Si un candidat à un emploi est mieux évalué qu'il ne le mérite, tandis que le potentiel d’un autre a été sous-estimé, l’entreprise embauche la mauvaise personne.
Autre exemple : une compagnie d’assurances fait intervenir les auteurs pour un audit destiné à réaliser l’ampleur du bruit. Cet audit est simple : 10 experts-assureurs de la même compagnie doivent réaliser un devis sur un même sinistre fictif.
Si on pouvait s’attendre à ce que les experts délivrent le même devis, il n’en fut pourtant rien. Les 10 experts donnèrent 10 devis différents.
Conséquence possible : si jamais un client s’amusait à appeler 3 fois la compagnie d’assurances pour le même problème, et tomberait sur 3 experts différents, on lui proposerait donc 3 devis différents. Ce qui porterait sérieusement atteinte à la crédibilité de la compagnie. Sans oublier non plus les autres pertes financières engrangées par ce trop plein de bruit.
Seulement, que peut-on faire contre le bruit ?
Parce qu’il vient de notre être intérieur, le bruit semble inévitable. Et les auteurs le reconnaissent volontiers.
Mais, de même que pour les biais cognitifs, les entreprises peuvent agir stratégiquement sur leur environnement en adoptant des techniques destinées à réduire les bruits intérieurs.
Comment réduire le bruit ?
1ère technique : ne pas rechercher l'expression individuelle
La singularité ou la créativité n’ont pas leur place au tribunal, devant une radio des dents ou une copie d’élève. Le principe 1er demande donc qu’on apprenne à « s’oublier » pour être plus juste dans ces jugements.
Cet état d’esprit particulier suppose que l’on se détache de ses jugements pour être capable de reconnaître la justesse de jugements produits par un autre. Ou de s’imaginer ce qu’un excellent juge (professeur, médecin etc.) ferait.
Ce principe étant difficile à appliquer et à évaluer, la solution serait d’instaurer des directives pour encadrer les jugements.
Une autre solution radicale étant de supprimer définitivement le bruit en remplaçant le jugement humain par l’algorithme.
2nd technique : adopter la vision externe et la pensée statistique
Si le 1er principe invite à se détacher de soi-même, le 2nd principe invite à prendre du recul avec le cas d’étude où notre jugement doit être donné.
Les auteurs expliquent que notre mode de raisonnement favori est le mode causal, c’est-à-dire celui où à partir d’éléments différents nous créons un récit qui fasse sens. C’est à partir de ce récit que le jugement est rendu.
Seulement, ce mode de raisonnement est trop sujet au bruit.
Il est donc conseillé d’adopter la vision externe et la pensée statistique, c’est-à-dire de ne pas traiter notre cas d’étude comme un cas unique, mais comme un élément faisant partie d’un ensemble regroupant toutes les études de cas similaires.
Cette pratique permet de donner un cadre de référence commun à tous, réduisant de facto les expressions individuelles et l’excès de confiance en son jugement. Et donc le bruit.
3ème technique : structurer les jugements en plusieurs tâches indépendantes
Le 3e principe vise à nous protéger des conséquences néfastes du besoin de sens de notre cerveau et de nos intuitions prématurées.
Sans en avoir conscience, nous déformons et ignorons les informations qui viendraient perturber notre mode de raisonnement causal.
Par ailleurs, si la capacité à faire des liens entre différents éléments et sujets peut s’avérer très productif dans un travail créatif, il n’en est rien dans le process de jugement. Au contraire même, les différentes impressions émanant des différents éléments peuvent se contaminer et nous induire en erreur.
En décomposant tous les éléments du cas d’étude en tâches plus petites et indépendantes les unes des autres, nous nous assurons de ne rien omettre, et de rendre un jugement plus juste.
4ème technique : obtenir plusieurs jugements indépendants avant de les agréger.
Cette technique propose de réduire les effets négatifs des réunions de travail, en collectant les jugements de tous les participants avant que la réunion n’ait lieu.
Ce faisant, la direction s’aperçoit de la variabilité des jugements, et donc de l’ampleur du bruit, et peut donc être en mesure de proposer plus facilement une résolution constructive des différences.
Retrouvailles avec des techniques familières
Bien que les auteurs ne les aient pas du tout mentionnées, la pratique de la pleine conscience, comme celle de la méditation, peuvent également s’avérer très efficaces pour réduire le bruit. Et notamment le bruit occasionnel.
Ces pratiques nous permettent, effectivement, de ralentir le flux de nos pensées, et ce faisant, d’entendre notre bruit intérieur.
Encore largement sous-estimées, la pleine conscience et la méditation prouvent pourtant de sujet en sujet qu’elles sont des aides et ressources précieuses pour se réaliser et bien vivre.
Source : Daniel Kahneman, Olivier Sibony & Cass R. Sunstein, Noise : Pourquoi nous faisons des erreurs de jugements et comment les éviter, Odile Jacob, 2021
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