Professeur de psychologie à l’université de Rochester aux USA, Edward Deci s’est intéressé de près à cette question et sa réponse ressemblerait à un « oui mais non. »
La théorie du comportementalisme
Dans les années 1960-1970, il y a eu dans les courants de la sociologie la théorie du comportementalisme, qui avançait que l’humain était incapable de se motiver par lui-même. Il lui fallait un type de motivation. Et en revenant à la source de motivation, on pouvait comprendre les agissements des individus.
Une idée plus que pragmatique et très proche de la pensée philosophique de l’Américain Barry Schwartz. Sa vision de l’humanité était que tous autant que nous sommes, notre nature est marquée par le sceau de la passivité. Nous n’agirions que sous l’impulsion de l’environnement en étant tentés par une carotte ou contraints par un bâton.
Une trentaine d’années plus tard, nous sommes revenus des idées de Barry Schwartz et de cette théorie de la motivation issue du dogme comportementaliste.
Du jeu à la compétition : la récompense change notre état d’esprit
Parmi ses nombreuses expériences sur les sources de motivation, Edward Deci en a réalisé une avec ses étudiants autour de la réalisation de casse-têtes. Après les avoir séparés en deux groupes, A et B, Deci distribue les jeux.
Dans le groupe A, aucune consigne particulière n’est donnée : « Voici des casse-têtes, amusez-vous ! ». Au groupe B, en revanche, Deci précise que chaque casse-tête résolu sera récompensé financièrement.
Les étudiants du groupe B ont vite vu dans les casse-têtes une activité financière et le plaisir de jouer s’est envolé, contrairement au groupe A. « L’introduction des récompenses financières semblait rapidement avoir rendu ces étudiants dépendants de ces récompenses, transformant leur vision du casse-tête comme une activité satisfaisante en tant que telle, en une activité qui n’était qu’un moyen pour gagner des récompenses. »
Les limites de la carotte
Sur quelle motivation repose la performance ?
S’intéressant à la question de la performance dans la résolution des casse-têtes de l’ensemble des étudiants, Deci en a tiré une conclusion intéressante : « Dès que les individus commençaient à être payés, ils perdaient leur intérêt envers l’activité. Par la suite, lorsque les récompenses s’arrêtaient, ils n’étaient plus aussi performants et productifs. »
Cette expérience a été répliquée par la suite, et toutes les conclusions étaient les mêmes : le fait d’être motivé par intérêt altère la motivation intrinsèque. Ici, celle de prendre du plaisir.
La motivation extrinsèque par la carotte argentée a donc ses limites : elle n’est efficace que le temps qu’existe et dure la récompense. De plus, elle zappe l’enthousiasme, l’autodétermination et la vitalité naturelle. Autrement dit, sur le long terme, la récompense seule est une politique de motivation inefficace.
Et à titre individuel, être obsédé par l’appât de la carotte (ou la fuite du bâton), c’est perdre ses objectifs premiers et une part de soi-même. On en devient aliéné. Accepter des tâches supplémentaires avec leur supplément de stress pour quelques primes rondelettes ou s’enfoncer dans les jeux d’argent, est le plus sûr moyen de se carotter tout seul à long terme.
Quid des enfants ?
Instinctivement, on pouvait sentir que faire les choses pour l’argent a quelque chose de triste et de stérile. Le cas des enfants est parlant à ce titre. E. Deci s’interroge sur un fait dont nous sommes tous témoins aux USA comme en France : le désintérêt des enfants pour l’école. Quand vous poussez la porte d’une classe de maternelle, vous êtes entouré de petits curieux, avides d’explorer leur environnement pour pouvoir mieux l’appréhender et y vivre. Passez la porte d’une classe de CM2, et les choses se dégradent déjà.
Pourquoi y a-t-il ce fossé entre l’enthousiasme des petits de la maternelle et le découragement saupoudré d’apathie des pré-ados ou adolescents ? Quelle est l’origine de cette démotivation pour l’école ? La récompense sous quelques formes que ce soit. Les bonbons, l’argent de poche, les images données à la seule condition d’avoir des bonnes notes. Comme au niveau des adultes, l’existence d’une récompense a détourné leur attention vers elle et a nui à leur motivation naturelle : le désir d’apprendre pour comprendre.
Mais pourquoi l’argent ou la récompense nuisent-ils à notre plaisir naturel d’apprendre et de faire ?
Pourquoi la récompense tue le plaisir ?
Du plaisir au devoir
Nous avons déjà une première explication avec Richard de Charms, théoricien de la psychologie des années 1970, avec ce qu’il appelle la causalité personnelle. Je fais les choses parce que je veux les faire pour moi, « à cause de moi et pas d’autre chose ».
Ainsi, la motivation intrinsèque, c’est la conscience et l’envie d’être à l’origine de ces actes. On est motivé par le fait d’être acteur et créateur.
Or les récompenses venues de l’extérieur nous enlèvent ce statut. Nous ne faisons plus les choses pour nous, nous devenons des pions qui répondent à la volonté d’un autre. La motivation extrinsèque transforme l’acte de jouer en quelque chose de contrôlé et d’extérieur. Voilà pourquoi la récompense nuit à notre plaisir. La récompense ou la recherche de tout résultat d’ailleurs.
Edward Deci rapporte les propos de Robert Henri, grand enseignant d’art américain du XXème siècle, pour décrire ce qui se passe en nous quand notre motivation est intrinsèque. En évoquant celle d’un peintre, R. Henri précise que : « le but de peindre n’est pas de réaliser un tableau, aussi insensé que cela puisse paraître. Le tableau, si tant est que la peinture aboutisse, est un bénéfice secondaire. Le tableau peut être utile, précieux, et intéressant comme symbole de ce qui s’est produit. Mais le but, ce qui sous-tend tout véritable ouvrage d’art, c’est l’atteinte d’un état, un état de fonctionnement supérieur, un moment d’existence au-delà de l’ordinaire ».
Ce qui n’a pas de prix : comprendre ses motivations
Ce moment d’existence au-delà de l’ordinaire, c’est un moment de grâce où nous sommes pleinement concentrés et dans l’instant présent. C’est ce qu’on appelle le flow. Un moment que nous ne pouvons pas vivre quand nous sommes dans la recherche d’une récompense, par essence future.
Les conclusions d’Edward Deci et de Richard deCharms semblent rejoindre celle d’un autre chercheur, Robert Lustig, le médecin qui nous avait prévenu des dangers du sucre.
Récemment interviewé, le Dr Lustig avait révélé au grand public que la dopamine, la molécule à l’origine du plaisir, et la sérotonine, la molécule à l’origine du bonheur, étaient des molécules rivales. L’une repoussant l’autre.
Or, il est évident que les motivations extrinsèques comme une augmentation de salaire s’inscrivent dans une quête du plaisir, et les motivations intrinsèques dans une quête du bonheur. Le secteur public comme privé devraient s’en inspirer pour revoir leur politique de motivation pour leurs employés.
Les nouveaux facteurs de motivation
A ce propos, pourquoi la rémunération et les avantages sociaux qui l’accompagne ne sont plus suffisants dans le monde moderne ?
Selon la pyramide de Maslow, les besoins humains ne sont pas que primaires et matériels. Ces besoins sont vitaux pour notre survie, mais une fois comblés et assurés, ils ne sont pas un garant de bonheur. Nos besoins sont également émotionnels (sentiment d’appartenance et sécurité affective) et spirituels (c’est la recherche d’épanouissement en trouvant un sens à sa vie).
Or, nous en sommes arrivés ici en Occident. La génération Y, qui a vécu dans une société d’abondance matérielle aspirent à la recherche de sens et de qualité de vie au travail. Leurs besoins spirituels sont plus importants que leurs besoins matériels, parce qu’ils ont grandi dans une société d’abondance. Contrairement à leurs aînés, ils sont nés rassasiés.
Les nouveaux leviers de motivation seront donc :
- Un sentiment d’appartenance,
- Une bonne ambiance au travail
- Une organisation du travail qui permet d’’équilibrer vie privée et vie professionnelle,
- Un style de management et de leadership plus flexibles et privilégiant l’autonomie dans les décisions.
- Enfin, des valeurs de l’entreprise incarnées, et non juste affichées à l’entrée des bureaux.
Ce n’est qu’à cette condition qu’émergera un réel engagement des salariés. Et en réel bien-être au travail accessoirement.
Pour aller plus loin : Edward L. Deci, Richard Flaste, “Pourquoi faisons-nous ce que nous faisons ?”, Interéditions, 2018