C’est un fait que les médias et la pub usent et abusent des images pour servir leurs propres intérêts.
Mais qu’attendons-nous pour en faire de même ?
Pourquoi, au lieu de subir les images, ne les utiliserions-nous pas à notre propre avantage, que cela soit pour notre mieux-être ou une meilleure connaissance de soi ?
Allons plus loin encore : pourquoi ne pas faire de l’image une amie intime comme peut l’être un livre (très souvent un roman), qui nous a tant apporté en termes d’évasion, de leçons de vie et d’émotions marquant ainsi notre monde intérieur ?
Faire de l’image une potentielle amie, voilà ce à quoi nous invite Maxime Coulombe, sociologue et historien de l’art contemporain à l’université Laval (Québec) dans son essai « Le plaisir des images » (Alpha, 2022).
Pour l’historien de l’art, trois raisons justifient que nous révisions notre rapport à l’image.
D’une part, et comme mentionné en ouverture de cet article : notre rapport aux images est trop inconscient. Nous subissons une déferlante d’images médiatiques et publicitaires sans nous interroger sur leurs effets.
D’autre part, notre rapport aux images dites « nobles », à savoir les œuvres d’art, est trop intellectualisé et élitiste. Nous pensons que sans une connaissance solide en art, à savoir la capacité à reconnaitre l’artiste, le style, la technique et l’époque, nous ne pouvons apprécier un tableau à sa juste valeur. Or un tel jugement est absurde, en plus d’être néfaste pour l’éveil et la curiosité.
Enfin, et surtout, parce que les études en sciences cognitives et neurosciences ont démontré de quelle façon une connexion émotionnelle s’établit entre nous et une image. Un savoir, qui conscientisé, nous encourage à regarder les images d’un œil neuf et vivifiant.
Comment le cerveau réagit-il aux images?
L’activation des neurones miroirs
Que se passe-t-il dans le cerveau pour que les images, à travers un tableau, une affiche ou une photo, nous affectent tant ?
Plusieurs choses, mais l’essentiel à retenir est qu’elles mobilisent à la fois nos neurones miroirs, ces neurones qui nous permettent de détecter les émotions, et nos différentes mémoires.
Le plus instinctivement évident et perceptible à nos sens est l’action des neurones miroirs. Effectivement, le cerveau ne fait aucune différence entre un visage vu dans la vie réelle et un visage observé sur une image.
C’est pourquoi les films d’horreur sont terrifiants, ou que le petit sourire esquissé et le regard droit et doux de la Joconde nous amusent et nous intriguent. Ou, encore, que nous sommes émotionnellement impactés par la détresse du Cri d’Edvard Munch.
Au-delà des neurones miroirs, le pouvoir affectif des images s’explique par leurs liens directs et étroits avec notre mémoire.
La mobilisation des trois mémoires
Dans le cerveau, la mémoire est compartimentée en plusieurs couches, dont la mémoire sémantique, la mémoire épisodique et la mémoire perspective.
La mémoire sémantique rassemble l’ensemble de nos connaissances acquises. Grâce à elle, nous nous souvenons que le double de trois est six, que la capitale de l’Allemagne est Berlin, que les avions volent et les bateaux flottent.
La mémoire épisodique rassemble l’ensemble de notre vécu. C’est grâce à elle que nous pouvons accéder à nos souvenirs d’enfance.
La mémoire perspective, enfin, rassemble l’ensemble de ce que nous avons perçu et vu. C’est grâce à elle que nous pouvons reconnaître une autruche, un vélo ou un individu.
Pour beaucoup de férus d’art, leur plaisir premier de côtoyer des images vient du fait qu’elles stimulent leur mémoire sémantique. Le plaisir de la découverte d’une image résidant dans leur capacité à reconnaitre, identifier et associer ce qu’ils connaissent déjà avec ce qu’ils découvrent.
Ce plaisir tient donc sur un étrange équilibre. L’image doit être à la fois nouvelle et familière. Connue et inconnue. Si elle est trop connue, elle ne stimule aucune envie d’interprétation. Mais si son sens nous échappe, nous n’avons aucun point de repère, et nous sommes donc déstabilisés.
S’il est facile de réveiller les mémoires perceptive et sémantique avec les images, il en est tout autrement pour la mémoire épisodique.
Pour être sollicitée, l’image doit avoir un impact émotionnel fort. Le même impact que celui de l’odeur de la madeleine de Proust qui renvoie le narrateur à un souvenir d’enfance marquant.
Si cette interaction émotionnelle est naturellement plus rare, elle mérite toutefois d’être recherchée, parce qu’elle peut, au même titre qu’un livre, venir impacter notre monde intérieur. Et ce faisant le remodeler, ou nous aider à mieux comprendre ce qui nous anime, nous agite et nous définit.
Comment l’image peut-elle influencer notre vie ?
La rencontre entre un caïd et un monochrome blanc
Dans son essai, Maxime Coulombe prend l’exemple de Wilson Fisk, colosse imposant et caïd de la mafia new-yorkaise dans la série Marvel’s Daredevil, qui se retrouve bouleversé devant un monochrome quasi blanc en visitant une galerie d’art contemporain.
Ce n’est pas la technique de la peinture même qui le touche, mais le souvenir qu’elle réveille et les émotions associées. A savoir le mur blanc défraichi de sa chambre d’enfance, marquée par la solitude et la violence de son père.
Une enfance marquée donc pas la peur et l’impuissance. Sentiments que Fisk pensait avoir laissés derrière lui.
Or il les retrouve à travers le tableau. Un lien puissant et unique s’établit donc entre lui et la toile, que personne d’autre ne peut comprendre ou ressentir.
Ce lien émotionnel le décide d’ailleurs à acheter le tableau. Un acte signifiant qui montre dans une certaine mesure comment la rencontre avec la toile a impacté son récit de vie et sa vision de lui-même.
L’image, le trait d’union entre le monde extérieur et le monde intérieur
La puissance de l’image réside dans sa capacité à nous offrir le support d’un cadre mental construit à partir d’éléments puisés dans notre monde intérieur intime et dans notre réel vécu (nos expériences et souvenirs).
C’est dans ce cadre que nous pouvons projeter nos affects, nos désirs, nos drames et nos manques. Ou tout simplement en prendre conscience à l’instar de Wilson Fisk.
C’est ainsi que l’image (re)forge notre imaginaire, notre monde intérieur en somme, et modifie nos paradigmes et perceptions du monde.
Ce cadre fictif offert par les images est à la fois protecteur et efficace.
Protecteur parce qu’il nous protège des conséquences sociales ou relationnelles que nous pourrions rencontrer dans le réel si nous nous laissions déborder émotionnellement.
Et efficace, car la distance avec le réel est une vraie force. En plus de nous autoriser au lâcher-prise, elle permet une prise de recul nous permettant de mieux expérimenter et comprendre notre vie émotive. Et peut-être même de se réinventer.
Toute la question maintenant reste de savoir comment rendre possible cette interaction émotionnelle avec une ou plusieurs images.
Comment susciter le pouvoir affectif des images ?
Pour vivre ce moment intense avec une image, certaines conditions mentales doivent être requises dont la disponibilité psychologique.
Si l’esprit doit être calme et apaisé, il en va de même pour l’environnement. On ne peut, effectivement, contempler une peinture, ou apprécier un roman quand on se trouve en plein milieu d’un marché, ou que nous sommes pressés ou soucieux.
Par ailleurs, Maxime Coulombe propose de se familiariser avec les images en prenant le temps de les côtoyer, de les observer et de les analyser d’un point de vue affectif. Il s’agit donc de s’interroger sur les émotions qui s’éveillent au contact des œuvres.
D’une certaine façon, en faisant sien ce rapport émotionnel aux œuvres, on peut se demander si nous ne rendons pas davantage hommage à leurs créateurs.
Après tout, le but premier d’un artiste n’est-il pas plutôt de réussir à nous émouvoir, par-delà le temps et l’espace, plutôt que d’être cloîtré dans un savoir limité aux érudits ?
Comme le note à la toute fin de son essai Maxime Coulombe : « L'émotion se suffit à elle-même, elle n’explique rien, elle n'analyse rien, elle donne une valeur à la vie. Difficile d'imaginer plus important. »
Belle conclusion à laquelle nous pouvons rajouter cette pensée du virtuose des mots qu’était Paul Valéry : «Ce que nous appelons « une œuvre d'art » est le résultat d'une action dont le but fini est de provoquer chez quelqu'un des développements infinis.»
Source : Maxime Coulombe, Le plaisir des images, éditions Alpha, 2022
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