Les trois failles connues de notre système alimentaire
Bien avant que n’apparaisse le covid-19, la viabilité de système agro-alimentaire posait déjà question à trois niveaux :
Au niveau de la justice sociale.
Actuellement, le système assure la part belle des revenus aux distributeurs, sous-payant les agriculteurs, en particulier les éleveurs et producteurs de lait. Seuls les gros producteurs céréaliers, viticulteurs et maraîchers parviennent à se dégager des revenus pour vivre décemment.
Au niveau écologique et climatique.
En plus de dégrader les sols par l’usage des pesticides et engrais, d’exterminer les pollinisateurs, notre système alimentaire est responsable de 20 % des effets de serre en raison d’une logistique centrée sur les transports routiers et aériens.
La dégradation de l’environnement fini par se payer cher. Cela commence déjà au niveau de la productivité, selon la FAO, l’érosion des sols peut faire baisser de moitié les rendements.
Au niveau sanitaire.
Bien se nourrir est un paramètre important de santé. Or, entre l’ultra-transformation des aliments et l’érosion des sols, notre système fournit essentiellement des aliments de faible qualité nutritionnelle.
A la suite du covid-19, est apparue une nouvelle faille, une nouvelle démonstration du besoin impérieux de changement.
Souvenez-vous, au début de l’épidémie, une panique soudaine, la peur de la pénurie, étrangla de nombreux Français, les lançant à l’assaut des rayons de pâtes et de papiers toilettes.
Si cette panique amusa, ou désola, elle n’était pourtant pas ridicule selon Frédéric Wallet.
Economiste de formation, chercheur à l’INRAE et intervenant à AgroParisTech, Frédéric Wallet est connu pour ses travaux sur le développement des circuits courts en matière alimentaire.
Son dernier ouvrage « Manger demain » (éditions Tana, 2021) décrypte notre système alimentaire, et nous éclaire sur une faille béante et révélée par le covid-19 : son insécurité.
L’insécurité alimentaire, la 4e faille révélée le covid-19
Décryptage d’un château de cartes
Notre système alimentaire repose sur une logique de flux tendu et dépendant de l’extérieur. Pour le dire autrement, nous ne stockons quasiment rien. Et, dans une large mesure, ce que nous produisons est exporté, ce que nous consommons est importé.
Quelques chiffres illustrent ce dernier principe :
La France ne produit que 59% des fruits qu'elle consomme.
En Île-de-France la production régionale ne pourrait assurer que 26% de la consommation de pommes de terre, 10% de celle de légumes et 0,5% de celle de viande
Entre 2000 et 2020, les importations globales de produits agricoles et alimentaires sont passées de 20.9 milliards d'euros à 42,2 milliards d'euros. Certains aliments comme le café, le thé, mais aussi le riz ou l’alimentation pour le bétail sont très largement importés d'Amérique du Sud ou d'Asie.
D’autres chiffres édifiants témoignent de l’absence de stock alimentaire.
La ville de Paris ne dispose que de 3 jours de stock alimentaire.
A l’échelle européenne, les communes, régions et supermarchés disposent de 48 heures de réserves en moyenne. En comparaison, la Chine détient jusqu’à 75 % de ses besoins alimentaires annuels.
Ce système alimentaire a été stratégiquement pensé non pas pour préserver l’environnement, le bien-être paysan ou le nôtre, mais pour nous offrir à prix abordable le maximum de produits alimentaires possibles. Le but est de consommer. De nourrir la croissance.
Seulement, depuis la crise du covid-19, cet unique avantage restant au système alimentaire, l’abondance à prix cassé, a subi quelques secousses.
La fin des haricots
Lors de la crise du covid-19, la Realpolitik s’est rappelée à notre bon souvenir au moment des pénuries de masques et de médicaments. Les intérêts nationaux ont supplanté les intérêts commerciaux internationaux.
Fait moins connu, nous nous sommes aussi retrouvés en pénurie de blé, alors que la France en est le premier producteur européen. Que s’est-il passé ?
Nos grandes enseignes de la distribution ont pour habitude d’acheter plus de la moitié de leur farine aux Italiens et Allemands. Sauf qu’en début de crise, ces derniers ont cessé d’honorer les commandes de leurs clients Français pour privilégier celles de leurs concitoyens Allemands. En cas de crise, c’est chacun pour soi.
Ce qui est arrivé pour le blé peut se produire pour n’importe quel autre aliment. Du jour au lendemain, si le système se grippe ou que les camions ne roulent plus, nous nous retrouverons vite en pénurie.
En parallèle de cette dépendance, s’ajoute un autre paramètre : l’explosion de la demande mondiale en nourriture, et les difficultés de l’offre alimentaire à la satisfaire.
Conséquence de quoi, les prix augmentent. Depuis le début de la crise du covid, la FAO a noté une augmentation moyenne de 40 % des prix des denrées alimentaires.
En France, rappelons que près de 8 millions de personnes ont des difficultés pour se nourrir à leur faim.
Combien d’autres à venir à la prochaine fêlure du système ? Pour Frédéric Wallet, il est temps d’instaurer un système alimentaire durable, c’est-à-dire ajusté aux besoins de sécurité alimentaire et de respect du vivant au sens large.
Comment se dessine le système alimentaire de demain ?
Polyculture et circuits courts
Un tel système alimentaire suppose d’agir sur deux leviers principaux :
La production
Actuellement, notre production agricole est dite hyperspécialisée. De fait, si les Français devaient se nourrir avec uniquement le produit de leur région, les Lillois se contenteraient de pommes de terre et betteraves et les Parisiens de blé.
Le nouveau mode de production impliquerait de mettre fin à cette hyperspécialisation en réintroduisant la polyculture (produire de plusieurs alimentaires dans une même région) et en développant de nouveaux modes de faire comme la permaculture.
Par exemple, dans la Beauce, le « grenier à blé » de la France, où les champs vides s’étendent à perte de vue, il sera réintroduit des cultures vivrières, du maraîchage, et d'élevage. Le but étant d’implanter une agriculture de proximité, locale, avec des circuits courts.
La consommation
Comme l’explique Frédéric Wallet, les efforts viendront à la fois des professionnels et des particuliers : « Le coeur de nos repas ne se composera plus de cordons bleus ou de surimis pêchés au fond du frigo et de pizzas micro-ondables, car seul le système actuel peut produire ce type d'aliments à bas coût. À la place, nous mangerons des plats cuisinés à la maison ou chez le petit traiteur du quartier à partir de produits bruts. »
Cette perspective enthousiasmante et prometteuse pour ceux qui ont à cœur de retrouver du sens dans leurs vies et assiettes, pourrait déplaire aux adeptes d’une vision futuriste et high tech de notre monde.
Les paillettes de la Tech
Face à l’urgence climatique, beaucoup placent toute leur confiance en l’innovation technologique.
Sur le plan agroalimentaire, des solutions sont déjà proposées comme les fermes urbaines verticales, des sortes d’usines high-tech de production alimentaire installées au cœur des villes.
Incroyablement rentables, économes en eau, locales, peu ou pas chimiques, les fermes high tech ont de quoi séduire les industriels et politiciens, mais pas Frédéric Wallet.
Selon le chercheur, ces fermes mobilisent une trop grande quantité de ressources (des panneaux solaires, des lampes LED, des gouttes-à-gouttes, des ordinaires, etc.), impliquent de grandes dépenses énergétiques, et sont totalement dépendantes des combustibles fossiles.
La technologie aura certainement son rôle à jouer, mais pas celui auquel la prédestinent les amoureux de science-fiction, et pas sans accepter une refonte totale du système alimentaire actuel. Qui est d’ailleurs silencieusement en train de se produire.
Plusieurs villes françaises, comme Montpellier, Grenoble, Lyon ou Paris, sont membres d'un réseau agroalimentaire plus local et durable.
A ces évolutions, d’autres initiatives s’ajoutent comme les AMAP, les magasins de producteurs et supermarchés collaboratifs.
Ces changements, modestes mais ancrés, ne sont pas sans rappeler une réflexion de Jean Anouilh : « Les vraies révolutions sont toujours lentes, et jamais sanglantes ».