Apolitique, réactionnaire, libertaire, difficile de faire rentrer Nietzsche dans une case des idées du courant philosophique du XIXème siècle.
Cela ne lui déplairait pas, lui qui avait en horreur les étiquettes. Elles n’existent que pour être transcendées. C’est la seule façon de se connaître et la seule façon de vivre pensait-il.
Ainsi, à la question « qu’est-ce que vivre?», la réponse nietzschéenne tient en un seul mot: croître. Dans le sens de déployer sa force, sa puissance intérieure. Et qu’est-ce que déployer sa force, si ce n’est épanouir tout son être, tout son potentiel?
Développer tout son potentiel repose sur un état d’esprit confiant, serein et aligné avec la vie. Osons le mot, c’est l’état d’esprit du bonheur.
Ce n’est pas un état d’esprit que l’on acquiert naturellement. Seul le temps, les épreuves et les diverses expériences de la vie nous amènent à lui si nous acquérons les leçons de vie rencontrées en cours de route.
Selon Nietzsche, avant que l’esprit devienne mûr pour parvenir à un esprit sage et serein, il lui faudra d’abord passer par deux autres états d’esprit. Celui de l’obéissance inconsciente et de la rébellion à toute chose.
Trois états d’esprit donc que nous traversons tous et que Nietzsche symbolise à travers les figures du chameau, du lion et de l’enfant.
Qu’est-ce que l’état d’esprit obéissant du chameau?
Que fait un chameau? C’est l’animal qui porte les affaires et fardeaux des autres sans se plaindre. C’est pourquoi Nietzsche l’a choisi comme animal-symbole de l’esprit du temps de la jeunesse et de l’apprentissage des us et coutumes familiales et sociales.
Le fardeau en question pour l’enfant étant le moule dans lequel il est né. Ses parents, et par extension son milieu, le formatent, l’encadrent. Et parce que l’enfant tient à s’intégrer à son milieu, il est obéissant. La maxime du chameau est «je dois».
L’esprit du chameau peut nous quitter, comme il peut ne jamais nous quitter. Car les fardeaux idéaux ne sont pas l’apanage de la jeunesse. Ayant fréquenté l’université en tant qu’étudiant et enseignant en philologie, Nietzsche en fera l’expérience.
Ses correspondances font part de ses collègues qu’il décrit comme des chercheurs «dépourvus de toute étincelle de génie». Fustigeant un «travail de taupes, [et] leur indifférence à l’égard des véritables, des urgents problèmes de la vie».
Le chameau ne crée rien, ne pense rien par lui-même, il se contente de ressasser les règles et les codes déjà présents.
Nos fardeaux hérités depuis l’enfance peuvent être plus ou moins lourds. À force de les porter, on ne sent plus leur poids ou le cadre peut nous paraître confortable.
Sortir du chameau n’est donc pas forcément inné, c’est selon le parcours personnel de chacun. Souvent l’esprit du lion se réveille dès que les charges sont trop lourdes et que le carcan nous serre à la gorge.
L’esprit du chameau s’éteint, c’est le temps de la grogne et de la rébellion.
Qu’est-ce que l’état d’esprit rebelle du lion?
Après le «oui je dois», vient le temps du « non je veux autre chose ». C’est le temps de la prise du recul, où l’on aiguise et cultive son esprit critique contre la pensée unique.
D’un œil lavé de tout affect, on se retourne et on constate l’étroitesse d’esprit du carcan de nos enseignements, parents, amis, professeurs. Ce lien dissolu avec le groupe dans lequel on a évolué nous libère.
Mais la liberté ne va pas sans responsabilité et sans solitude. On prend conscience que notre vie nous appartient, que nous ne sommes pas venus ici pour reproduire, mais créer, transcender. Croître en somme.
Pour Nietzsche, s’opposer à ses maîtres et professeurs dans le simple esprit de s’opposer n’aboutit à rien. Ce n’est jamais contre ses parents et ses figures d’autorité que l’on se rebelle, mais toujours contre soi.
Car le seul véritable adversaire c’est nous-mêmes, et plus précisément nos croyances limitantes qui nous empêchent d’accéder à l’état d’esprit du sage symbolisé par l’enfant.
Ce sont contre elles que notre esprit-lion doit se battre pour s’en libérer et accéder à la légèreté d’esprit de l’enfant.
Qu’est-ce que l’état d’esprit sage de l’enfant?
Arriver au stade de l’enfant, c’est penser la vie comme un jeu. Je n’obéis plus, je ne rejette plus rien, mais je joue avec les cartes que la vie me donne.
Le lion devient enfant quand celui-ci comprend que tout rejeter, éprouver du ressentiment contre la vie, nourrit un comportement émotionnel négatif qui rend malheureux.
Le changement d’état d’esprit se déroule souvent en période de crise provoquée par une rupture, un deuil, une perte d’emploi ou un accident. C’est durant ce moment que l’on prend conscience que notre non-alignement à nous-mêmes est la source de notre malheur ou de notre tristesse.
Tout le travail sera donc une introspection sur ce que l’on veut et ce dont on a besoin pour être épanoui et trouver sa place. Car l’enfant, c’est aussi celui qui demande consciemment à la vie de venir jouer avec lui, et qui accueillera à bras ouverts ce qu’elle lui apporte.
C’est le temps de la sagesse ultime pour notre Nietzsche. Enfin nous avons trouvé la force de supporter la souffrance existentielle, sans éprouver ni concevoir de ressentiment contre la vie elle-même.
Osons aller un peu plus loin que Nietzsche. Non seulement l’enfant ne conçoit plus la vie comme injuste, mais il est capable de deviner quels cadeaux cachent les fardeaux. Là est le secret des sages heureux.
Source : Thierry Laspalles, Nietzsche. Le chameau, le lion et l’enfant, Editions L’Harmattan, 2018
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Merci d’avoir (plutôt bien) lu mon livre ! Personnellement, comme vous l’avez sans doute remarqué, je ne parle pas de “bonheur”, à propos de Nietzsche, mais d'”amor fati”, c’est-à-dire d’acceptation de la réalité, dans ce qu’elle a à la fois d’exaltant et de tragique. C’est vrai : il y a ce symbole de l’enfant insouciant, jouant avec la vie. Mais il est resté un idéal, dont on ne trouve pas de trace dans la vie de Nietzsche. Votre lecture n’en est pas moins attachante, et je vous en sais gré.
Merci d’avoir (plutôt bien) lu mon livre ! Personnellement, comme vous l’avez sans doute remarqué, je ne parle pas de “bonheur”, à propos de Nietzsche, mais d'”amor fati”, c’est-à-dire d’acceptation de la réalité, dans ce qu’elle a à la fois d’exaltant et de tragique. C’est vrai : il y a ce symbole de l’enfant insouciant, jouant avec la vie. Mais il est resté un idéal, dont on ne trouve pas de trace dans la vie de Nietzsche. Votre lecture n’en est pas moins attachante, et je vous en sais gré.
Cher Monsieur, nous avons effectivement (plutôt bien:))) apprécier votre livre.
Merci beaucoup pour votre retour et éclairage !