Ses créations sont des oeuvres d’art! Découvrez le témoignage unique de la joaillière Edéenne, reconnue comme une des plus grandes de la haute joaillerie au niveau mondial. Elle a su suivre une intime conviction en changeant radicalement de parcours à 45 ans et nous éclaire sur sa vision particulière de son métier et de la vie en général…
Amal : Édéenne, qui es-tu et quel est ton parcours avant de venir à la joaillerie ?
Édéenne : Je suis installée en France depuis très longtemps et j’ai exercé plusieurs métiers. J’ai travaillé au musée du Centre Pompidou, où j’étais coordinatrice du Festival du film sur l’art. j’ai été au bureau du cinéma au ministère des Affaires Etrangères français, où j’ai fait des programmes de film que j’ai fait circuler à travers le monde. On m’a demandé ensuite de travailler pour une boite de production de documentaires pour la télévision. Et puis de cette opportunité, des actionnaires français m’ont sollicité pour reprendre une maison de long-métrage, qui était en déficit et en sommeil. J’étais partante mais au bout de 6 mois j’ai transformé l’entreprise en société de conseil en internet, et c’était une des premières sociétés en France en 1996. La société a été vendue en 1999, j’ai ensuite voulu devenir coach pour les grands chefs d’entreprise. Une expérience que j’ai beaucoup aimée, et qui me semblait utile, car je trouvais les entrepreneurs français trop « money centric » et pas assez « consumer centric », trop tournés vers les actionnaires plutôt que vers les consommateurs.
Amal : Comment en es-tu venue à faire de la joaillerie ?
Édéenne : J’ai eu envie de devenir joaillière à la suite d’une invitation d’une amie à l’accompagner pour aller faire une plongée dans le lac Majeur. On ne plonge pas directement dans ce lac parce qu’il est beaucoup trop noir, mais dans les rivières qui l’alimentent. On met une combinaison parce qu’il fait froid, une bombonne sur notre dos et on descend les falaises de 50m pour atteindre la rivière en bas. C’est magnifique parce que quand on nage dans cette eau, on voit le travail de l’eau sur la roche à travers les siècles. C’est sublime !
Il s’est avéré qu’au bout d’une vingtaine de minutes, des plongeurs ont sauvé des alluvions autour de moi, et du coup je ne voyais plus rien ! Je suis arrivée à la surface de l’eau en quelques secondes, je souffrais et je voulais sortir, mais mon moniteur qui m’avait retrouvé m’a dit qu’il fallait que je replonge tout de suite. Ce que je ne voulais pas ! Mais étant une scientifique à la base, c’est ma première formation, je comprends qu’il faut que je retourne dans le fond de l’eau pour retrouver la pression. Ce que je me force à faire malgré ma frayeur. Depuis, je dis qu’il ne faut jamais se laisser aveugler par ses peurs, parce que ça cache tout le temps des surprises.
Au fond de l’eau, j’étais surprise d’aller mieux et à ce moment-là, je me suis retournée et je voyais le soleil derrière un arbre en haut de la falaise, qui a fait un phénomène de réfraction autour de moi, et j’étais entourée d’un arc-en-ciel qui avait transformé tous les cailloux en saphir, rubis et émeraude. Je me suis dit, c’est un signe, je veux devenir joaillière. Je suis allée prendre le caillou le plus doré qui soit, je l’ai mis dans ma combinaison et deux semaines après j’étais assise sur les bancs d’école de joaillerie, à Paris, pour faire mon brevet d’état en 5 mois, plutôt qu’en 4 ans parce que je suis pressée ! Et que je n’avais pas besoin d’eux ! Voilà la genèse de la maison Edéenne.
Amal : En plus tu venais de divorcer à cette époque, tu devais être « broken » ?
Édéenne : Oui complément « broken », j’avais pas un centime ! (Rires)
Amal : Mais où as-tu puisé cette énergie et qu’en a dit ton entourage ?
Edéenne : Que j’étais complétement folle ! (Rires) J’ai beaucoup de peine à l’expliquer. J’ai encore dit à ma mère, il y a 3 ou 4 ans : « Tu te rends compte, aujourd’hui, j’ai créé une maison de haute joaillerie ! ». En fait je ne m’en rends pas compte ! Je ne vois que ce que je n’ai pas fait, et pas ce que j’ai fait. Je trouve que la vie passe vite, trop vite, c’est à peine si on se retourne sur soi-même que les choses changent. Ma fille a 30 ans, alors que je la vois encore petite dans mes bras. Je me sens en défi avec le temps, et c’est lui qui fait que je ne regarde pas en arrière.
J’ai pris conscience que l’essentiel, mise à part d’aimer qui est la base de notre humanité, c’est d’être au plus près de ses désirs. Donc quand on me demande comment j’ai fait, j’ai dit que je me suis approchée de mes désirs réels et alignés, pas superficiels. Je ne parle pas de la maison avec 50 chambres, ou de la grosse voiture, ou un yacht. Je parle de ces désirs profonds d’épanouissement et de réalisation.
C’est pour cela qu’au lieu de trouver la bague que tout le monde allait aimer, je voulais témoigner par mon travail que chaque personne qui venait me voir est exclusive. Dès le départ, j’ai réalisé que je consacrerais mon temps à faire ça. Quand les gens viennent me voir, je leur pose plein de questions intimes, qui ils sont, quelles sont les grandes valeurs qu’ils partagent dans la vie, pourquoi ils font ce métier plus qu’un autre, pourquoi en France, au Liban ou à Hong Kong. Au bout de 2-3h, j’ai cerné leur personnalité et leur histoire et je transforme en signe ce qui m’a ému dans leur vie. En fait, je fais des portraits joailliers, c’est mon métier. Lors de conférences, je dis souvent que je ne suis pas joaillière, mais témoin. Je transmets ce que les gens véhiculent.
Amal : Et cela marche, à tel point qu’aujourd’hui tu exposes !
Édéenne : Oui j’expose, et cette année je suis heureuse d’avoir ma première rétrospective dans mon pays natal, au Canada ! En novembre, la banque de Montréal, dans le cadre de son 200ème anniversaire, m’a demandé de venir présenter mon travail sur le territoire canadien. J’exposerai aussi à Toronto et à Vancouver. Pour l’an prochain, on vient de me proposer de faire une exposition dans un musée privé à Moscou.
J’aime beaucoup exposer, je trouve ça extraordinaire ! Je suis impressionnée de la réceptivité des gens au sens que l’on met dans les pièces qu’on crée. J’ai exposé en 2009 et 2011 au Musée de la Légion d’honneur, et c’est lors de ces expositions-là que j’ai réalisé l’émotion qui est véhiculée, et la résonnance entre les pièces et les gens qui viennent me voir. Tous les jours, pendant le temps de l’exposition, quelqu’un pleurait. Avec mes conteuses, qui m’accompagnent partout, qui racontent l’histoire sous-jacente de chaque pièce, on était vraiment impressionnées de voir l’émotion des gens lorsqu’ils écoutaient les histoires, parce que c’est de la résonnance, les gens se reconnaissent ! Comme dans un film ou dans un livre. Quelque part, nous sommes tous pareils. Nous sommes émus devant quelqu’un qui fait un effort, on est totalement déchiré quand on voit quelqu’un détruire la vie de quelqu’un d’autre pour des mauvaises raisons. On est tous pareils.
Amal : On se pose tous les mêmes questions ?
Édéenne : Bien sûr ! On se pose des questions, mais on vit aussi dans le moment présent. Parce que les questions suggèrent qu’on pense à demain, alors qu’il ne faut pas oublier le temps présent.
Amal : Comment fais-tu pour toujours rester centrée sur le temps présent ?
Édéenne : Le luxe pour moi est de réaliser à quel point la vie est extraordinaire. Tu ne peux le savoir que si tu es dans le présent ! Parce que si tu es dans demain, tu ne peux pas encore savoir. Et si tu es dans le hier, que tu trouvais extraordinaire, tu es dans le regret qu’il soit passé, donc tu ne profites là aussi plus du présent.
Vu comment j’exerce mon métier, cela m’amène à rencontrer beaucoup de gens extraordinaires, et tout le monde a des histoires extraordinaires à raconter. Tout le monde. Je suis devant eux et je les écoute, et à chaque fois ils me sortent des choses qui leur sont très chères. Ce n’est pas de la frime. On n’est pas dans la superficialité, ce vers quoi malheureusement la société d’aujourd’hui nous emmène. On tend à croire que les bijoux c’est superficiel, alors que pour moi un bijou témoigne de quelque chose. Un bijou témoigne du temps, d’un évènement, donc cela a une connotation en dehors de la représentation de ce que tu possèdes, mais plutôt de ce que tu es.
Amal : Il y a des personnes qui t’ont inspiré du courage pour réaliser ton parcours ?
Édéenne : Il y a deux personnes fondatrices. D’abord, ma mère, qui a recommencé sa vie à 45 ans, et j’ai réalisé à 55 ans, qu’en fait, je reproduisais le même schéma qu’elle. La deuxième personne est ma belle-mère, la grand-mère française de mes enfants. Quand je lui ai demandé ce que cela faisait d’avoir 80 ans, elle m’a répondu : « Oh ma fille ! Ca fait juste 60 ans que j’ai 20 ans ! ».
Je me suis rendu compte que c’est dans l’esprit des gens que l’on met des dates, des âges, mais en fait, on est toujours absolument identique. La vie est un fil rouge, et c’est pour ça que l’âge ne compte plus. L’âge compte seulement pour l’extérieur, mais pas pour soi-même.
Amal : La joaillerie est un monde d’hommes, comment as-tu réussi à t’imposer ?
Édéenne : Je n’en sais rien ! (rires) Je pense qu’une des choses qui m’a beaucoup aidé, c’est de ne pas me comparer, de ne pas chercher à savoir ce que les autres faisaient. Je ne regarde pas les revues, je n’essaie pas d’être à la mode ni dans mon temps, de savoir par exemple de quelle façon de m’habiller. Ce n’est pas cela qui m’importe, mais l’individu. Ce qui m’intéresse, c’est ce que je dois faire, moi, pour essayer de transmettre ce que j’ai entendu. Cela n’a plus rien à voir avec les dernières chaussures de Louboutin ou les derniers vêtements de chez Chanel. Je parle de quelque chose qui est atemporel, qui est éternel.
Je ne me suis pas rendue compte que le monde de la joaillerie était un monde d’hommes. C’est quand on me l’a dit que j’en ai pris conscience, mais pas de moi-même ! Je ne le considère pas comme une victoire, je trouve cela juste amusant !
Amal : Quels conseils tu donnerais à ceux qui sont dans une période de transition ? Qui ont envie, mais qui n’osent pas ?
Édéenne : De dire tout haut leur rêve. Cela aide de rester centrer sur soi, de ne pas avoir peur du voisin, de ne pas avoir peur de ce que la famille ou les amis peuvent dire. La vie n’est pas tracée d’avance, elle est issue d’une chose, c’est de son désir et de son envie. Il faut écouter ses désirs. Je me suis rendue compte d’une chose, plus tu dis à haute voix ton rêve, plus tu es dedans. Dire les choses est un engagement.
Deuxièmement, plus tu es proche de ton rêve, plus les gens sont éblouis de voir autant de lumière, autant d’envie. Nous sommes tous comme ça, mais on reste emprisonné par notre situation sociale, l’argent qu’on possède, nos peurs de manquer de connaissances, alors qu’en fait nous sommes les seuls geôliers de notre geôle ! Personne ne peut t’interdire quoi que ce soit, nous sommes les seuls à nous interdire de faire. D’autant plus quand on a la chance d’être dans des pays où on peut faire tout ce qu’on veut. Je ne suis pas issue d’une famille différente d’une autre, ni sortie d’une école particulière avec un réseau, en France je n’en ai aucun ! Donc cela prend plus de temps, mais tout est faisable. Il faut savoir écouter nos tripes, c’est là où est notre envie « centrée », pas dans la tête, qui calcule et analyse.