Quand on évoque le masochisme, nous pensons immédiation au masochisme sexuel, qui est la quête du plaisir sexuel à travers la souffrance et l’humiliation. Ce type de masochisme est particulier, au sens où il ne concerne pas tout le monde.
Il existe, en revanche, un type de masochisme détecté par Freud, qui est le masochisme moral.
Le masochisme moral est la tendance au sacrifice, c’est-à-dire la tendance à laisser passer les autres avant soi. Ce masochisme moral nous aide à prendre soin des nourrissons ou à porter assistance et secours à son prochain.
Pour faire la distinction entre les masos sexuels et moraux, les psychanalystes ont appelé les premiers les masochistes et les seconds les masochiques. Un terme absent des dictionnaires, mais qui nous caractérisent tous autant que nous sommes.
La raison étant que le masochisme moral est constitutif de notre fonctionnement psychique comme l’explique François Ladame dans son dernier ouvrage «Tous masos» (Odile Jacob).
Psychanalyste et psychiatre, François Ladame a été professeur à la faculté de médecine et chef des unités pour adolescents et jeunes adultes aux Hôpitaux universitaires de Genève. Il a également présidé la Société suisse de psychanalystes.
Pour revenir aux fonctions de notre psychisme, celui-ci se compose de trois couches: le ça, le moi et le surmoi.
Le ça, le moi et le surmoi
Les trois couches du psychisme se distinguent de la façon suivante:
Le moi est la partie consciente.
Le ça est le lieu où se logent toutes nos pulsions et tout ce que notre inconscient regorge. Nous n’en voyons que des manifestations indirectes au travers de nos rêves, de nos cauchemars et de nos actes manqués.
Le surmoi est le juge intérieur du moi. Il dicte la conduite du moi, et surveille ou juge ses actes. C’est lui qui est à l’origine du masochisme moral.
Il est assez courant de confondre le surmoi avec la conscience morale, or ils sont fondamentalement différents pour deux raisons.
La première est que la conscience morale résulte de notre conscience, alors que le surmoi appartient à notre inconscient. Il nait très tôt durant la petite enfance. Son rôle étant de réguler les pulsions en les contenant.
Le surmoi continue de se développer jusqu’à l’adolescence. Il connait tout de notre conscient et de notre inconscient, autrement dit des intentions du «moi» et des désirs du «ça». Il ne fait en revanche aucune distinction entre ces entités et peut les juger avec une égale sévérité.
Cette sévérité nous amène à la seconde raison pour laquelle le surmoi ne peut être confondu avec la conscience morale. Il peut en effet s’avérer être complètement immoral et tyrannique à l’égard du moi. C’est là où le masochisme moral devient excessif et pathologique.
Quelles sont les différentes formes du masochisme excessif?
Les composants du masochisme excessif
Quelle que soit la forme de leur masochisme, les masochiques maladifs concentrent trois éléments communs à l’origine de leur mal-être .
Un sentiment de contrainte qui signifie une absence de choix.
Une culpabilité très souvent inconsciente.
Un sacrifice de soi pouvant aller jusqu’au besoin de se punir. Ce comportement est à la fois la conséquence de la culpabilité, et un moyen pour l’atténuer.
Il existe différents masochiques pathologiques que François Ladame regroupe schématiquement en 5 catégories.
Les masochiques maladifs courants
Les parents-esclaves
La fonction parentale fait partie du masochisme moral ordinaire. Car même si cette fonction concentre nombre de plaisirs, elle demande aussi une part de sacrifice évidente. Les besoins du tout-petit primant sur ceux des adultes.
Toutefois, les parents masochiques ordinaires savent composer. Ils s’appuient sur leur entourage, embauchent une nounou et ne renoncent pas totalement (ou seulement périodiquement) à leurs plaisirs et besoins d’adultes. Ce qui n’est pas le cas pour les parents masochiques excessifs. Ils renoncent à eux-mêmes pour être dévoués corps et âme à leurs enfants. Leur fonction parentale est leur croix et ils ne font rien pour changer la donne.
Les mères Térésa
Proches des parents-esclaves, ce sont tous ceux qui sont entièrement aux petits soins pour les autres et sont incapables d’en faire autant pour eux-mêmes. Ils s’oublient complétement et se laissent «manger» par les autres.
Ceux qui se laissent marcher dessus
Ces masochiques sont incapables de savoir dire non, voire pire, ils sont incapables de savoir ce qu’ils veulent ou ne veulent pas. Ils ont le sentiment que leur existence n’a pas de légitimité propre.
Ceux qui se vivent comme des imposteurs
Le syndrome de l’imposteur est aujourd’hui bien connu dans le monde du travail. Il se vit comme ayant le sentiment de ne pas mériter sa place ou d’usurper celle d’une personne plus compétente que soi.
François Ladame dévoile avoir lu une théorie stipulant que le syndrome de l’imposture est une conséquence psychosociale des valeurs compétitives du monde du travail.
Or, pour notre psychiatre et psychanalyste, le syndrome des imposteurs est davantage la marque d’un masochisme moral profond. Tout comme l’est l’addiction.
Un surmoi féroce à l’origine des addictions
Les addicts
Dans cette catégorie, on retrouve aussi bien ceux qui ruinent le corps en faisant trop de sport que ceux qui sont tombés dans l’alcoolisme ou la drogue.
L’addiction, quelle qu’elle soit, est effectivement une forme de masochisme puisqu’elle implique une compulsion. Il s’agit donc d’un non-choix, d’une contrainte travestie en plaisir.
François Ladame note que les alcooliques, drogués ou addicts disposent d’un surmoi féroce dont ils font le jeu en tentant de le fuir dans leur addiction. Or, une fois l’acte addictif passé, leur surmoi revient en force et les tyrannise d’autant plus. Ce qui les conduit à se réfugier dans leur addiction. Et c’est ainsi que perdure le cercle vicieux d’autodestruction.
Ces 5 grandes catégories rassemblent l’ensemble des modes d’expression du masochisme maladif. Toutefois, il est à noter qu’un surmoi féroce peut être aussi à l’origine d’autres maux comme l’anorexie.
François Ladame rapporte le cas d’une patiente dont l’anorexie avait pour origine un surmoi sadique envers le moi. Il lui garantissait qu’elle serait plus belle et plus aimée si elle perdait 5 kilos. Puis les 5 kilos devinrent 10 kilos, etc.
Il existe de nombreuses thérapies pour aider ces masochiques. Elles se concentrent sur le développement de la confiance en soi et de la sécurité intérieure.
Toutefois, sortir d’un comportement masochiste excessif est loin d’être évident. Deux pièges principaux empêchent toute possible guérison.
Quels sont les pièges du masochisme moral?
La fierté du martyr
L’un des plus grands pièges du masochisme excessif est la fierté.
Chez les parents-esclaves, les mères Térésa et certains addicts (comme ceux qui pratiquent le sport à outrance) la souffrance est masquée, voire anesthésiée par une immense fierté.
Qu’elle soit cachée ou affichée avec panache, cette fierté est celle du bon soldat. Celui qui se sacrifie au nom de son devoir, au nom du sens et de la valeur qu’il a donné à sa vie. Ou encore, celui qui s’enivre d’une douce illusion qui est de croire qu’il fait mieux que personne d’autre. Ou que personne ne fera jamais aussi bien que lui.
Pourtant, cette fierté n’est qu’un leurre. Mais prendre le risque de ressentir en quoi cette fierté repose sur des croyances bancales, c’est s’exposer à une crise existentielle douloureuse.
Le second piège, l’inconscience, est encore plus subtil.
L’inconscience
Le surmoi appartient à notre inconscient. Ce qui est un piège majeur, parce que nous ne sommes pas conscients que nous sommes notre principal ennemi.
La principale raison est que le surmoi est très souvent personnifié.
Durant la petite enfance, le surmoi est informe. Il est un persécuteur qui se charge de réguler les pulsions du tout-petit. Mais au fil des années, il endosse aussi le rôle de législateur. Ce rôle est nourri par les préceptes et les consignes données par le milieu familial et le milieu scolaire. Il peut également se nourrir, s’inspirer de codes de conduite de personnalités que l’enfant prend pour modèle et idéal.
C’est ainsi que le surmoi cesse d’être une pure abstraction pour être personnifié. À tel point que pour certains masochiques, il est difficile de distinguer les injonctions issues de l’extérieure de celles qui viennent du surmoi.
Les parents qui nous lisent pourraient s’interroger sur la bonne conduite à adopter pour éviter de nourrir chez leurs enfants un surmoi intransigeant. Faire de leur mieux pour leurs enfants suffit amplement, d’autant plus qu’ils ne peuvent agir sur l’inconscient. Ainsi, à environnement égal, la réaction du surmoi est différente d’un enfant à un autre.
La façon dont agit l’inconscient reste une inconnue pour les chercheurs. Ils ne comprennent pas encore pourquoi dans un environnement difficile, certains enfants en ressortent renforcés quand d’autres sont fragilisés.
Le surmoi échappe à la conscience, et se forme comme il le souhaite. À l’âge adulte, la personne ayant un surmoi féroce adopte le comportement autodépréciatif que nous rencontrons chez ceux qui se laissent marcher dessus. Ou chez ceux qui nourrissent le syndrome de l’imposteur.
Toutefois (et heureusement) il existe bien un moyen pour empêcher un surmoi de devenir tyrannique. Le même moyen qui permet également de s’en libérer.
Comment se libérer du masochisme excessif?
Le surmoi protecteur, la dernière étape de son évolution
Un surmoi féroce n’est pas un surmoi naturel. Il découle d’une étape manquée dans son évolution.
La dernière phase de l’évolution du surmoi, après avoir été persécuteur et législateur, a lieu durant l’adulescence (la période de transition entre la fin de l’adolescence et le début de la vie d’adulte). Le surmoi devient alors protecteur et gardien du moi.
Mais pour que cette dernière phase émerge et perdure, il y a une contrepartie psychique à payer. Il s’agit de renoncer aux liens affectifs (à la fois amoureux et hostiles) avec les parents et autres modèles de l’enfance pour pouvoir s’identifier à eux. Autrement dit, il faut couper psychiquement le cordon ombilical et vivre pour soi-même.
Ce changement psychique permet au surmoi de s’humaniser, même s’il conserve des traces de ses débuts.
Quand ce changement psychique a été manqué, la personne conserve en elle une forme de loyauté invisible et inconsciente envers ses parents. Elle ne vit pas pour elle-même mais en conformité avec le vécu et/ou les attentes des parents.
Si cette étape du développement du surmoi a été manquée, il est possible de l’enclencher à l’âge adulte.
Les clés pour humaniser le surmoi
Pour se débarrasser des griffes de son surmoi, le masochique maladif doit:
Apprendre à s’autoriser à ressentir du plaisir et savoir s’affirmer sans peur, c’est-à-dire en ne sentent plus harcelé par les attaques du surmoi.
Accepter de se faire aider par un thérapeute, un conjoint ou un entourage dont l’œil bienveillant aidera à détourner les suggestions du surmoi.
Il n’est pas forcément facile de s’en sortir seul, tant les pièges du surmoi sont subtils.
Ils le sont d’autant plus que nous avons tendance à préférer une situation inconfortable mais connue. Plutôt que de prendre le risque de sortir de notre zone de confort pour un inconnu hypothétiquement meilleur.
Cette préférence n’est pas anodine, tant l’inconnu est source d’angoisse. François Ladame constate que de nombreux patients sont terrifiés à l’idée que le remède puisse être pire que le mal.
C’est pourquoi sortir du masochisme maladif demande autant de courage que de persévérance.
Mais selon son expérience de thérapeute, la légèreté de vivre que ressentent les patients guéris compense largement cette peine. Ils sortent enfin de leur prison psychique pour goûter à une véritable liberté intérieure dont parlent tant de philosophes.
Dans ses Essais, Montaigne affirmait ainsi que la vraie liberté, c’est de pouvoir toute chose sur soi.
À sa suite, Nietzsche se fera encore plus concis: «Le sceau de la liberté acquise? C’est de ne plus avoir honte soi-même.»
Source: François Ladame, Tous masos? Odile Jacob, 2022
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