Sociologue et philosophe, Edgar Morin est né Edgar Nahoum. C’est un humaniste engagé dont la personnalité et la pensée auront retenti aussi bien en France que dans le reste du monde.
Ses ouvrages sont publiés dans une quarantaine de pays et il lui a été décerné dans 38 universités le titre honorifique de docteur honoris causa.
C’est dire combien la pensée d’Edgar Morin a influencé notre époque. Son travail majeur s’est fait autour de la pensée complexe. Plus précisément de notre difficulté à appréhender et penser la complexité du réel.
Alors qu’il a atteint l’âge vénérable et symbolique de 100 ans, Edgar Morin s’est laissé convaincre par sa compagne de publier ses «Leçons d’un siècle de vie» (Denoël, 2021).
Leçons distillées au gré de son histoire personnelle absorbée dans la grande Histoire, et qui l’ont amené à devenir l’humaniste qu’il est.
Né en 1921, Edgar Morin est résolument un enfant du XXème siècle. Tout jeune homme, il s’est engagé comme militant antifasciste en Espagne, puis comme résistant communiste sous l’Occupation.
Adulte, il s’est attiré les fureurs du FNL après avoir soutenu Messali Hadj, homme politique algérien et pionner de l’indépendance de l’Algérie. Plus tard, il critique la politique expansionniste d’Israël et son traitement des Palestiniens. Ce qui lui valut insultes et procès sans le préoccuper plus que cela.
Enfin, il s’est engagé dès 1972 pour défendre une conscience écologique et un nouveau rapport de l’Homme avec le Vivant.
Alors qu’il a connu une longue période où le monde semblait gagner en liberté et émancipation, Edgar Morin perçoit un revirement. Comme d’autres, dont
Elisabeth Roudinesco, il estime que ce début du XXIème siècle est marqué par un
repli sur soi. Une conséquence du déclin européen et d’un futur brouillon. Et somme toute, inquiétant.
Edgar Morin, qui en un siècle d’existence, a pu assister à de nombreuses crises, reste pour autant optimiste. Ses leçons délivrent des clés utiles destinées à «s’interroger sur sa vie et trouver sa Voie.»
Des clés qui aident surtout à garder la tête froide face aux
évènements inédits et perturbants, et à mener une existence pleine de sens dans un monde qui en manque. Ses premières clés nous apprendre justement comment bien penser le monde pour le trouver moins angoissant.
Comment penser le monde sans tomber dans le catastrophisme?
Penser à froid
Comment ne pas être étourdi par la masse d’informations contradictoires et furibondes qui s’écroulent sur nous ? Comment ne pas être perdu quand l’inédit frappe à nos portes ? Et comment avoir assez de recul ?
Pour savoir penser le monde au mieux, Edgar Morin préconise quatre grands principes pour structurer sa pensée :
- «Se méfier de ce qui nous semble normal, logique et naturel».
Autrement dit, garder une forme d’étonnement enfantine face aux choses et évènements.
C’est au fond, apprendre à se méfier de ses biais cognitifs. De savoir remettre en question ses paradigmes, croyances et convictions intimes. C’est préférer l’inconfort du doute et des questions aux réponses rassurantes. Ce qui n’est pas forcément chose aisée mais qui est indispensable pour développer
son autonomie cognitive .
Ce premier principe n’est pas sans rappeler la posture du
Dr Patrick Clervoy, médecin-psychiatre et auteur de « vérité ou mensonge » (Odile Jacob)
- «Contextualiser tout objet de connaissance».
Sans le contexte, on ne comprend ni le comportement d’une personne, pas plus que celle d’un animal, une phrase ou un mot sorti de son texte. C’est le contexte qui éclaire le sens d’une situation.
- Savoir distinguer ce qui est autonome ou original et savoir relier ce qui est connecté ou combiné.
- Penser tout et son contraire.
Penser tout et son contraire
Penser tout et son contraire revient à «reconnaître la complexité. C’est-à-dire les aspects multidimensionnels et parfois antagonistes des individus, des événements, des phénomènes». Ce qui revient à sortir d’une logique binaire.
Edgar Morin prend pour exemple le progrès. Toute « progression économique et technique » n’est pas forcément un gage de progrès absolu. Elle peut également comporter une «régression
politique et civilisationnelle».
Quant à l’Homme en lui-même, il est sur de nombreux aspects multidimensionnels. Tant à travers son identité que son essence. On peut ainsi se définir aussi bien en tant qu’individu, que membre d’une
société précise ou d’une espèce.
Quant à l’essence de l’humanité, elle est fondamentalement paradoxale:
«Tant de bonté, de générosité, de dévouement, tant de méchanceté, de vilenie, d’égoïsme. Tant d’intelligence, d’astuce, de génie créateur, tant de bêtise, d’aveuglement, d’illusions et d’erreurs. […] Ce double et multiple aspect, cette complexité dans tout ce qui est. C’est la leçon première de toutes mes expériences [,] la pensée doit affronter et non éliminer la contraction.»
Ce dernier principe est également l’un des principes hérités de l’Antiquité, qu’elle vienne de l’Extrême-Orient avec
le Tao, ou du monde grec avec Héraclite dont les deux préceptes ont inspiré Edgar Morin :
- «Concorde et discorde sont père et mère de toutes choses.»
- «Ce qui est contraire est utile, et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie »
Retenir ces principes permet de :
Moins se faire polluer la tête par
les fake news, dogmes ou raisonnement trop simplistes. C’est approcher la nature paradoxale du vivant, mais aussi et surtout la nôtre. C’est comprendre enfin qu’il ne sert à rien de faire un choix entre deux postures contraires mais de trouver l’équilibre entre eux.
La vie est paradoxe. Le comprendre permet de gagner en discernement et en savoir vivre.
Qu’est-ce que savoir vivre selon Edgar Morin?
«Le Savoir Vivre associe l’aspiration à la « vraie vie. Le besoin de réaliser ses aspirations personnelles dans la relation permanente entre le Je et le Nous, la
qualité poétique de sa vie, la satisfaction du désir de reconnaissance.»
L’aspiration à la vraie vie est certainement l’une des plus jolies définitions données au Savoir-vivre.
On comprend qu’il s’agit de vibrer pleinement en recherchant notre satisfaction personnelle. Non pas en s’appuyant sur des plaisirs futiles, mais sur une ambition platonicienne à travers la poursuite du Beau, du Bien et du Bon.
Quelques fois d’ailleurs, la recherche du Beau, du Bien et du Bon n’aboutit pas au plaisir mais à la souffrance. Et de cela, il faut être conscient et prêt à consentir.
Edgar Morin avertit ainsi qu’il faut «accepter la solitude et la déviance quand la vérité des faits et l’honneur sont en jeu. Savoir subir l’incompréhension, ne pas céder aux imprécations, aux délires et aux haines.» Bien vivre ne suppose donc pas de seulement profiter, mais aussi de résister.
À de multiples égards, les Leçons de vie d’Edgar Morin sont un écho aux sagesses de l’Antiquité pour mener une vie bonne et heureuse.
Les échos ne sont pas un mal. Paradoxe oblige, aussi familières que soient ces Leçons en théorie, elles sont (extrêmement) difficiles à mettre en pratique.
Il est donc bon que génération après génération, les sages l’enseignent et que ceux qui sont disposés à les entendre, les digèrent et les appliquent.
Source : Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, éditions Denoël, 2021
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