Repenser le monde avec Damien Deville, 28 ans, géo-anthropologue
Recolorer un monde gris
On ignore à quel point la solitude est un ressenti propre à notre société moderne. Aux dires de Damien Deville, ce sentiment n’existe pas en Afrique.
Géo-anthropologue de 28 ans, Damien Deville est le co-auteur, avec Pierre Spielewoy, de « Toutes les couleurs de la Terre. Ces liens qui peuvent sauver le monde » publié aux éditions Tanas.
Selon eux, la qualité d’une vie humaine dépend de son rapport au monde. Ce qui n’est pas sans rappeler la pensée des chamanes des peuples premiers, pour qui les habitants du monde occidental ont un rapport au monde quasi-inexistant.
En grande partie parce que tout ce qui est non-humain est perçu comme une ressource utilitaire, et non comme une entité dont l’existence est aussi pertinente et vitale que la nôtre. Cette fermeture d’esprit nous a fait perdre de vue la beauté et la poésie du monde. Mais aussi son sens.
Pour retrouver du sens pour notre monde occidental, Damien Deville et Pierre Spielewoy nous invitent à repenser, réinventer et à spiritualiser notre manière d’habiter la Terre.
L’auteur derrière le livre
Quel est votre parcours ?
Damien Deville : J’ai toujours été passionné de biodiversité. J’ai eu une enfance qui s’y prêtait, j’ai grandi dans un hameau au cœur des bois avec beaucoup d’animaux et de végétaux. Donc beaucoup d’altérité. A 14 ans, je suis parti faire des études dans un lycée agricole, j’ai suivi jusqu’en licence. Je m’imaginais partir en Afrique, protéger les éléphants toute ma vie.
J’ai toujours été projeté dans l’ailleurs. Dans la chambre, j’avais beaucoup de posters de l’Afrique de l’Ouest et des populations Massai. C’était un imaginaire très fantasmé mais je projetais énormément de rêves dans ces sociétés-là. L’Afrique, pour moi, c’est un imaginaire qui me regarde par-dessus mon épaule, et qui guide mes pas. J’ai vécu un peu à Abidjan, j’ai fait des séjours très réguliers au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire…
Comment l’Afrique a-t-elle changé votre perception de la vie ?
Damien Deville : L’Afrique est une morsure de serpent, c’est un venin qui coule dans les veines et qui finit par tatouer les corps, par être présent qu’on le veuille ou non.
C’est un milieu difficile, mais il y a tellement de belles choses. La maison de retraite est la famille, les corps sont sculptés, les paysages sont très colorés, l’espace publique est habité. Cela m’invite à remettre des couleurs dans les mondes occidentaux qui les ont en grande partie perdues.
Comment s’est faite votre rencontre avec Pierre Spielewoy et comment en êtes-vous venu au projet ce livre ?
Damien Deville : Avec Pierre, on s’est retrouvé sur le chemin de l’anthropologie. On s’est suivi sur Twitter et on s’est rencontré. Nous nous sommes aperçus que nous avions le même regard sur l’altérité et la même passion pour la diversité, avec l’envie de replacer les liens au cœur de nos modèle sociaux et politiques pour créer une société de la relation.
L’expérience de l’altérité en Australie
Stage au pays des Koalas
Qu’est ce qui est à l’origine de cette envie de remettre la diversité et le lien au cœur de nos modèles ?
Damien Deville : : Pour moi personnellement, il y a eu une expérience en Australie qui a été un basculement intellectuel dans ma vie. C’est ce qui m’a permis de questionner ces fameux liens entre humains, non-humains et la nature.
Pour ma licence, je suis partie en stage de 6 mois en Australie sur la protection des koalas. Pour les protéger, on les séparait des activités humaines et on les cloisonnait. Mais on s’en rendu compte que cela ne marchait pas du tout. On ne les protégeait pas d’eux même à long terme. Il y avait des problèmes de consanguinité et de concurrence territoriale.
Ces koalas avaient des inconvénients à vivre en zone péri-urbaine mais aussi des intérêts.
Quels étaient ces intérêts ?
Il y avait beaucoup moins de concurrence territoriale entre espèces, en plus d’un accès à l’eau et à la nourriture en abondance. Les inconvénients étaient les accidents de voiture, les attaques de chiens et les activités humaines.
La coexistence en question
Au nom de la protection des koalas, on les a retirés des zones périurbaines et confinés dans un territoire. Une stratégie perdante pour cette espèce qui traduit notre inaptitude à penser le monde autrement qu’entre humains.
Damien Deville : au lieu de questionner les activités humaines sur elles-mêmes, sans se demander comment nos activités humaines peuvent s’adapter pour permettre la coexistence humains / koalas, on les a exclus.
D’un point anthropologique, il y a même une forme d’hypocrisie, puisque le koala est valorisé dans l’imaginaire collectif australien et pourtant on l’éloigne de soi et on refuse la coexistence.
Cette expérience m’a fait réfléchir : est-ce qu’au lieu de penser la biodiversité sur elle-même, la question n’était pas d’abord l’altérité ? Entre humains d’abord et non-humains ensuite. Cela me semblait aussi être un chemin pouvant lier cause environnementale et cause sociale.
Un cheminement intellectuel qui aura finalement abouti à la théorie de la relation.
La violence de l’altérité
Comment définissez-vous l’altérité ?
Damien Deville : Nicolas Bouvier disait que voyager, c’était se mettre en situation de vulnérabilité. Et quand on est dans cette situation, on s’ouvre à l’altérité.
Cela rejoint même une démarche en anthropologie qui dit que l’ouverture à l’altérité demande d’être soumis à une violence, pas forcément physique mais symbolique.
L’avez-vous vécu ?
Damien Deville : Pour moi en Australie, ça a été le cas, j’ai connu la solitude parce que je parlais mal l’Anglais. Je faisais des randonnées de 8h dans le bush australien tellement dense, que l’on avançait à la machette, ce qui était physiquement très dur. C’est peut-être cette violence qui m’a permis de me dynamiter le cerveau, de changer complétement de trajectoire intellectuelle et de m’ouvrir à l’altérité.
Comment s’ouvrir à l’altérité ?
Peut-on envisager dans nos vies de Parisiens cette altérité ?
Damien Deville : C’est l’un des grands enseignements de nos voyages : la diversité que l’on projetait ailleurs est également présente chez nous, dans les espaces de notre quotidien. Mais on n’arrive plus à la voir, notamment à cause de nos modèles politiques et économiques, le capitalisme, mais également dans la manière dont on a forgé nos territoires.
Le géographe Henri Lefebvre disait que dans nos villes on passait d’un point A à un point B sans se rendre compte de toute la vie, de toute la diversité qui nous entoure.
Damien Deville : la diversité est partout, alors essayons de la remettre au cœur de nos vies. Nous l’avons oublié mais la diversité, c’est ce qui met de l’enchantement dans le monde, qui permet l’émancipation, qui permet à la vie d’être vécue.
3 concepts pour s’ouvrir à l’altérité.
La vulnérabilité
Damien Deville : Il faut se rappeler qu’on est tous vulnérable. Pour lutter contre elle, on a besoin d’entrer en relation. D’ailleurs, qu’on le veuille ou non, on est également des êtres relationnels à commencer par les bactéries dans notre corps qui nous aident à digérer. Par ces personnes qui influencent nos trajectoires de vie. Et par la couleur de la terre sur laquelle on a grandi qui finit toujours influencer les corps et les esprits.
La vulnérabilité implique de repenser sa relation à soi-même. On oublie que dans l’écologie il y a aussi une forme de spiritualité, dans le sens où l’écologie redéfinit ce qui fait l’humanité en tant que telle.
Tim Ingold, un anthropologue, dit que la vie est comme une maison. On fréquente un territoire qui a été forgé par des générations passées, que l’on ne rencontrera jamais, mais qui influencent nos pas. Par nos actes, nous allons modifier à notre tour le territoire, et le conditionner pour des générations futures, que l’on ne rencontrera jamais non plus. Nos vies sont un passage relationnel entre les fantômes du passé et les générations futures qui seront là demain.
La rencontre
Damien Deville : A partir du moment où on est un être relationnel, cela demande de savoir comment rencontrer l’autre (humain comme non-humain) pour ce qu’il est et non pour ce qu’on voudrait qu’il soit. Accepter la différence est un exercice qui est très difficile, qui demande de sortir de soi-même pour essayer le regard dans le regard de l’autre, dans la trajectoire de vie de l’autre.
Dans la rencontre, on peut créer des résultats qui sont largement supérieurs à la somme des parties. En anthropologie comme en géographie, 1+1 ça n’a jamais été deux. Par exemple, un humain + un chien, ça ne fait pas deux, car l’amitié rajoute un 3, les souvenirs un 4, du temps pour aménager du temps à l’autre. En clair cela crée un monde de diversité et relationnel qui est propre à deux individus.
Imaginons ce qu’il est possible de faire à une multitude d’humains à l’échelle des territoires, et de non-humains, cela ouvre des voies d’expérimentations qui sont incroyables à travers ces relations. Et des voies qui sont très émancipatrices autant pour les humains que pour les non humains.
La justice
Damien Deville : La domination, la prédation, la destruction sont également des formes de relation. Et pour que les formes de relation soient émancipatrices pour les deux parties prenantes il revient de les replacer au regard de la justice.
Et qu’est-ce que la justice ? C’est reconnaitre que chaque vivant est capable d’aménager des mondes. Et on doit lui rendre cette capacité à le faire. Les castors modifient les cours d’eau en construisant des barrages, un arbre construit un écosystème à ses pieds qui changent la vie d’autres personnes dans une certaine mesure.
On est tous lié par une communauté de destin par-delà l’humain, l’occident, le visible même. C’est cette communauté de destin qu’il faut placer au regard de la justice.
Comment réenchanter le monde ?
Rendre vivant les territoires
Damien Deville : On ne crée pas de liens de la même façon à Paris que dans un village du Var ou dans la campagne de l’Afrique de l’Ouest. Il n’y a pas de norme, chacun doit s’inscrire dans une trajectoire relationnelle en fonction de sa propre trajectoire de vie.
Dans une comme ville comme Paris, pour rentrer en relation avec le territoire, on se le réapproprie. Par exemple, on crée des jardins en ville, du street art, du spectacle vivant. C’est mettre la vie non plus seulement chez soi mais aussi dehors, pour faire une scène commune dans l’espace public. Comme en Afrique, où l’espace public est vraiment approprié et vécu.
S’engager pour refaire corps
Damien Deville : Le second outil est la participation aux décisions citoyennes sociales et politiques qui sont prises à l’échelle de la ville, comme cela se fait à Paris. Mais il faudrait aller beaucoup plus loin comme instaurer des conseils de quartier à qui l’on donnerait de vrais pouvoirs.
Ce « droit à la ville », au sens le plus radical du terme, changera aussi complètement la façon dont on voit le leader politique à l’échelle du territoire. Que cela soit un élu ou un dirigeant d’entreprise, ils ne seront plus des preneurs de décisions, mais des ambassadeurs du relationnel. C’est-à-dire des agents de liens, des animateurs de relations pour que les décisions soient prises de manière collective à l’échelle des territoires.
En résumé, pour changer le monde, il y a plus efficace qu’une manifestation : créer du lien et changer les territoires.
Merci Damien !
Must read : Damien Deville et Pierre Spielewoy « Toutes les couleurs de la Terre. Ces liens qui peuvent sauver le monde » publié aux éditions Tanas.
Crédit photo : Matthieu Ponchel
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