En ces temps troublés où s’accumulent les crises (sanitaire, démocratique, sociale, économique) et les vérités discordantes, il est difficile de savoir se positionner.
Difficulté accentuée par des voix diverses et variées dont les arguments reposent uniquement sur l’émotionnel et la bien-pensance, quitte à faire fi de la vérité au profit du mensonge. Osons même le dire, quitte à préférer le mensonge à la vérité.
Quels sont donc les mécanismes psychologiques qui organisent l’emprise du mensonge sur les individus ? Pour y répondre, nous accueillons Patrick Clervoy, médecin-psychiatre et auteur du livre « vérité ou mensonge » paru chez Odile Jacob.
Paradoxes
Du point de vue de la morale et du juste, la vérité est reconnue comme très honorable et recommandable, et le mensonge comme condamnable. Pourtant, il apparait dans les faits que notre discours n’est pas cohérent avec nos actions.
Le Dr Patrick Clervoy en livre quelques exemples :
L’affaire VA-OM de 1993 a vu un célèbre homme politique condamné à l’inéligibilité pendant 5 ans. La peine passée, ce même homme s’est représenté. Alors que la logique aurait voulu qu’il soit totalement décrédibilisé à la suite de cette affaire, il a été élu à la majorité au 1er tour. La question ici est donc : pourquoi les gens préfèrent-ils un menteur, ou quelqu’un qui a déjà menti, à un non-menteur ?
En parallèle, on se rend compte que des lanceurs d’alerte, c’est-à-dire des « révélateurs de vérité » comme Assange et Snowden, ne bénéficient d’aucune reconnaissance et subissent toutes les misères du monde.
Que déduire de ces paradoxes, quelle est la posture à adopter entre le mensonge et la vérité ?
Patrick Clervoy : Tant qu’on peut éviter de mentir, évitons de mentir. Néanmoins, la prudence peut être aussi de ne pas s’acharner à soutenir une vérité, parce que cela peut faire mal. Si vous forcez quelqu’un à renoncer à son mensonge, vous pouvez le mettre dans un état de détresse tel qu’il peut commettre les gestes les plus graves qui soient. Cela peut aller jusqu’au suicide ou au meurtre comme le démontre l’affaire Romand. Finalement, il vaut mieux rester sur l’ordre du constat : je ne te crois pas, tu dis que j’ai tort, restons-en-là.
Pourquoi le mensonge peut-il être utile, voire salutaire ?
Préserver sa santé mentale
Patrick Clervoy : Enfant, un camarade de ma classe a demandé à sa mère si le diable existait. Celle-ci lui a répondu : « non mon chéri, le diable n’existe pas, sauf pour les petits garçons qui ne disent pas tout à leur maman. » Cette réponse est catastrophique parce qu’elle met en danger notre équilibre psychique.
Une bonne santé mentale n’est possible que lorsqu’on sait que ce qu’il se passe dans sa tête est totalement privé. On doit donc se donner le droit de travestir une vérité (ou sa vérité) pour préserver son équilibre psychique et sa santé mentale.
En matière éducative, cela implique d’accorder aussi ce droit d’avoir un jardin privé à l’enfant, même si cette démarche n’est pas des plus saines concède Patrick Clervoy, qui nous renvoie à un autre paradoxe :
Patrick Clervoy : Il y a tout un aspect de l’éducation des enfants où nous nous donnons le droit de leur mentir (histoire du Père Noël), et le leur interdisons de le faire. Mais est-ce que cela est réellement sain pour l’enfant ?
On peut mentir à son enfant dans un désir de protection, notamment en temps de crise sanitaire. Quelle recommandation vous pourriez nous donner ?
Patrick Clervoy : Minimiser la pandémie pour rassurer son enfant n’est pas efficace, au contraire cela l’angoisse, parce qu’il comprend qu’il ne peut pas en parler avec ses parents. Il vaut mieux dire la vérité : d’une part l’enfant a une représentation adéquate du danger, et il peut en parler avec ses parents qui peuvent lui donner des clés de protection.
Préserver son jardin secret n’implique en rien de renoncer à la vérité. Comprendre les enjeux du réel, exprimer ses ressentis et perceptions, écouter ceux des autres, est aussi vital pour la santé mentale de tous.
Préserver la paix sociale
Vous dites dans votre livre que le mensonge est nécessaire dans le sens où il agit comme un fluidifiant social : « Un individu qui ne sait pas mentir est condamné à vivre isolé. »
PC : S’il fallait dire les choses dans leur vérité brutale et prendre au pied de la lettre tout ce que chacun pourrait dire, nous ne pourrions pas vivre ensemble. Les enfants, qui n’ont pas de filtre, le démontrent tous les jours.
« Celui qui pense que mentir, c’est mal, que c’est une faute, une trahison impardonnable, celui-là commet peut-être une erreur. Se tenir dans cette posture de jugement bloque la capacité à regarder le mensonge dans sa dynamique relationnelle riche et adaptative. »
PC : L’art d’être en société, de la courtoisie ou de la diplomatie, est l’art de dire les choses de façon à ce que l’interlocuteur ait une petite idée de votre pensée, tout en restant agréable au risque de perdre l’espace social qui vous était offert. Finalement, on se réconcilie avec l’idée du mensonge, à la condition de ne pas fermer les yeux et de ne pas être dupe.
Qu’est-ce qui importe plus que la vérité ?
L’impérative course aux résultats
Quand on lit votre livre, on se rend compte qu’on baigne dans un bain de mensonges. Par exemple, dans le domaine de la recherche biomédicale, 30 milliards de dollars sont dépensés chaque année aux États-Unis pour des études supposées brillantes et incontestables. Or, 60 à 90 % de ces études sont ensuite invalidées dans leur grande majorité.
PC : Les chercheurs sont soumis à une pression du résultat. Pour être reconnus, ils doivent impérativement publier une étude par an dans une revue prestigieuse. Cette découverte a été une bombe dans le domaine de la science, et puis tout le monde l’a oublié et a continué à publier. Dans l’aéronautique, on ne supporterait jamais un tel niveau d’erreur dans les études.
Comment expliquez-vous cette confiance aveugle à la méthode scientifique, et cette fâcheuse manie que nous avons à ériger ses résultats en vérité absolue ?
PC : Pourquoi on triche et pourquoi on a confiance ? Il est très facile de faire dire ce qu’on veut aux chiffres, et il y a toujours une façon de vous présenter les résultats de manière à vous faire croire ce que l’on veut.
Un exemple : la hausse de l’inflation a baissé de moitié. On veut faire croire ici que l’inflation a baissé de moitié, or elle continue de monter, même si c’est moitié moins vite qu’avant.
L’effet fauvette
« L’effet fauvette est un comportement de tolérance à la supercherie de l’autre. C’est le résultat de différents facteurs conjugués : l’ignorance, la naïveté, la crainte et la paresse. »
Un exemple d’effet fauvette ?
PC : Thomas Hoving, qui fut le directeur du Metropolitan Museum de New York, l’une des plus prestigieuses collections publiques au monde, déclarait que plus de 40% des objets présentés dans le musée étaient des faux. Guy Ribes, un célèbre faussaire, avait une main qui pouvait reproduire la palette d’une quinzaine de peintres de l’époque moderne. Il disait qu’« un bon faux ne se retrouve jamais » parce qu’il est dans un musée ou chez un collectionneur.
Comment expliquez-vous la légèreté du traitement de l’information, révélée notamment par le coronavirus ?
PC : C’est encore l’effet fauvette. Nous sommes tous plongés dans une crise sanitaire mondiale qui créée une anxiété de fond. On ment pour rassurer les gens, ou pour avoir une autorité morale sur eux et les diriger. Pour y remédier, un effort doit être fait, c’est de douter.
« Douter, c’est accepter que la réalité soit précaire. C’est vivre avec une incertitude source d’angoisse (…) Le doute et la perplexité sont des postures psychiques inconfortables et stressantes (…) Généralement nous sommes crédules pour deux raisons. D’abord par ignorance, parce que nous n’avons pas un niveau de connaissance suffisant pour comprendre tous les éléments de l’univers dans lequel nous évoluons. Nous sommes aussi crédules par facilité et par lâcheté, pour notre confort moral et notre tranquillité. »
En quête de vérité : comment discerner le vrai du faux ?
L’impossible vérité historique
A propos de l’histoire, vous dites qu’elle est « une pâte malléable à laquelle on peut donner des formes différentes selon les points de vue. La vérité historique est une construction. Elle est le produit d’un travail sous influence. »
PC : L’histoire n’est jamais racontée de la même manière. Par exemple, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand qui a mis le feu aux poudres en l’Europe et déclenché la Première Guerre Mondiale, est tantôt considéré comme un geste terroriste ou héroïque. Une même action va avoir deux regards, deux visions différentes.
Sur la question de l’interprétation de l’histoire, Patrick Clervoy aborde des sujets sensibles comme celui de l’esclavage avec les questions suivantes :
Comment peut-on essayer d’apaiser la mémoire de l’esclavage ?
Est-ce que la vérité historique doit être tenue dans des lois mémorielles ou non ?
Quelle est l’efficacité concrète des lois condamnant certains négationnismes et l’Holocauste ?
PC : Un texte de loi qui a su être efficace et ramener la paix durable après une guerre civile terrible opposant les catholiques aux protestants fut l’édit de Nantes. Or, celui-ci n’était rien d’autre qu’une interdiction absolue de parler du passé sous risque d’être condamné.
Il y a donc des forces qui nous empêchent de rétablir la vérité historique, parce que si on la rétablit, on peut mettre en péril l’apparente paix civile.
Cultiver l’indispensable esprit critique
Comment discerner le vrai du faux ?
PC : Certains journalistes font très bien leur travail. Quant aux réseaux sociaux, c’est le paradoxe des écrans. Ils sont à la fois des amplificateurs des mensonges et de mauvaise foi, mais ils sont également une très bonne source pour chercher des indices de vérité.
A part multiplier et mieux choisir ses sources d’informations, comment développer son esprit critique et celui de ses enfants ?
PC : Il faut le développer très tôt dans l’éducation, c’est-à-dire dès le collège, en expliquant aux enfants qu’on peut être captif de clichés culturels. Je milite d’ailleurs pour que dans le cursus pédagogique nous offrions à nos enfants la capacité de réfléchir sur ce sujet.
Et cela est loin d’être impossible :
PC : Dans l’émission « Arrêt sur image », aujourd’hui disparue, on voyait assez souvent Daniel Schneidermann aller dans les classes pour montrer aux enfants comment étaient projetées et présentées les informations sur des chaines différentes. Il les amenait à être critiques, à discerner les mots utilisés ou non, ce vers quoi on voulait orienter les gens. Ces jeunes étaient capables d’utiliser la saine pratique du doute : Qu’est-ce qu’on me montre ? Qu’est-ce qu’on m’a dit ? Comment je peux vérifier ? Comment cela a été dit autrement ?
Plus que de l’agilité intellectuelle, la vérité demande donc du courage. Bien qu’inconfortables, le doute, l’esprit critique, les questions simples, ou en apparence naïves, sont les seuls bâtons de pèlerin des chercheurs de vérité. Ils sont les seuls remparts au piège déjà mentionné par le psychologue et philosophe William James : « nombreux sont ceux qui croient penser alors qu’ils ne font que réaménager leurs préjugés ».
Must read : Vérité ou mensonge. De Patrick Clervoy, aux éditions Odile Jacob
*Crédit photo : Jean-Romain PAC
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