Repli identitaire : comprendre les fractures et dérives de notre...
Publié le 01/09/2021, mis à jour le 05/11/2024
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Repli identitaire : comprendre les fractures et dérives de notre époque
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Dans un contexte mondial où les frontières et identités se cristallisent, les questions identitaires sont plus que jamais au centre des préoccupations. La fracture identitaire s’étend et se propage, influençant à la fois les sphères politique, sociale et culturelle. Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse et intellectuelle de renom, explore avec une acuité rare ces dérives identitaires dans son ouvrage Soi-même comme un roi (Éditions Seuil). À travers une analyse profonde, elle met en lumière comment certains mouvements autrefois progressistes, qu’il s’agisse d’antiracisme, de féminisme ou de défense des droits LGBTQIA+, se sont repliés sur eux-mêmes. Ces mouvements, jadis porteurs de valeurs universelles et émancipatrices, se tournent vers un repli identitaire.
Un nouveau paradigme : du progrès collectif au repli identitaire
Roudinesco commence son essai avec un constat lucide : « Depuis une vingtaine d’années, les mouvements d’émancipation sembleraient avoir changé de cap. Ils ne se demandent plus comment transformer le monde pour qu’il soit meilleur, mais s’attachent à protéger les populations de ce qui les menace : inégalités croissantes, invisibilité sociale, misère morale. » Ce constat marque un tournant dans les combats pour l’égalité et la justice sociale. Dans les décennies précédentes, ces luttes se définissaient par leur volonté de changement social global. Il s’agissait de rendre la société plus équitable pour tous, de faire du monde un lieu où chacun pouvait vivre dignement.
« Depuis une vingtaine d’années, les mouvements d’émancipation sembleraient avoir changé de cap. Ils ne se demandent plus comment transformer le monde pour qu’il soit meilleur, mais s’attachent à protéger les populations de ce qui les menace : inégalités croissantes, invisibilité sociale, misère morale. »
Aujourd’hui, cependant, la revendication identitaire semble s’ériger en valeur suprême. Chaque groupe se bat pour sa propre visibilité, pour être reconnu dans ses spécificités. Les mouvements n’aspirent plus à transformer la société dans son ensemble mais à revendiquer une place spécifique pour leur communauté. L’individu devient central, se percevant non plus comme un être universel, mais comme l’incarnation d’une identité précise, souvent réduite à son origine, son orientation sexuelle, ou sa couleur de peau. Ce glissement de paradigme est porteur de contradictions qui alimentent la fracture identitaire.
« Cette auto-affirmation de soi transformée en hypertrophie du moi serait donc le signe distinctif d’une époque où chacun cherche à être soi-même comme un roi et non pas comme un autre. » — Élisabeth Roudinesco
Vers une fracture identitaire : l’assignation identitaire comme source de repli
Dans cette société où l’identité devient un marqueur de position sociale, les groupes revendiquent des droits spécifiques, indépendamment du bien commun. Les mouvements antiracistes, par exemple, se concentrent de plus en plus sur les notions de race et d’identité raciale. Les Indigènes de la République, mouvement antiraciste français, incarnent cette tendance : en s’identifiant comme « racisés », ils insistent sur leur différence par rapport à la majorité. Cela conduit à une séparation stricte entre les communautés, chaque groupe se définissant par opposition aux autres.
« Un noir peut lutter contre le racisme mais pas contre l’antisémitisme parce qu’il n’est pas juif. Idem, un juif ne peut pas lutter contre le racisme. Quant au blanc, il est selon eux, et soi-disant naturellement incapable d’entrer en empathie avec qui que ce soit ! » — Élisabeth Roudinesco
Cette dynamique conduit à une essentialisation des individus, à les réduire à une identité unique et figée, en dépit des multiples facettes de leur humanité. Loin de promouvoir l’unité, cette vision de la société renforce les clivages et favorise un climat de méfiance, voire de rejet entre les groupes.
Le retour des catégories raciales : une dérive identitaire inquiétante
L’obsession pour l’identité conduit à la résurgence des catégories raciales dans le discours social, un concept que l’on croyait relégué au passé. Dans ce contexte, les notions de race et de couleur de peau sont réintroduites sous de nouvelles terminologies comme « racisé » pour désigner ceux qui se perçoivent victimes de discrimination raciale. Cette tendance marque un retour en arrière, ramenant au premier plan des distinctions que les humanistes ont cherché à dépasser. Comme le souligne Roudinesco, le fait de se définir par sa race ou son identité ethnique réduit l’individu à une caractéristique superficielle, niant la complexité de son être et de son histoire.
Cela est particulièrement frappant dans les milieux militants, où certaines voix affirment que seuls ceux qui appartiennent à un groupe particulier peuvent véritablement comprendre ses souffrances et s’engager pour ses droits. L’universalité des droits et des combats est ainsi remise en question, remplacée par une logique d’exclusion mutuelle. Cela génère une fracture identitaire, où chaque groupe s’enferme dans sa propre expérience, se privant de la possibilité d’une solidarité transversale.
«non seulement c’est témoigner d’un mépris de l’âme humaine, mais c’est aussi nourrir durablement tous les préjugés et racismes possibles. »
La logique de l’entre-soi : vers un nouvel ostracisme identitaire
L’assignation identitaire, en restreignant l’individu à une seule dimension de lui-même, mène à une logique de l’entre-soi. Roudinesco décrit cette dynamique comme profondément régressive, car elle instaure une hiérarchie des identités et des appartenances, qui mine la cohésion sociale. En privilégiant son propre groupe au détriment des autres, chaque communauté se replie sur elle-même, cherchant à s’isoler plutôt qu’à coexister. L’altérité, loin d’être perçue comme une source d’enrichissement, devient une menace, et l’hostilité à l’égard de ceux qui sont différents se renforce.
« Rien n’est plus régressif pour la civilisation que de se réclamer d’une hiérarchie des identités et des appartenances. »
Ce repli identitaire conduit à un ostracisme implicite, où l’individu est jugé selon son appartenance à tel ou tel groupe, plutôt que pour sa singularité ou ses actions. Le résultat est une fragmentation de la société en communautés hermétiques, où le vivre-ensemble n’est plus qu’un idéal éloigné.
Vers une solution : redécouvrir l’humanisme et l’universalité
Face à cette dérive identitaire, les penseurs du XXe siècle nous offrent des pistes pour repenser l’identité et les relations humaines. Claude Lévi-Strauss, par exemple, a mis en garde contre les dangers d’une homogénéisation culturelle tout autant que contre une fermeture identitaire. La solution réside dans un équilibre, une diversité respectueuse où chaque culture et chaque individu peuvent s’épanouir sans craindre d’être dilués ni de se refermer.
L’écrivain Frantz Fanon rappelle l’importance de dépasser le passé pour construire un avenir commun :
« Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »
Un humanisme contre les dérives identitaires
Pour conclure, Roudinesco fait écho à la sagesse de Montesquieu, philosophe des Lumières, qui s’opposait fermement aux logiques identitaires. Dans son ouvrage Soi-même comme un roi, elle cite ses mots prophétiques : « Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas, parce que je suis homme avant d’être français. » Cette vision universaliste résonne comme un rappel de la nécessité de transcender les frontières et les identités pour retrouver notre humanité commune. Dans un monde de fractures identitaires, la voie de l’humanisme apparaît comme le seul chemin vers une société harmonieuse.
En quête d’équilibre : l’identité au service de la diversité humaine
L’identité peut être une source de force et d’appartenance, mais lorsqu’elle est érigée en critère de division, elle devient un frein à la paix sociale. La solution réside peut-être dans cette quête d’équilibre, où chaque identité est reconnue sans exclure les autres. Ainsi, en écoutant les voix de Roudinesco et des grands penseurs, il devient possible de dépasser la fracture identitaire, d’accepter nos différences tout en construisant ensemble un avenir commun.
FAQ : Comprendre les fractures et dérives identitaires
1. Qu’est-ce qu’on entend par « fractures identitaires » ?
Les fractures identitaires désignent les divisions au sein de la société où les individus et groupes se définissent et se distinguent fortement en fonction de caractéristiques spécifiques telles que l'ethnie, la religion, le genre, ou l'orientation sexuelle. Ces divisions peuvent conduire à une segmentation de la société, chaque groupe défendant ses intérêts propres au détriment de la cohésion sociale.
2. Pourquoi parle-t-on de « dérive identitaire » ?
On parle de dérive identitaire lorsque les revendications identitaires, initialement fondées sur la reconnaissance et l'émancipation, glissent vers une forme de repli sur soi. Au lieu de favoriser l’inclusion, certains groupes se concentrent exclusivement sur leurs propres intérêts et valeurs, parfois en opposition avec les autres, ce qui peut alimenter les tensions sociales et cultiver l’exclusion.
3. Comment cette fracture identitaire a-t-elle émergé ?
Les fractures identitaires ont pris de l'ampleur à la fin du XXe siècle, notamment après la chute du communisme et avec la montée de la société de consommation. Dans un monde de plus en plus individualiste et consumériste, la culture du narcissisme a ouvert la voie à une culture où l’individu revendique sa singularité de manière exacerbée, au détriment du collectif. Les réseaux sociaux ont également accéléré cette tendance, en donnant une tribune à des revendications identitaires multiples et souvent exclusives.
4. Quelle est la différence entre revendication identitaire et assignation identitaire ?
La revendication identitaire est le processus par lequel un individu ou un groupe affirme publiquement son identité pour obtenir reconnaissance et droits. L'assignation identitaire, quant à elle, consiste à réduire une personne ou un groupe à une seule dimension de son identité (par exemple, être « racisé » ou « LGBTQIA+ »), sans prendre en compte sa complexité en tant qu’individu. Cela limite souvent la perception de l'individu aux stéréotypes associés à son groupe.
5. Pourquoi Élisabeth Roudinesco critique-t-elle certains mouvements progressistes ?
Élisabeth Roudinesco souligne que certains mouvements progressistes, comme l'antiracisme ou le féminisme, se sont transformés au fil du temps en un espace où l'auto-affirmation identitaire prime sur le progrès collectif. Elle observe que ces mouvements, bien qu’initialement porteurs de valeurs émancipatrices et universalistes, sont parfois devenus des lieux de division, de repli et de revendications excluant l'autre.
6. En quoi l’approche identitaire actuelle diffère-t-elle de celle des années 1960-70 ?
Dans les années 1960-70, les luttes pour les droits civiques, l’émancipation des femmes, ou l’anticolonialisme étaient animées par une perspective universaliste, cherchant à créer une société plus égalitaire pour tous. Aujourd’hui, les revendications identitaires tendent à se concentrer davantage sur des intérêts spécifiques à chaque groupe, sans nécessairement chercher une transformation commune. Cette approche, selon Roudinesco, fragmente la société en sous-groupes, souvent en opposition les uns avec les autres.
7. Pourquoi est-ce un problème de ramener le concept de « race » dans le débat social ?
Le retour du concept de race peut renforcer des stéréotypes et des préjugés liés à la couleur de peau, une approche que les penseurs humanistes et antiracistes ont cherché à dépasser au XXe siècle. En qualifiant certains groupes de « racisés », le risque est de les enfermer dans un statut de victime, ce qui peut attiser la division et encourager un repli identitaire, rendant plus difficile l'aspiration à une société inclusive et universelle.
8. Comment concilier les identités multiples avec l’humanisme universel ?
Un modèle de société basé sur l’humanisme universel valorise la diversité et reconnaît les identités multiples sans pour autant encourager la séparation. Des penseurs comme Claude Lévi-Strauss et Frantz Fanon ont proposé des approches où la pluralité des identités est une richesse qui enrichit le collectif. En privilégiant l’altérité et en reconnaissant chaque culture, il est possible de créer une cohésion sociale qui ne nie pas les identités, mais les intègre dans un projet commun.
9. Quels dangers à terme si les dérives identitaires continuent ?
Si les dérives identitaires continuent, les sociétés risquent de se fragmenter en communautés cloisonnées, méfiantes les unes envers les autres. Cette polarisation pourrait favoriser l'exclusion, voire la violence entre groupes, et compromettre les fondements mêmes de la démocratie et de la cohésion sociale. Elle pourrait également limiter les libertés individuelles en encourageant des discours de méfiance et des exclusions fondées sur les différences plutôt que sur les valeurs partagées.
10. Comment peut-on éviter ou atténuer les fractures identitaires ?
Élisabeth Roudinesco et d’autres intellectuels suggèrent de promouvoir un discours d’universalité et d’humanisme. Il s’agit de réaffirmer la valeur des identités tout en renforçant le dialogue intercommunautaire et la tolérance. Éduquer aux valeurs d’égalité, de respect et de compréhension mutuelle, et promouvoir des politiques qui visent à intégrer plutôt qu’à diviser sont des moyens concrets d'atténuer ces fractures. La diversité culturelle, lorsqu’elle est vue comme une richesse, peut être un levier pour restaurer le vivre-ensemble.
11. Pourquoi est-il important de lire et d’étudier des ouvrages comme Soi-même comme un roi ?
Étudier des ouvrages comme Soi-même comme un roi permet de mieux comprendre les enjeux contemporains des identités et des fractures sociales. Ces œuvres apportent des perspectives éclairantes sur les défis de notre époque et invitent à une réflexion plus profonde sur les valeurs qui nous rassemblent en tant que société. Elles nous incitent également à questionner les dynamiques de division et à chercher des solutions pour construire un avenir commun.
Source : Elisabeth Roudinesco, « Soi-même comme un roi », éditions Seuil, 2021
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