La domination des coureurs Kenyans dans le running est incontestable. Entre 2001 et 2010, 89,5 % des vainqueurs hommes des six grands marathons mondiaux (Berlin, Chicago, Londres, New York, Paris) sont d’origine d’Afrique de l’Est, dont une grande majorité Kenyans.
Samedi dernier, c’est un Kenyan, Eliud Kipchoge, qui a remporté le marathon de Vienne de 42,195 kilomètres en 1h59m40s, passant la barre symbolique des 2h. Et dimanche, la Kényane Brigid Kosgei a explosé le record du monde féminin du marathon en 2h14’4, à Chicago.
Quel est le secret de la réussite kenyane ?
Jérôme Sordello, expert reconnu en préparation physique, et Bob Tahri, athlète de haut niveau en course de demi-fond et de fond, titré 16 fois champion de France, ont étudié et vécu auprès des coureurs kenyans pour connaître leurs secrets.
Ainsi, leurs capacités ne doivent rien à la génétique. En revanche, d’autres facteurs comme les conditions de vie, de même que l’entraînement intensif expliquent le succès des Kenyans, dont une ethnie en particulier, les Kalenjin.
L’avantage des Kalenjin
Parmi les différentes ethnies qui composent la population Kenyane, les Kalenjin se distinguent des autres. Ils détiennent 75 % des médailles d’or et d’argent du Kenya dans les plus grandes compétitions de course.
Cette ethnie, qui est la 4ème du Kenya en termes de population, s’est installée il y a 2000 ans autour et dans la vallée du grand Rift, avec des hauts-plateaux entre 1800 et 2300m d’altitude. C’est cette exposition à l’altitude depuis la naissance qui va expliquer les performances exceptionnelles des Kenyans.
Les effets de l’altitude sur le corps
Naître et vivre en altitude, combiné au fait que les Kenyans courent dès leur plus jeune âge (les écoliers courent 7,5 kms/jour pour se rendre en classe) a amené l’organisme à s’adapter pour que leur endurance soit optimale.
Ainsi par rapport aux autres coureurs, l’organisme des Kenyans possède les avantages physiques suivantes :
Une meilleure capacité de transport et d’utilisation de l’oxygène (notamment grâce à une production de globules rouges et de mitochondries cellulaires plus grande).
Une meilleure endurance aérobie, qui va leur permettre de parcourir plus de distance que les autres à une même intensité.
Mais au-delà des avantages physiques, l’état d’esprit Kenyan explique aussi leur soif de victoire.
L’état d’esprit Kenyan
Courir pour sortir de la misère
Selon une étude publiée dans le Journal of Sport Sciences en 2006, les coureurs kenyans courent majoritairement pour des raisons économiques. Et c’est logique dans un pays où le salaire moyen est de 50€/mois. La course est particulièrement vue comme une carrière intéressante puisqu’elle demande peu de fonds de départ et qu’elle peut vous faire faire un pas de géant dans l’échelle sociale.
Sur une année, un bon coureur peut gagner entre 15 et 20 000$. En 2014, Dennis Kimetto a gagné 120 000$ dollars de primes en une seule journée lors du marathon de Berlin : 40 000$ pour la victoire, 30 000$ pour avoir couru en moins de 2h04 et 50 000$ pour avoir battu le record du monde.
L’argent gagné par les coureurs est redistribué dans la famille (on achète une ferme pour ses parents, on paie l’école à ses frères et sœurs), voire dans le village (on peut investir dans un panneau électrique, une école, ou une petite clinique au village).
Il y a bien sûr un risque : courir par nécessité plutôt que par plaisir, peut ouvrir une porte au stress et à la tension, mais les Kenyans savent très bien gérer leur mental.
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Black boy in traditional clothing standing in remote field[/caption]
Un mental de guerrier
Bob Tahri décrit le mental des coureurs Kenyans comme un mental de guerrier. Cela s’explique par leur rapport plus familier à la souffrance et aux difficultés. Dès leur petite enfance, ils vivent dans des huttes sans eau courante ni électricité. Ils endossent, très jeunes, la charge du bétail, qui est une responsabilité très importante, et donc source de stress.
Enfin, pour les adolescents de 15 ans, la circoncision est assimilée à un rite de passage à l’âge adulte où ils doivent supporter et intérioriser leur douleur.
Bob Tahri rapporte deux anecdotes percutantes dans la différence de mentalité entre un Kenyan et un Occidental :
Même si les coureurs Kenyans souffrent pendant leur course, à cause d’une crampe par exemple, ils continuent de courir.
Ils sont sur l’effort instantané, ils souffrent, ils souffrent, ils souffrent jusqu’à apprivoiser cette souffrance au lieu de la gérer.
Pendant une course de 40 kms à laquelle il participait, Bob Tahri rencontra un problème de semelle détachée au bout de 2km. Sa chaussure lui fit renoncer à sa course. A côté de lui, un Kenyan rencontra le même problème de semelle, mais termina les 40 kms avec une chaussure déglinguée.
Une enfance difficile a le mérite de vous apprendre à vivre avec la douleur, et à être résilient pour que vous restiez focalisé sur l’essentiel.
Si, en outre, vous avez la foi comme les Kenyans, votre mental de guerrier en sort renforcé.
Avoir la foi
Les Kenyans sont très croyants et se rendent régulièrement à l’église. Ils ont foi en Dieu, mais aussi en leur destin. Bob Tahri note que les Kenyans pratiquent en toute circonstance l’auto-persuasion positive.
Quoiqu’il se passe, tout va bien. « Si vous avez échoué, le passé ne compte pas contrairement à ce que vous pouvez faire. »
Après un échec, ce que l’on peut faire maintenant est la seule chose qui compte pour les Kenyans, et cela consiste à mieux s’entraîner.
Les secrets de l’entraînement kenyan
Cela commence très tôt
Le chercheur danois Bengt Saltin, estime que la supériorité des Kenyans sur les Caucasiens est due à une initiation à la course à pied dès le plus jeune âge. A défaut de bus ou de car scolaire pour les emmener à l’école, les enfants optent pour la course à pied pour y aller. Pour des écoliers de 10 à 16 ans, la moyenne parcourue par jour est de 7,5 kms.
A l’adolescence, beaucoup de coureurs kenyans ont commencé à se spécialiser entre 14 et 16 ans, et sont passés par la Saint Patrick’s High School d’Iten avec au programme 80 à 115 kms par semaine, et 50 à 70 kms par semaine durant les compétitions. L’entraînement intensif commence donc très tôt, ce qui leur donne une très bonne base d’endurance pour la suite.
S’entraîner intensément
Adultes, le volume d’entraînement ne tarit pas, et il peut être largement supérieur à celui des Européens. Les coureurs enchaînent jusqu’à plus de 200 km par semaine, au rythme de trois entraînements par jour qui se décomposent de la façon suivante :
La séance de 6h00 du matin, qui correspond au réveil musculaire.
La séance de 10h00, qui est la séance de travail qualitatif.
Et la séance de 16h, qui est la séance de récupération, on court à la vitesse d’échauffement, l’objectif est de régénérer l’organisme pour le préparer aux entrainements qualitatifs.
S’entraîner ensemble
S’entraîner en groupe de minimum 3-4 personnes présente plusieurs intérêts. Non seulement cela stimule et permet de s’entraîner plus longtemps, mais aussi mieux, car le groupe est un moyen efficace pour jauger ses progrès en fonction des autres.
Ainsi fondés sur le principe d’émulation, des training camps ont vu le jour. Ils sont destinés aux jeunes et accueillent des champions médaillés pour les inspirer et les coacher.
Le cardiologue et entraineur italien Gabriele Rosa rapporte : « Les jeunes cherchent à suivre leurs instructeurs même s’ils n’y arrivent pas toujours. Dans un entrainement de 35 kms, ils restent avec les meilleurs, une douzaine de kilomètres, mais avec le temps ils sont capables de tenir le rythme pendant 15 puis 20 kms. »
Beaucoup de repos
Enfin on ne plaisante avec le repos, et il tient une grande place dans l’agenda du coureur kenyan :
2 à 3 fois par semaines, ils se font masser 1h30 minimum.
Question sommeil, ils peuvent dormir entre 10 et 12h. Ils se couchent tôt pour un lever tôt (21h-5h), et font une sieste de 2h après le déjeuner.
Enfin, le samedi après-midi et le dimanche sont consacrés au repos.
Si les Kenyans s’entraînent intensément, ils se reposent également intensément. Voilà là une belle leçon d’équilibre !
Source : Jérôme Sordello & Bob Tahri, « Running, les secrets de l’entraînement kenyan », Editions Amphora, 2017
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