Stéréotypes et théorie du genre: que nous apprennent les primates?
Publié le 30/11/2022, mis à jour le 05/11/2024
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Stéréotypes et théorie du genre: que nous apprennent les primates?
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Le genre est-il uniquement une construction sociale?
La théorie du genre soutient que l’environnement social construit l’identité sexuelle en assignant des rôles et des comportements spécifiques aux hommes et aux femmes.
Dès l’enfance, nous apprendrions à adopter les valeurs et les rôles sociaux dévolus à notre appartenance sexuelle.
La théorie du genre implique donc aussi que de ces valeurs et rôles naissent une certaine vision de la féminité et de la masculinité, ainsi qu’un certain nombre de stéréotypes qui font des hommes et des femmes radicalement différents les uns des autres.
Les hommes viendraient de Mars et les femmes de Vénus. Les hommes auraient un esprit belligérant et rationnel. Les femmes seraient douces et émotionnelles. Les hommes seraient matheux et les femmes naturellement enclines à promulguer des soins.
S’il est incontestable que notre vision de la nature humaine est le produit d’une construction sociale, il reste que le genre est également déterminé par la biologie.
Pour le comprendre, l’éminent primatologue Frans de Wall, rapporte dans son dernier ouvrage «Différents. Le genre vu par un primatologue» (Les Liens qui Libèrent) l’analyse des comportements des grands singes. Plus précisément ceux des bonobos et des chimpanzés.
La pertinence de cette analyse est double. Non seulement ces grands singes sont exempts de nos croyances et biais culturels, mais ils nous sont aussi très proches.
En effet, nous partageons 96% du patrimoine génétique de ces grands singes (chimpanzés et bonobos), ainsi que la même constitution socio-émotionnelle.
De ces études, il ressort que les différences entre les genres apparaissent dès la petite enfance. Elles sont visibles à la façon de jouer des tout petits qu’ils soient primates ou humains.
Comment jouent les petits des humains et des primates?
Les jeux des petits primates
Près d’Atlanta, au centre national de recherche sur les primates Yerkes vit un groupe de 135 primates. Kim Wallen, primatologue, apporte à leurs rejetons une panoplie de 22 jouets, essentiellement des poupées et des voitures.
Si les petites femelles sont intéressées par tous les jouets, les petits mâles manifestent une nette préférence pour les voitures. Ils les accaparent, faisant que les femelles se rabattent sur les poupées non sans plaisir.
Car effectivement, les femelles adorent «jouer à la poupée». Elles les bercent, dorment avec elles et les promènent partout où elles vont. Ce que ne font pas les mâles qui, lorsqu’ils tombent sur une poupée, ont tendance à la déchiqueter.
La différence entre les mâles et les femelles apparait également dans leurs jeux sans jouets. Les mâles adorent se bagarrer entre eux. Ils se mordent, se giflent, se chahutent tout en poussant des cris rauques similaires au rire humain. Le but de leur jeu n’étant pas de se faire mal mais de se faire plaisir tout en apprenant à réguler leur force physique.
Les femelles, peu friandes des bagarres, préfèrent chiper une tête de balai pour en faire une poupée. Ou s’adonner à des jeux inventifs. Frans de Waal rapporte avoir observé deux petites femelles tenter d’accéder à son bureau en utilisant un tambour et en grimpant l’une sur l’autre.
Au final, il apparait que les mâles et les femelles ne jouent pas beaucoup entre eux. L’agitation et l’exubérance des premiers n’étant pas du goût des secondes. Un fait que l’on constate aussi dans les cours de récréation où les enfants créent naturellement des aires de jeux séparés pour les filles et les garçons.
Les jeux des petits humains
Certains partisans de la théorie du genre affirment que la socialisation des garçons et des filles dépend des jouets. L’attitude des parents et le choix des jouets offerts influencent le goût des enfants.
Or, un grand nombre d’études tend à démontrer l’inverse. Anders Nelson, psychologue suédois (un pays particulièrement attentif à l’égalité des genres) a demandé à plus d’une centaine d’enfants âgés de 3 à 5 ans de lui montrer leurs jouets. Il apparait que le goût des petits Suédois correspondait aux mêmes préférences observées ailleurs. Les garçons aiment les voitures, les filles les poupées.
Plus intéressant, lorsque les garçons se trouvent avec des dinettes, ils en font un champ de bataille opposant les fourchettes aux couteaux. Les casseroles sont transformées en voiture.
Quant aux filles, les voitures et les petits trains deviennent des poupées.
De même qu’avec les petits primates, la différence majeure apparait dans leur attitude et leur niveau d’énergie.
Des scientifiques ont équipé pendant une semaine 375 petits américains d’un accéléromètre, un petit appareil qui mesure les mouvements du corps. Résultat, les garçons sont nettement plus agités que les filles. Non pas que ces dernières soient moins actives, mais elles ont juste des mouvements moins brusques.
Que cela soit chez les primates et les humains, les goûts et les comportements des petits correspondent généralement à leur genre. Généralement, car certains petits s’éloignent de ces tendances comme Donna, une chimpanzé femelle.
Le genre est-il inné?
Donna se démarque de ses consœurs depuis son enfance. Petite, elle se bagarre avec les jeunes mâles. En grandissant, son physique la rend semblable aux mâles avec lesquels elle passe tout son temps. Elle devient d’ailleurs une des partenaires de jeu préférées du mâle alpha.
Le cas de Donna rappelle celui des enfants transgenres. La recherche tente encore de comprendre la raison de ces différences. Pour le moment, nous ne disposons que de quelques pistes.
Parmi elles, l’identification d’une minuscule région cérébrale appelée le noyau du lit de la strie terminale. Sa taille diffère en fonction des sexes, elle est ainsi deux fois plus importante chez les hommes que chez les femmes.
Or le neuroscientifique Dick Swaab, qui a effectué les premières dissections post mortem de cerveau de personnes transgenres, a constaté que l’aspect du noyau des femmes transgenre (d’origine de sexe masculin) est similaire à celui des femmes. Même constat pour les hommes transgenres. L’aspect de leur noyau rappelle celui des hommes.
L’identification sexuelle dépendrait donc beaucoup plus du cerveau que des parties génitales.
Mais attention, «en sciences, corrélation n’implique pas nécessairement causalité». On ne sait pas encore si la taille du noyau est l’origine ou le résultat de l’identité de genre.
Ce qui est sûr actuellement, c’est que ni l’assignation du sexe à la naissance, ni la socialisation ne semblent déterminer la façon dont un enfant exprimera son genre plus tard.
Pour Frans de Waal, le véritable problème actuel ne réside pas tant dans les différences entre les sexes que leur exagération, à l’origine des stéréotypes de genre. Des stéréotypes construits sur des fables, parmi lesquelles le mâle alpha serait une brute épaisse.
Le pouvoir du mâle alpha repose-t-il sur sa force physique?
Les babouins à l’origine du mythe du patriarcat naturel
Quand on évoque le mâle alpha, on s’imagine aisément qu’il s’agit du singe le plus impressionnant physiquement et le plus violent. Le plus amène de se faire obéir par les autres. Et bien sûr, le seul à pouvoir s’accoupler avec les femelles.
Or, c’est une fable construite il y a plus d’un siècle à la suite d’une étude portée sur les babouins.
La société des babouins y est présentée comme étant patriarcale, menée par un petit groupe de mâles machos et brutaux.
Or, non seulement cette étude était bancale et n’est donc plus recevable aujourd’hui. Mais plus important, comparer le comportement des babouins avec le nôtre n’a pas beaucoup de sens.
Ceux avec qui nous partageons des gènes ce sont les grands singes, les hominidés (les singes sans queue). Ce que ne sont pas les babouins.
Et pourtant, l’étude a su impacter durablement les esprits et justifier l’idée que la domination masculine est un phénomène naturel.
En 2002, le professeur de psychiatrie Arnold Ludwig expliquait encore dans un de ses fameux ouvrages «King of the Mountain» que «la plupart des êtres humains sont socialement, psychologiquement et biologiquement programmés pour avoir besoin d'une figure masculine dominante qui gouverne leur communauté. Cette programmation correspond à l'organisation de la plupart des sociétés de primates anthropoïdes.»
Frans de Waal distingue deux principales figures de mâle alpha, dont la brute qui exerce effectivement son pouvoir en intimidant les autres. Mais cette figure est minoritaire et ne représente pas la grande majorité des alphas.
Qui sont les mâles alpha chez les grands singes?
Le second type de mâle alpha, beaucoup plus courant, est ce qu’on appelle un vrai leader.
S’il se montre dominant, c’est pour seulement pour garder son rang. À part cela, il a un tempérament assez doux puisque c’est lui qui protège les plus faibles et maintient la paix sociale au sein du groupe.
Quand une confrontation a lieu entre deux mâles, les femelles ont naturellement tendance à aller réconforter un perdant qu’elles aiment bien. Ce que ne fait jamais un mâle, excepté l’alpha.
De plus, en cas de baston générale, l’alpha intervient toujours en tant que juge impartial. Pour mettre fin au conflit, il distribue des claques à tous ceux qui donnent des coups sans faire de différence entre ses parents, ses proches et les autres.
Par ailleurs, on ne devient pas le mâle alpha par sa force physique. Même si elle peut être une ressource précieuse, elle n’est pas déterminante.
Ce qui est déterminant c’est la capacité à nouer des liens affectueux avec les autres, l’âge, l’intelligence stratégique et les liens familiaux. Ainsi, on rencontre beaucoup de mâles alphas qui sont petits ou âgés. Ils compensent leur désavantage physique en se montrant plus malins et plus sympas (en toilettant leurs congénères notamment).
Quant à leur autorité sur les femelles, elle est beaucoup moins importante que nous l’imaginons.
Les femelles primates sont-elles soumises aux mâles ?
L’absence de compétition entre mâles et femelles
Que cela soit chez les chimpanzés où les mâles dominent, ou les bonobos où les femelles dominent, les deux genres sont indépendants l’un de l’autre.
Autrement dit, les femelles mènent leur vie, et les mâles la leur. Les femelles ont leur alpha et les mâles le leur. Et jamais aucun mâle alpha n’a cherché à détrôner une femelle alpha pour prendre le pouvoir absolu.
La compétition entre les sexes n’existe donc pas. Chacun évolue dans la hiérarchie en fonction de ses consœurs ou de ses confrères.
Les mâles se disputent le statut et l’accès aux femelles, tandis que ces dernières se disputent l’accès à la nourriture.
On pourrait penser que puisque les mâles chimpanzés dominent le groupe, la femelle alpha est assujettie au mâle alpha. Et inversement chez les bonobos. Or leurs rapports sont plus complexes. Ceux qui sont dominés sont loin d’être totalement dénués de pouvoir. En fait, il peut même y avoir des alliances tacites entre les alphas.
En témoigne l’histoire des chimpanzés Orange (femelle alpha) et de M. Spickles (mâle alpha). Alors que ce dernier vieillit, son rang est de plus en plus menacé par un dynamique et plus jeune chimpanzé. Cependant, Orange veille au grain.
Elle empêche le jeunot de détrôner Spickles notamment en ayant des relations sexuelles avec lui ou en s’appuyant sur son groupe de femelles. Si quelqu’un vient embêter M. Spickles, il risque de voir une horde de femelles énervées fondre sur lui.
La femelle alpha exerce donc une réelle autorité. Son leadership n’est pas forcément plus doux que celui du mâle. En revanche, son intronisation au premier rang repose sur des critères différents de celui des mâles.
Le leadership des femelles alpha
Chez les mâles, la hiérarchie peut vite évoluer. Dès que l’alpha présente des signes de faiblesse et de vieillesse, il se voit challengé par d’autres.
Il en est tout autre chez les femelles, où le règne de l’alpha est beaucoup plus stable et long. Les rangs de chacune étant déterminés par leur âge et leur personnalité.
Ainsi, la femelle alpha est souvent la «grand-mère» du groupe. Comme le mâle alpha, elle participe pleinement à la vie et à la cohésion du groupe.
La figure de femelle alpha par excellence est celle de la chimpanzé Mama. Elle a tenu ce rôle jusqu’à sa mort à l’âge de 59 ans. Bien qu’elle fût à moitié aveugle et boitait beaucoup, tous les singes lui témoignaient du respect.
Frans de Waal qui l’a bien connu rapporte qu’elle était une diplomate et une tacticienne née. Elle savait réconcilier les singes qui se boudaient. Faiseuse de mâle alpha, elle savait mobiliser toutes les femelles du groupe pour avantager son mâle favori.
À ce titre, Mama savait sévir. Si l’une des femelles transgressait ses ordres et soutenait le mauvais mâle, celle-ci se faisait corriger.
On peut constater qu’au fond, le leadership des femelles n’est pas totalement différent de celui des mâles. Seuls les critères de sélection de l’alpha sont différents. Mais les attentes (que sont l’harmonie et la cohésion) des deux genres sont identiques. Ainsi que les compétences des deux alphas pour y parvenir.
Les hominidés que nous sommes devraient en tirer plusieurs leçons sur le plan politique et social.
Pour conclure sur la théorie du genre : quant à la question de savoir si le genre relève de la biologie ou de la culture, il est évident qu’il dépend des deux. La grande question est de savoir comment ils interagissent ensemble.
Affaire à suivre donc…
Source: Frans de Waal, Différents. Le genre vu par un primatologue, Les Liens qui Libèrent, 2022
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