Troy Henriksen est un artiste peintre américain d’origine norvégienne que rien ne prédisposait à être artiste. Fils de marin-pêcheur, adolescent rebelle en désaccord avec la vie, il sera lui aussi pêcheur jusqu’à ses 30 ans. Il vit aujourd’hui à Paris et nous raconte avec pudeur son ouverture aux arts, ou comment un petit pot de peinture jaune lui a sauvé la vie…
Un enfant du Massachusetts fils de marin-pêcheur
Troy, d'où venez-vous ?
TH : Je suis né à New Bedford, dans le Massachusetts. C’est une ville rendue célèbre par Moby Dick (le roman d’Herman Melville NDLR). Mes parents avaient émigré de Norvège : mon père était marin-pêcheur, tout comme le père de ma mère… ils étaient tous pêcheurs ! Des deux côtés, ma famille venait de l’océan. Je suis donc né à New Bedford le 30 septembre 1962 : je suis balance. Ma mère m’a appelé Troy (rires).
Pourquoi, Troy ?
TH : Elle est allée au cinéma pour apprendre à parler anglais. Il y avait un acteur qui s’appelait Troy Donahue… elle l'adorait. C’est une jolie histoire ! Ma mère venait d’émigrer de Norvège, elle voulait apprendre l’anglais, et elle m’a naïvement appelé Troy. Je dis naïvement, parce que Troy est aussi des-troy (détruit NDLR).
La drogue
Détruit… Vous avez eu quelques problèmes à l’adolescence?
TH : Oui, j’ai eu des problèmes de drogue quand j’étais adolescent. J’étais dépressif… Il y avait beaucoup de choses déroutantes sur terre, que je ne comprenais pas. Par exemple, mon frère était schizophrène. Je l’ai vu devenir fou, ce fut très dur pour moi… c’était mon frère aîné. À ce moment là, je vivais dans un endroit où j’étais entouré par l’alcool et les drogues. Et c’était perçu comme le truc « cool ».
Mais ça m’a fait du bien. Ça m’a aidé parce que j’étais perdu et déprimé. Jusqu’à ce que ça ne m’aide plus.
Comment en êtes-vous sorti ?
TH : J’avais 15 ans lorsque j’ai quitté l’école et que j’ai commencé à pêcher pour gagner ma vie. À 17 ans j’allais mal et j’étais tombé dans l’alcool et dans l’héroïne. Mais j’ai rencontré un cuisinier sur un bateau : il allait aux alcooliques anonymes et participait à un programme de lutte contre la drogue. Il m’a aidé et j’ai commencé à vivre avec lui. Puis je suis parti à Boston et j'ai réussi à laisser tomber la drogue.
Rehab
Vous êtes parti tout seul ? Où avez-vous trouvé la force ?
TH : Probablement grâce aux prières de ma mère ! (rires)
Ma mère était une femme formidable. Elle a vraiment pris soin de moi quand j’étais petit. Elle m’a emmené à l’église, m’a enseigné que j’étais fort. Elle croyait en moi, elle m’aimait. Mais elle était seule, c'était difficile pour elle, mon père était tout le temps en mer.
Quand vous partez pour Boston à 17 ans, vous êtes toujours toxicomane ?
TH : Je commençais à essayer d’abandonner la drogue, mais je n’en ai pas été capable avant mes 21 ans. À 21 ans j’ai commencé un programme de désintoxication dans un centre où j’ai vécu pendant 2 ans.
Vous avez réussi à sortir de la drogue grâce à votre seule volonté ? Quel a été l’élément déclencheur à 21 ans ? Qu’est-ce qui vous a fait penser « c’est maintenant » ?
TH : Je voulais vivre ! J’ai vu mourir mon meilleur ami, à cause de l’héroïne et du sida… C’est beaucoup de souffrance, ce n’est pas une belle vie... Devenir toxicomane, c’est horrible, c’est l’enfer. Tu te perds toi-même. Je me suis totalement perdu, avant de commencer une désintoxication. C’était un programme financé par l’état.
Que s’est-il passé quand vous êtes sorti du centre ?
TH : Je ne consommais plus de drogues ! J’allais bien ! Je savais prendre soin de moi, j’avais appris sur moi, je me suis retrouvé. J’avais un bon groupe de soutien, j’étais capable de trouver mon propre bonheur. Alors j’ai recommencé à pêcher. J’ai gagné ma vie en étant marin-pêcheur, de mes 15 ans jusqu’à mes 30 ans.
La dépression
Comment êtes-vous venu à la peinture ? Était-elle déjà présente dans votre vie à cette époque ?
TH : Non… Je peignais lorsque j’étais enfant. Je savais alors que faire naître quelque chose de mon imagination était en mon pouvoir et que c’était incroyable.
Mais vous l’avez perdu à l’adolescence ?
TH : Non, je ne l’ai pas perdu, mais je ne savais pas comment m’en servir. Mais je savais que l’imagination était une chose incroyable. Je l’ai toujours su, mais je ne savais pas quoi en faire.
Le pot de peinture, une rencontre
Quand tout a changé pour vous ?
TH : Quand j’ai recommencé à pêcher, à 21 ans, après deux ans dans le centre de désintoxication, je pêchais sur un bateau où personne ne consommait de drogue. On a créé une belle communauté de gens sains, et on travaillait ensemble pour s’entraider. C’était très positif. Je suis parti pêcher jusqu’en Alaska...
Mais ensuite j’ai commencé à être dépressif. La vie de pêcheur ne me satisfaisait pas. Je suis devenu très solitaire, plus solitaire que je ne l’avais jamais été ! J’étais encore plus seul que lorsque je consommais de la drogue. J’étais tellement déprimé que je ne voulais plus vivre. J’avais 27 ans et j’étais suivi par un psy, je ne me droguais pas, je faisais tout correctement, mais j’étais plus malheureux que jamais.
Ce jour là, j’étais prêt à me suicider, et alors que je recherchais une corde pour me pendre, j’ai trouvé… un pot de peinture ! Je l’ai regardé, et j’ai aimé l’apparence de cette peinture sur le pot. Elle était magnifique ! Ça a réveillé mon esprit. Celui que j’avais quand je peignais étant enfant.
Alors j’ai ouvert ce pot, et j’ai peint les murs de l’appartement. Et depuis ce jour, c’est ce que je fais : je peins !
Et vous avez arrêté la pêche ?
TH : J’ai continué à pêcher pour l’argent en même temps que je peignais. Lorsque j’ai eu 30 ans, la pêche ne me convenait plus. Il y avait toujours un problème lorsque je sortais en mer, c’est comme si j’avais toujours la poisse ! Alors j’ai abandonné la pêche et j’ai suivi mon cœur qui me disait de peindre.
Vous avez pris des cours ?
TH : Non ! J’allais dans les galeries d’art et je pensais « moi aussi je peux faire ça ».
Une renaissance
Le travail des autres vous a inspiré ? Vous cherchiez votre propre style ?
TH : Oui, je savais qu’en matière d’art, il n’y a pas de règles. Après avoir vu les peintures de Jackson Pollock j’ai bien compris qu’il n’y en avait pas ! En art, la seule règle c’est : ne vole pas les idées des autres. Alors j’ai acheté des toiles, des pinceaux, de la peinture et j’ai commencé à peindre. Lorsque j’ai commencé j’étais tellement libre ! Je n’avais jamais été aussi heureux de ma vie ! Ce qui était bien, c’est que je me fichais de tout, j’avais déjà été un toxico errant le long des rues, et maintenant je voulais seulement peindre ! Je ne me demandais pas ce que j’allais faire. La peinture m’a sauvé la vie, alors je me sentais bien, ce ne pouvait pas être mauvais.
Oui mais à cette époque ce n’était pas si facile de gagner de quoi vivre grâce à la peinture.
TH : Je me fichais de l’argent ! J’avais 28 ans, et quand j’étais toxicomane, je me fichais de l’argent. Vous savez, l’argent n’est pas vraiment un problème. Je ne m’inquiète pas à propos de ce genre de choses. Je veux dire, ce n’était pas difficile de voler de la nourriture. J’étais encore un petit criminel, alors l’argent ne comptait pas. J’étais un bandit qui voulait faire de l’art, c’était déjà bien !
Ce qui était beau à ce moment là, c’est que quand vous faisiez une peinture, les gens voulaient vous l’acheter !
Dès que vous avez commencé, aux États-Unis ?
TH : Oui ! Les gens sont merveilleux ! Je connais des gens incroyables qui s’y connaissent en art et qui ont vu que ce que je faisais s’appelait de « l’art outsider ». Il existait déjà une catégorie pour moi ! Incroyable ! J’appartenais déjà à quelque chose : j’étais de la catégorie « outsider ». Cela signifie : pas d’école, pas d’éducation, autodidacte. Ces gens étaient éduqués, étaient allés à l’école et m’ont dit : tu fais de « l’art outsider » ! J’avais de nouveaux amis, ils achetaient mes peintures et pensaient que j’étais un génie ! C’était une période merveilleuse.
J’ai rencontré d’autres artistes, j’ai commencé à lire des livres et à discuter avec des intellectuels. C’était génial parce que je n’avais jamais été à l’école, je ne lisais pas, et tout d’un coup, je me suis intéressé à la poésie, à la philosophie, à tous les artistes et à la musique. Ce sont tellement de choses si excitantes que j’ignorais complètement !
Tout cela a eu lieu à Boston ?
TH : Il y avait de nombreuses écoles d’art à Boston, alors je côtoyais les élèves et j’essayais d’apprendre.
J’ai commencé à m’informer sur l’histoire de l’art. Et puis j’ai découvert la poésie d’Arthur Rimbaud. J’ai vu un portrait de lui et j’ai dit « c’est moi ! ». J’étais persuadé que c’était moi. Je pense toujours que c’était moi, mais dans une vie antérieure. Quand j’ai vu cette photo, je l’ai vue avec mon cœur, pas avec mes yeux.
J’ai commencé à être fasciné par lui et par sa poésie, par son langage et son symbolisme, ses couleurs, les mots qu’il utilise.
Son départ pour Paris
Qu’est-ce qui vous a amené à Paris ?
TH : J’ai découvert Arthur Rimbaud et l’histoire de l’art. J’ai continué à lire des choses au sujet de l’art et des artistes français et européens : Monet, Cézanne, Modigliani, Picasso, Duchamp… Et sur les différents mouvements : l’impressionnisme, le dadaïsme…
Je savais qu’il fallait que j’aille en France. Je savais que je devais visiter Paris. Mais la vie était difficile à Boston, je ne gagnais pas d’argent. Et puis une amie allait se marier avec un homme français : je suis venu pour son mariage et je suis resté ici, je ne suis jamais retourné vivre à Boston.
Une amie m’a invité à vivre un temps chez elle, et j’ai accepté. C’était merveilleux. Elle et son compagnon étaient musiciens, ils faisaient de la musique toute la journée. De mon côté, j’ai commencé à vendre mes peintures à Paris, dans la rue.
Comment avez-vous réussi à entrer dans une galerie ?
TH : J’étais persuadé d’avoir été Arthur Rimbaud dans une vie antérieure, et j’ai trouvé son livre Les Illuminations dans la rue. Alors j’ai su que c’était un signe et que j’étais au bon endroit. Je suis allé dans le 6e arrondissement dans une laverie pour mes vêtements.
J’y ai rencontré une italienne et elle m’a dit que je pouvais vivre chez elle. J’ai dit « génial » ! Et je suis allé vivre dans son appartement. C’était le 10, rue de Buci, où Arthur Rimbaud a vécu ! Je ne plaisante pas ! Je suis resté là-bas avec cette fille, mais le gardien s’est rendu compte de ma présence et m’a jeté dehors.
Après ça, j’ai rencontré un allemand qui cherchait un colocataire. Il m’a dit que je pouvais vivre avec lui, et qu’en échange je devais lui donner une peinture par mois. Il vivait lui aussi rue de Buci. J’y suis resté 2 ans. Pendant deux ans j’ai peint à l’endroit même où Arthur Rimbaud avait vécu…
Puis j’ai rencontré Delphine, qui deviendra la mère de mon fils. Elle était en train d’écrire un livre, elle peignait… On a travaillé ensemble, on est tombé amoureux, elle est tombée enceinte.
Et puis j’ai eu besoin de trouver une galerie. J’ai trouvé la galerie W à Montmartre.
La galerie W
Comment l’avez-vous trouvée ?
TH : C’était un endroit tout petit, mais Eric Landau en avait fait un lieu flamboyant et coloré. Je voulais que ma compagne rencontre Eric, et c’est ce qui s’est passé.
À cette époque, je vendais mes peintures dans la rue, dans les cafés ou dans les bars. J’arrivais à en vendre deux par semaine, pour la somme qu’on m’offrait. Si on me donnait 300€, c’était très bien. Si on me donnait 100€, c’était bien aussi. J’étais content que mes œuvres plaisent aux gens. Je troquais mes toiles : certains me proposaient 50€ et un gâteau par semaine pendant un an, ou le coiffeur m’offrait une coupe par mois contre une peinture. C’est magnifique de survivre grâce à l’art !
Eric a regardé mes photos et il m’a dit : « on va les exposer » ! J’ai accepté, et il l’a fait. C’était en 1998.
Qu’est-ce qui vous fait peur dans la vie ?
TH : Eh bien… je suis paranoïaque. Je veux dire, je suis un artiste, la paranoïa n’est pas quelque chose de mal pour moi ! (rires)
Il y a beaucoup de choses négatives, de violence sur terre, nous le savons. La guerre, la destruction. Nous sommes de vrais démons sur terre. On peut le voir avec ce qui arrive en Syrie, en Libye. On peut le voir partout. Il y a des terroristes, des personnes violentes et en colère. Il y a beaucoup d’avidité et de corruption. Tout cela m’inquiète beaucoup. Si cela ne vous préoccupe pas, je ne sais pas quoi dire ! Si vous n’avez pas peur vous n’êtes pas humain !
Comment vous surmontez cette peur ?
TH : Je n’ai pas surmonté cette peur ! J’essaie d’avoir l’esprit sain, j’essaie de pratiquer beaucoup la peinture, j’essaie d’être aussi honnête que je peux. Certains jours sont meilleurs que d’autres.
Quel est le plus grand pouvoir que vous ayez eu dans la vie et que vous voudriez partager avec nous ?
TH : L’humilité est toujours positive. L’humilité, l’amour, la patience et la compréhension. Je ne réussis pas à être tout ça, mais j’essaie. C’est pourquoi j’ai besoin de méditer tous les jours au moins 15min.
Comment méditez-vous ?
TH : Il suffit de vous asseoir en tailleur sur le sol, à l’indienne, pour faire croire que vous méditez ! (rires)
Il faut observer ses pensées dans sa respiration, il faut faire un avec son corps, être un en pensée. Nous sommes un esprit qui est venu à la vie. Ensuite, on nous donne un nom et nous prétendons être cette personne. La méditation est un moment merveilleux pour entrer dans l’esprit que nous sommes et demander à cet esprit ce que nous pouvons faire pour l’aider.
Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour les 5 ou 10 prochaines années ?
TH : De peindre davantage ! De produire plus de peintures qui ont du sens. Des peintures excitantes, intéressantes, puissantes, colorées, plus vivantes. J’espère aussi faire plus de musique, de jolies chansons. Réunir les gens, passer du bon temps. J’aime aussi faire de petits films, j’espère en faire plus. Tout simplement faire plus d’art ! Vivre bien, se sentir bien, partager, être dans la 5e dimension, celle de la créativité !
Merci Troy !
Crédits photos dans l'ordre : Maurizio Pighizzini, Clara Diebler, et Jelena Grujicic
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Il est vraiment top l’ami Troy. J’
Il est vraiment top l’ami Troy. J’aime beaucoup l’idée que Rimbaud lui indique les endroits où aller.