Entre manque de souplesse, de personnel et de moyens, la crise sanitaire a révélé des failles déjà bien connues de notre système de santé pourtant en transformation constante depuis presque 20 ans.
Mais d’autres failles échappent au grand public et aux médias, dont celle de la dissimulation des erreurs chirurgicales. L’absence de chiffres officiels de ces erreurs témoigne d’ailleurs d’une réelle omerta aussi surprenante que condamnable.
Comment expliquer cette situation ? Et quels changements bienvenus doivent être mis en place dans les blocs opératoires et le système hospitalo-universitaire entier, afin que l’erreur soit reconnue, analysée et partagée avec les soignants et les patients ?
Pour évoquer cet enjeu, nous rencontrons Eric Vibert, professeur de chirurgie digestive, spécialiste des maladies du foie et des voies biliaires, et l’auteur de l’ouvrage « Droit à l’erreur. Devoir de transparence » (L’Observatoire, 2021).
- Vous décrivez le système de mandarinat. Vous pourriez nous expliquer ce que c’est ?
- EV : Le système hospitalo-universitaire est très pyramidal. Il y a un chef de service, des adjoints au chef de service, des internes, des étudiants hospitaliers, des infirmières et des aides-soignants. Cette hiérarchie impacte les relations humaines et empêche certaines personnes de signaler à leur supérieur qu’il commet une erreur. Pour y remédier, nous pourrions déjà imposer le tutoiement, parce qu’il permet une proximité et facilite le dialogue ouvert.
Toutefois, même si le système hospitalo-universitaire français est une structure un peu archaïque, il se transforme et évolue dans le bon sens. A mon niveau, j’essaie de faire accélérer cette évolution.
Nota Bene : Aujourd’hui, une erreur responsable d’une complication post-opératoire est appelée « aléa thérapeutique » ou « évènement indésirable ». Des termes vides de sens et un peu hypocrites vis-à-vis de la réalité.
- En dehors du mandarinat, qu’est ce qui empêche l’erreur de se dire ?
- EV : Dans le public, sur le plan universitaire, il y a la pression du groupe qui vous regarde. Quand vous êtes hospitalo-universitaire, ou quand vous avez la vocation de devenir hospitalo-universitaire, vous êtes observé, et vous l’espérez, admiré. Or, en parlant de vos erreurs, vous êtes tout de suite un peu moins admiré.
Dans le privé, quand vous faites une erreur, vous pouvez vous retrouver au tribunal. La pression juridique et les intérêts financiers sont très importants.
Pourquoi l’erreur est-elle inévitable ?
Extrait de « Droit à l’erreur, devoir de transparence »
« Que cela soit avant ou après la chirurgie, les erreurs sont dans l’immense majorité des cas des conséquences de biais cognitifs. Un biais cognitif est une déviation systématique de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité.
Initialement, c’est un concept qui a été décrit par des psychologues dans les années soixante-dix pour expliquer des décisions irrationnelles dans le domaine de l’économie.
Ce sont des mauvaises interprétations de la réalité qui s’expriment dans des situations où la pensée intuitive est aux commandes par manque de temps ou par manque d’information.
La pensée intuitive, c’est typiquement celle qui s’exprime quand on conduit une voiture, c’est aussi celle qui s’exprime souvent quand on fait de la chirurgie. »
L’empreinte des biais cognitifs
- Le texte ci-dessus est un extrait de votre livre, pourquoi avez-vous choisi de le partager avec nous ?
- EV : Je pense que les erreurs en chirurgie sont des conséquences directes, et à très court terme, de biais cognitifs. Quand on fait une erreur, on ne fait évidemment pas exprès. Et si on fait une erreur, c’est parce qu’on n’a pas bien analysé la réalité. Or, au bloc opératoire, dans les situations de stress, il nous arrive de ne pas comprendre, ou voir, des choses qui sont pourtant sous notre nez. Lorsque j’ai revu le film de l’opération du foie de ma patiente, j’ai pu voir la fuite que je n’avais pas vu pendant l’opération parce que j’étais alors certain que j’effectuais les bons gestes.
Les biais cognitifs doivent être absolument connus des chirurgiens, des anesthésistes et du personnel non-médical. Ce qui n’est actuellement pas vraiment le cas. Il faut être capable de prendre de la distance, de se regarder penser, de comprendre comment on pense, et de comprendre que votre pensée n’est pas toujours celle qui correspond à la réalité.
- Comment sensibilisez-vous vos collègues aux biais cognitifs ?
- EV : Je leur raconte des histoires qui me sont arrivées, et qui illustrent parfaitement bien les biais cognitifs. Un des biais cognitifs classiques est appelé « l’effet tunnel », où vous êtes tellement concentré sur un objectif, ou une idée, que plus rien n’existe autour de vous.
Comment changer les regards sur l’erreur chirurgicale ?
Lucidité et responsabilité
- Qu’est-ce qui distingue la faute de l’erreur ?
- EV : La faute est une erreur qui se reproduit soit par même personne soit par son entourage, parce qu’elle n’a pas été capable de corriger les choses et de prévenir ses collègues.
Tout confrère du public ou du privé qui rapporte une erreur, l’analyse, la comprend et la partage avec les autres, ne doit pas être viré et/ou attaqué en justice. Ce qu’il faut, c’est que le malade ait réparation.
- Qu’est-ce que cela suppose dans sa relation avec le patient ?
- EV : Cela nécessite d’expliquer simplement des choses compliquées. Pour ce faire, je développe depuis longtemps des outils de communication médecin-malade.
- Qu’est-ce qu’une bonne communication médecin-malade ?
- EV : Bien informer suppose non pas d’apporter des informations brutes et techniques aux malades, mais de la connaissance et des explications sur vos choix thérapeutiques, ainsi que les risques de la chirurgie.
Il faut toujours que cela soit le chirurgien qui décide du traitement. Il ne doit pas se défausser sur le malade. Le patient, quant à lui, a le droit de dire qu’il ne veut pas du traitement parce qu’il n’a rien compris ou n’en veut pas.
- Quelles ont été les réactions de vos confrères suite à la parution du livre ?
- EV : Au début, ils ont été un peu agressifs, notamment les plus âgés. Les choses se sont tassées, et maintenant cela se passe très bien. Ce sont surtout les malades cités qui sont très contents de la parution du livre. Je regrette cependant d’avoir cité nommément des gens dans la première partie du livre. Je pense surtout à M. Denis Castaing, quelqu’un de probablement différent de l’animal politique que j’ai décrit. Sinon, je ne regrette pas grand-chose du livre où j’ai voulu apporter quelque chose qui était vrai.
L’erreur comme voie vers l’excellence
Trop souvent encore, l’erreur comme l’échec sont considérées comme des marques indélébiles d’incompétence. Or, l’apprentissage de la vie consiste souvent à savoir ce qu’il faut éviter.
De fait, tout le monde sait qu’il faut laisser les enfants jouer un petit peu avec le feu afin que leurs blessures leur servent de leçon et soient utiles à leur sécurité.
On peut appliquer cette méthode à la santé publique et construire un système de formation et de protection qui adresse suffisamment le risque pour réduire le mal que pourrait causer des évènements hostiles tout en conservant les bénéfices de l’expérience.
« Prépare-toi au pire, le meilleur peut s’arranger de lui-même » est un proverbe yiddish qui s’adresse autant aux bons soignants qu’aux bons patients.
Il appelle à la responsabilité et à l’engagement de chacun à non pas éliminer, mais à domestiquer son risque. C’est ce que propose, par ailleurs, le professeur Vibert avec la création de la Chaire Innovation BOPA, le bloc opératoire augmenté.
Outre de sérieux problèmes d’éthique qu’elle révèle quand elle est dissimulée, l’erreur donne des renseignements indispensables à l’émergence de l’excellence, qui n’est pas à confondre avec la perfection, un idéal ne pouvant que conduire aux impasses, fraudes et illusions perdues.
Source : Pr Eric Vibert, Droit à l’erreur, devoir de transparence, éditions de l’Observatoire, 2021