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Publié le 23/04/2024, mis à jour le 05/11/2024
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Frères d’armes. L’expérience d’un médecin militaire dans les zones de conflit
Rencontre avec Patrick Clervoy : médecin militaire et psychiatre
Alors que les actualités continuent de nous confronter à des images et des récits de conflits armés à travers le monde, nous sommes souvent submergés par les visions de violence et de destruction. Toutefois, à l’ombre des reportages sur les combats et les stratégies militaires, se cachent des récits moins visibles mais tout aussi réels : ceux d’humanité, de persévérance et de solidarité. “Frères d’armes”, publié aux éditions Odile Jacob, nous entraîne au cœur de ces histoires où le courage et la vulnérabilité s’entrelacent, où chaque opération se transforme en une quête de signification profonde.
Aujourd’hui, alors que les yeux du monde se tournent vers l’Ukraine ou Gaza et le Proche Orient, nous invitons Patrick Clervoy à faire un parallèle entre ses expériences passées en Centrafrique, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, et les situations actuelles. Son livre nous offre une perspective unique sur le quotidien de ceux qui se trouvent sur le terrain, apportant une dimension humaine et introspective qui va au-delà du récit habituel de guerre.
En ces temps où l’actualité peut sembler répéter les erreurs du passé, Patrick Clervoy nous ouvre les portes de son expérience vécue, nous offrant ainsi une boussole émotionnelle pour naviguer dans les complexités des conflits d’aujourd’hui.
Des histoires de courage et de solidarité au-delà des combats
L'impact de la guerre sur les équipes humanitaires et militaires
Amal Dadolle : Dans votre livre, vous partagez des moments poignants de camaraderie et d'humanité au milieu des conflits. Face à la récente tragédie à Gaza, où des humanitaires ont été tués par une frappe de l'armée israélienne, comment percevez-vous l'impact de telles erreurs sur le moral et la cohésion des équipes humanitaires et militaires opérant dans des zones similaires? Patrick Clervoy : La première réaction, c'est la rage, la colère. Des gens viennent aider et disparaissent. En tant que médecin, je vois l'impact : camarades éprouvés, familles en deuil, enfants orphelins. La douleur de cet événement est immense. Je partage une autre histoire. En Afghanistan, les forces françaises ont installé des conteneurs frigorifiques pour un village. L'objectif était d'aider les habitants à conserver leurs produits et développer une économie paisible. Nous avons organisé une choura, une réunion avec les anciens du village, assistés par l'armée afghane et les forces spéciales françaises qui sécurisaient le lieu. Tout s'est bien passé jusqu'à l'attentat qui a suivi, causant la mort de cinq personnes. Je ressens la colère de ceux qui sont restés. Ils ont apporté du bien, pourquoi cette trahison? Cette colère est justifiée, malgré la dureté de la guerre. Il est tentant de simplifier la situation. Mais il est crucial de distinguer le bien du mal. En mission, chaque soldat doit identifier le bien à protéger et le mal à combattre. Nos missions de paix visent à protéger les civils. Pourtant, des erreurs se produisent, comme des tirs amis ou des frappes erronées. Les combats en milieu urbain sont parmi les plus difficiles. L'expérience en Irak a montré que parfois, pour éliminer un terroriste d'un bâtiment, il faut le détruire. Aujourd'hui, Gaza est un champ de ruines. La population est affamée et manque de soins. Comment l'ONU et les nations du monde vont-elles juger ce qui s'est passé, attribuer les responsabilités et tirer des leçons? Nous avons besoin d'une leçon d'humanité pour redéfinir ce qui est permis ou non en temps de guerre. Amal Dadolle : Et pourtant, il y a des règles en temps de guerre, déjà, qui sont... Patrick Clervoy : Je vais être franc : beaucoup pensent que les règles sont faites pour être transgressées. Toutefois, en temps de guerre, il est crucial de respecter et de faire respecter ces règles. La Seconde Guerre mondiale a été un tournant. Les criminels de guerre, nazis comme japonais, ont été jugés. Cela a inspiré la nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme à Nuremberg. Après les guerres en Ukraine et à Gaza, pourrons-nous définir de nouvelles lois ? Je suis sceptique. La paix semble toujours temporaire. Elle exige un effort de guerre continu pour être maintenue. Regardons l'histoire ancienne, comme celle d'Abraham dans la Bible. Elle illustre un conflit millénaire entre ses descendants, symbolisant les luttes actuelles en Palestine. Malgré les enseignements de figures comme Mandela, la paix reste insaisissable. Pourquoi ne pas envisager Jérusalem comme une ville universelle, partagée entre toutes les foi ? J'ai regretté de ne pas pouvoir accéder au tombeau d'Abraham. En opération, un militaire doit distinguer le bien du mal. Mais en réalité, il n'y a pas de "bons" ou de "mauvais", juste des personnes. Parfois, utiliser des méthodes "mauvaises" peut permettre d'atteindre de bons résultats. Je vais vous raconter une anecdote de guerre : un casque bleu responsable du déminage en ex-Yougoslavie a découvert que quelqu'un minait à nouveau les routes chaque nuit. Observant les saboteurs, il déplaçait les signaux qu'ils utilisaient pour éviter les mines, les piégeant avec leurs propres engins. Cela a mis fin au minage de cette route. Il est nécessaire de dépasser une vision manichéenne des choses. Dans les guerres modernes, l'ennemi est souvent indiscernable, comme le montre le terme "blue on blue" pour désigner les tirs amis. Nous devons nous adapter à des menaces invisibles et omniprésentes. Amal Dadolle : Mais du coup, à partir de vos observations, quelles leçons peut-on tirer pour améliorer la sécurité et l'efficacité de l'aide humanitaire dans les environnements aussi périlleux? Patrick Clervoy : Les humanitaires vont là où la souffrance est la plus grande. Ils disent souvent : "Venez, nous avons un camp sûr." Mais qui aide ceux pris au piège dans les zones de guerre? À Sarajevo, assiégée, les snipers tchétchènes visaient tous, Bosniens comme Serbes restés. Les guerres ont souvent un aspect fratricide. Les humanitaires sont les frères et sœurs de guerre. Ils prennent des risques pour aider où le besoin est criant. Médecins Sans Frontières, par exemple, a mis en place des soutiens psychologiques pour ses volontaires. Boris Cyrulnik a développé des soins spécifiques pour ceux qui rentrent déboussolés de missions. Ces retours sont durs : sans sécurité sociale, sans logement, juste un passeport. Ils sont comme des anciens combattants, ayant aussi besoin d'aide. Sur le terrain, même avec un gilet pare-balles et un casque à la croix rouge, ils restent des cibles. À Gaza, l'attaque contre des humanitaires peut être vue comme une erreur, mais une ambulance marquée de la croix rouge attire aussi les terroristes. Détruire l'ambulance affaiblit psychologiquement ceux que les médecins viennent soutenir. Ainsi, que ce soit en tant qu'humanitaire ou militaire, le médecin est une figure particulièrement exposée sur le champ de bataille. Amal Dadolle : Vous utilisez le terme WALI pour désigner certaines femmes en Centrafrique. Alors, quelle dynamique sociale et émotionnelle se joue entre ces femmes et les soldats en mission? Et comment cette expérience a-t-elle influencé votre approche de l'humanité dans les zones de conflit? Patrick Clervoy : En Sango, la langue centrafricaine, "Wali" signifie femme. Mais pour les militaires en Centrafrique à cette époque, "Wali" désignait ce qu'on appelait légalement des hôtesses, en réalité des prostituées dans le camp. Ce manichéisme autour de la prostitution dans les camps militaires soulève des questions. D'un côté, une prostitution bien régulée protège les femmes : elles ne sont pas agressées, sont justement rémunérées, et cela peut prévenir la transmission de maladies sexuellement transmissibles comme la syphilis ou le Sida, qui faisait alors des ravages. Ces femmes, souvent étrangères, majoritairement tchadiennes ou congolaises, étaient vulnérables. Sans la structure du camp, elles auraient été exposées à des dangers encore plus grands. Elles avaient aussi des enfants, et beaucoup luttaient contre l'alcoolisme, utilisant leur argent pour acheter de l'alcool. Malgré tout, ce système posait la question de sa justification face à la lutte contre le Sida et la syphilis. Après réflexion, la réponse fut négative et le système fut fermé. J'ai même reçu une note d'une des femmes me reprochant d'avoir contribué à cette fermeture pour des raisons sanitaires. Je comprends leur détresse, mais il ne me semblait pas justifiable de maintenir un système désuet, qui ne correspondait plus aux valeurs actuelles.La vision de la paix et de la fraternité de Patrick Clervoy
Amal Dadolle : Votre rencontre avec Liliana, qui a travaillé comme traductrice pour le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés durant le siège de Sarajevo, soulève des points poignants sur les répercussions de la guerre sur les civils. Alors en vous basant sur son témoignage, pourriez-vous nous partager les enseignements que vous avez tirés sur la résilience des pacifistes en temps de conflit? Et comment, en ces expériences personnelles, peuvent-elles enrichir et orienter les stratégies des opérations humanitaires et des efforts de paix au niveau international? Patrick Clervoy : Dans mon livre, je m'efforce de ne pas divulguer de noms pour protéger l'identité des personnes impliquées. Cependant, j'ai choisi de nommer Liliana, car aujourd'hui elle occupe des fonctions ministérielles importantes. Après avoir survécu à l'horreur de Sarajevo entre 1995 et 1998, elle a reconstruit sa vie. À l'époque, elle travaillait comme traductrice pour les casques bleus, jouant un rôle crucial dans un contexte où le manichéisme était impossible. L'ex-Yougoslavie était un terrain complexe, avec trois groupes ethniques et religieux distincts utilisant trois alphabets différents. Une fois, en l'absence de Liliana, une autre interprète nous a accompagnés dans un camp de réfugiés. Ce jour-là, la manière dont nous prononcions le mot pour "café" a révélé notre identité supposée de Bosniaks, réduisant le nombre de nos consultants. Quand c'était Liliana qui nous accompagnait, nos journées étaient longues. Nous commencions à 10 heures sans interruption jusqu'à 17 heures, retardant notre repas pour ne pas manger devant ceux qui n'avaient rien. Liliana était le lien verbal essentiel avec les patients. Sa traduction était si fluide que je me sentais en conversation directe avec les patients. Après de nombreux weekends de travail intensif avec elle, notre dernière mission ensemble fut émotive. En partant, elle nous a dit : "Vous devez revenir, nous sommes tous fous ici." J'ai formé un lien d'intense fraternité avec elle. Avant de partir, tout ce que je pouvais promettre, c'était de témoigner en France de ce que j'avais vu. J'ai honoré cette promesse en publiant des éditoriaux dans des journaux médicaux. Le courage de Liliana m'a profondément marqué. Elle a traversé des épreuves incroyables, y compris la perte de sa mère et la lutte de son fils contre une grave leucémie de Hodgkin. Son courage n'est pas celui d'un soldat au combat, mais celui d'une femme qui se bat au quotidien pour sa communauté. Liliana était admirable, et je suis reconnaissant de l'avoir rencontrée. Je suis entré dans la carrière avec des illusions, et bien que certaines aient été perdues, elles m'ont été utiles.Extrait du livre Frères d'Armes. Médecin militaire en opérations extérieures
Je suis entré dans la carrière avec des illusions. Sans celles-ci, je n’aurais pas fait grand-chose. Les illusions ont leur utilité. Au fil de mes pérégrinations, une illusion est tombée. Le pacifisme n’est pas pour ce monde. Les guerres traînent partout et font tourner le malheur d’un pays à l’autre. Il y a aussi un paradoxe. Les guerres font surgir du bien. Face au chaos, les hommes tissent des liens. Ils répondent à la détresse par un comportement que je place au-dessus de tous les autres : la fraternité. J’ai observé les soldats à l’ouvrage. Des jeunes et des anciens. Les uns animés par la fougue de leur jeunesse, d’autres à l’enfance esquintée qui se reconstruisaient dans l’armée après avoir été abîmés par la vie. Même parmi eux, j’ai observé des élans de dévouement lorsque les épreuves les met- taient face à des personnes en détresse. Le patriotisme est une expression de cette solidarité. J’ai vu des jeunes, d’origine africaine, asiatique ou maghrébine, de culture et de religion différentes, croire aux mêmes valeurs, s’exposer au danger et s’unir sous une même bannière pour porter assistance à leurs frères d’armes. Cet inépuisable dévouement m’inspire une profonde affection et un attachement. Le souvenir de leur personnalité me touche encore et me console. Je considère comme un privilège d’avoir partagé avec eux ces moments particuliers.
Propos recueillis par Amal Dadolle suite à la publication du livre de Patrick Clervoy "Frères d'Armes. Médecin militaire en opérations extérieures".
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Publié le 23/04/2024, mis à jour le 05/11/2024