“Nous sommes tous fous” : Sabrina Philippe redéfinit la schizophrénie
Publié le 19/10/2025
Podcasts savoir être
“Nous sommes tous fous” : Sabrina Philippe redéfinit la schizophrénie
46 minutes min d'écoute
Dans cet épisode de BloomingYou, le podcast bien-être corps et esprit, nous recevons Sabrina Philippe, psychologue clinicienne et enseignante en psychologie, auteure du roman Nos folies invisibles (Mazarine Edition).
Loin d’être un simple essai théorique, ce roman pose une question essentielle : que se passe-t-il quand la folie ne rentre pas dans les cases médicales ? Quand les voix que certaines personnes entendent pourraient être bien plus que des symptômes ? Et quand l’amour et la présence jouent un rôle que les traitements seuls ne peuvent pas tenir.
Un roman initiatique
Pourquoi ne pas travestir la souffrance
Sabrina Philippe est catégorique : ses romans ne sont pas des livres « feel good ». Ce sont des romans initiatiques. En tant que psychologue, elle a entendu des histoires de souffrance durant des années. Elle refuse de « remencer, dulcorer ou travestir » cette réalité.
« Je n’ai pas envie de raconter une histoire jolie si c’est une historiette. Ça serait manquer de respect à tous ceux qui souffrent », confie-t-elle durant le podcast.
Ivan, jeune schizophrène pris au piège
Le personnage central du roman s’appelle Ivan. C’est un jeune homme de 27 ans chez qui les troubles ont débuté à 17 ans – l’âge typique du début de la schizophrénie chez les adolescents et jeunes adultes.
Depuis 10 ans, Ivan alterne entre :
L’hôpital psychiatrique (séjours continus)
Son studio qu’il occupe grâce à l’allocation adulte handicapé
Un dilemme sans issue : soit il prend ses médicaments et se « commate » devant la télé, soit il les abandonne et entend des voix, ce qui le ramène à l’hôpital.
La schizophrénie : une maladie qui fait peur
Pourquoi ce diagnostic ?
Sabrina Philippe explique qu’elle n’a pas « choisi » d’écrire sur la schizophrénie. Le personnage d’Ivan lui est venu en marchant sur la plage de Dieppe. Mais a posteriori, elle comprend : c’est le diagnostic qui fait le plus peur.
« Avoir des hallucinations, ça fait peur. Quand vous voyez quelqu’un dans la rue qui semble dangereux, qui vous parle alors qu’il ne vous parle pas… »
Le délai de diagnostic : une problématique systémique
La psychologue soulève un enjeu majeur : le diagnostic est souvent posé tard.
Ce n’est généralement qu’après une succession de crises et d’hospitalisations qu’on nomme la schizophrénie. Et parfois, les médecins ne prononcent même pas le mot : les patients se croient déprimés pendant des années, alors qu’on leur prescrit des antipsychotiques.
« On savait que ce n’était pas de la dépression au type de médicaments, mais le mot n’était pas dit », explique-t-elle.
Une prise en charge précoce aurait pu limite l’évolution. Mais le système n’est pas équipé pour cela.
La psychiatrie : le parent pauvre de la médecine
Des services extraordinaires... et des services où on « végète »
Sabrina Philippe a parcouru différents services psychiatriques. Son constat est nuancé mais critique :
Certains services offrent une prise en charge exceptionnelle
Beaucoup d'autres : patients « choutés » par manque de personnel, manque de temps, manque de moyens
« La psychiatrie est encore trop rétrograde et barbare. On met les patients en attente parce qu'il n'y a pas assez de soignants », affirme-t-elle.
Une série québécoise qui illustre le problème global
Elle cite la série « Empathie » (tournée au Québec) : même constat là-bas. Ce n'est pas une question géographique, c'est une question de conception de la maladie mentale qui n'a pas évolué.
Un système à la chaîne
Voici le circuit décrit par Sabrina Philippe :
Patient vu rapidement à la chaîne
Médicaments ajoutés à l'ordonnance (sans toujours retirer les anciens)
Patient assommé par les molécules
Dès amélioration : renvoi à domicile
Cycle qui recommence
Elle a observé des ordonnances de trois pages de médicaments – un cumul jamais revu.
L'invisible : quand les voix ne sont pas que des symptômes
Une hypothèse dérangeante, présentée avec humilité
Sabrina Philippe propose une idée controversée : et si certaines voix ou hallucinations n'étaient pas toutes des symptômes pathologiques ? Et si certaines pouvaient être des perceptions d'entités ou des messages ?
Elle insiste : ce n'est pas un appel à arrêter les traitements. C'est une invitation à écouter le contenu du délire plutôt que de le balayer.
« Beaucoup de psychiatres voient le mot « délire » et se demandent juste quel médicament donner, sans écouter le patient », observe-t-elle.
Jacques, le personnage médium
Pour incarner cette ouverture, elle crée Jacques, humble et gratuit, qui reçoit et transmet sans monétiser son don.
Psychologie et spiritualité : intimement liées
« La psychologie c'est la descente en soi. La spiritualité c'est la remontée. Vous ne pouvez pas monter si vous n'êtes pas descendu », dit-elle.
Pour elle, ces deux dimensions ne s'opposent pas ; elles se complètent.
Sabrina Philippe : une canalisation plus qu'une création
Comment naissent ses romans
Sabrina Philippe ne choisit pas ses histoires. Elle les entend.
« Je ne suis pas celle qui crée. Je suis une passeuse. Les personnages viennent me parler, me chuchoter. Moi aussi, j'entends des voix », confie-t-elle avec humour.
Le premier jet du roman naît d'une phrase qui tourne, tourne, tourne... jusqu'à la forcer à s'asseoir à son ordinateur.
Écrire plutôt qu'enseigner
Elle refuse de monétiser ses dons. Pas de stages bien-être payants, pas d'ateliers commercialisés. Le livre lui permet de vivre et de continuer à transmettre – c'est sa justification éthique.
« Quand je n'aurai plus rien à transmettre, j'arrêterai », dit-elle.
Le soin : un mix d'humanité, de médicaments et de lien
Qu'est-ce qui guérit vraiment ?
Sabrina Philippe hiérarchise rarement, mais elle affirme une chose clairement :
« Le plus thérapeutique, c'est l'intention d'humanité d'un être humain envers un autre être humain ».
Cela englobe :
Le regard qui vous voit
L'écoute qui vous entend
La présence authentique (pas du faire semblant)
Les médicaments : oui, mais bien dosés
Elle n'est absolument pas contre les médicaments. Mais :
Ils doivent être correctement dosés
Ils doivent être régulièrement réévalués
Ils ne doivent pas remplacer le lien
« Un traitement bien dosé est très aidant. C'est comme un doliprane quand vous avez mal à la tête – ça réduit la souffrance pour pouvoir travailler », illustre-t-elle.
Le rôle de la famille : nuancé
Sabrina Philippe refuse une réponse univoque :
Certaines familles sont toxiques et il faut s'en détacher
D'autres sont des ressources essentielles
Chaque situation est unique
Le suicide : un mot à prononcer
La censure automatique des plateformes
Sabrina Philippe soulève un problème technique surréaliste : le mot « suicide » est blanchi (censuré) sur les podcasts.
« Vous prononcez le mot « suicide » et il est automatiquement blanchi. C'est incroyable », dénonce-t-elle.
Pourquoi en parler dans le roman
« Nous sommes dans une société où ce qui n'est pas nommé n'existe pas », argue-t-elle.
Ne pas parler du suicide, c'est :
Rester dans la pensée magique (« si on ne le dit pas, ça n'arrivera pas »)
Abandonner ceux qui se disent : « j'en ai plus envie d'être sur cette terre »
Perdre une opportunité de tendre la main
« Dire « j'ai envie que ça se termine » c'est une main tendue », souligne-t-elle.
Note sur le livre : Dans Nos folies invisibles, Ivan quitte Paris pour les falaises de Dieppe. Ce lieu n'est pas choisi par hasard – c'est le décor réel où Sabrina Philippe vit et où elle a aussi travaillé.
L'amour : essence de la vie, pas réparation
« L'amour, il est la vie, il est la lumière. C'est l'essence même de notre âme », explique Sabrina Philippe.
Pour elle, l'amour n'est pas un outil thérapeutique parmi d'autres. C'est l'infrastructure fondamentale : tenir la porte à une personne âgée, c'est un acte d'amour.
Contre la déshumanisation technologique
Elle voit émerger des gens qui disent « j'appelle mon IA » au lieu de parler à un ami. Ce qui la préoccupe :
« On ne peut pas donner à une IA une intention de soins, d'aide ou d'amour. C'est le regard échangé entre deux personnes qui est thérapeutique ».
À retenir : trois piliers du roman
Voici ce que Sabrina Philippe souhaite que les lecteurs comprennent :
1. L'étiquette n'est pas la personne
Un diagnostic psychiatrique aide à comprendre, mais il ne doit jamais réduire quelqu'un à ce diagnostic. Derrière chaque diagnostic : une vie entière.
2. Le soin est un mix
Ni le traitement seul
Ni l'amour seul
Ni la parole seule
C'est l'articulation relationnel + médical + existentiel qui permet d'avancer.
3. Rester rationnel et accueillir ce qui nous dépasse
« Ayons l'humilité du chercheur et non la suffisance du sachant », dit-elle.
La psychiatrie doit être prise au sérieux. Mais l'humain la dépasse toujours.
Message en cas de crise
Si vous ou un proche traversez une zone difficile :
Parlez à quelqu'un aujourd'hui
Trouvez un soignant avec humanité – quelqu'un qui vous regarde et vous écoute vraiment
Choisissez un micro-acte qui protège votre équilibre (une tasse de café, un appel à quelqu'un qu'on aime)
Conclusion
Nos folies invisibles n'offre pas de réponses faciles. C'est une proposition, pas une affirmation. Sabrina Philippe ouvre un champ : celui où la maladie mentale est prise au sérieux, sans réduire la personne à son diagnostic. Où les traitements côtoient l'humanité, le lien et les dimensions qu'on ne sait pas nommer.
« Regardons nos propres folies comme des signes de notre humanité », telle est son invitation finale.