La médecine a longtemps négligé les spécificités féminines, entraînant des inégalités majeures dans les soins, les diagnostics et les traitements. Pendant des décennies, les chercheurs ont exclu les femmes des essais cliniques, retardant la prise en charge des maladies qui les affectent spécifiquement.
Pour mieux comprendre ces inégalités, nous avons rencontré Marie-Morgane Le Moël, co-autrice du livre Les Négligées. Enquête au cœur du business de la santé des femmes (Harper Collins), écrit avec Solènne Le Hen. À travers cet ouvrage, elles analysent les mécanismes de ces discriminations médicales et proposent une réflexion pour une prise en charge plus juste et efficace.
La recherche clinique : un modèle masculin inadapté
Depuis les années 1970, les autorités sanitaires ont volontairement exclu les femmes des essais cliniques, invoquant le risque pour les femmes en âge de procréer. Cette décision a eu des conséquences majeures : la majorité des traitements a été testée sur des hommes avant d’être généralisée aux femmes, sans ajustement des doses ni des effets secondaires.
Selon l’OMS, les femmes subissent
50 % plus d’effets secondaires liés aux médicaments que les hommes. Le somnifère zolpidem en est un exemple frappant : les femmes le métabolisent plus lentement, ce qui entraîne un risque accru d’accidents de la route. "Pendant des années, nous avons administré aux femmes des médicaments comme si elles étaient de petits hommes", déclare la chercheuse Dr. Caroline Criado Perez.
Le sous-financement de la recherche sur la santé des femmes
Les institutions de recherche et les laboratoires pharmaceutiques investissent peu dans la santé des femmes.
Seul 1 % des financements mondiaux sont consacrés à la recherche sur les maladies féminines, un chiffre qui atteint
5 % en incluant les cancers gynécologiques. Ce manque de ressources ralentit le développement de traitements efficaces et contribue à une prise en charge tardive des patientes.
"Il y a plus d’études sur l’érection masculine que sur l’endométriose, alors que cette maladie touche une femme sur dix", déplore Dame Lesley Regan, spécialiste en gynécologie.
Un diagnostic tardif et une prise en charge inégale
La parole des femmes : une écoute insuffisante
Les femmes se heurtent trop souvent à une minimisation de leurs symptômes lorsqu’elles consultent un médecin. De nombreuses patientes témoignent du fait que leur douleur est qualifiée d'exagérée, psychosomatique ou simplement attribuée au stress. Cette réalité, connue sous le nom de "biais de genre en santé", a un impact direct sur la qualité de leur prise en charge. Un rapport de l’INSERM souligne que les patientes doivent souvent insister davantage que les hommes pour être écoutées et obtenir des examens complémentaires. Ce manque d’écoute et de reconnaissance des symptômes peut retarder le diagnostic de maladies graves, comme l’endométriose ou les troubles cardiovasculaires.
"Si la médecine considère encore trop souvent la douleur des femmes comme une plainte et non comme un signal d'alerte, alors nous devons changer notre façon d’écouter", explique la sociologue Céline Lefèvre.
L’endométriose : une pathologie longtemps ignorée
L’endométriose affecte environ
10 % des femmes en âge de procréer, provoquant douleurs chroniques, troubles menstruels et infertilité. Pourtant, les médecins mettent en moyenne
7 à 10 ans avant d’établir un diagnostic. Le manque de formation des professionnels et l’absence de traitements curatifs aggravent la situation. Les traitements actuels, principalement hormonaux ou chirurgicaux, ne constituent pas une solution définitive.
Les maladies cardiovasculaires : un biais médical dangereux
Les maladies cardiovasculaires constituent la première cause de mortalité chez les femmes, mais elles restent perçues comme des "maladies masculines". Les patientes subissent un
retard de 37 minutes en moyenne avant une prise en charge après un infarctus, par rapport aux hommes.
"Les femmes ont un appareil reproducteur, mais elles ont aussi un cœur et des poumons !" rappelle la chercheuse Muriel Salle. Leurs symptômes diffèrent souvent de ceux des hommes : plutôt qu’une douleur thoracique brutale, elles ressentent
une fatigue extrême, des nausées ou des douleurs diffuses. Ce décalage complique le diagnostic et entraîne un taux de mortalité plus élevé.
La ménopause et ses conséquences sous-estimées
La ménopause entraîne des modifications hormonales qui augmentent les risques d’hypertension, de diabète et de
maladies cardiovasculaires. "Cette dysrégulation hormonale agit de façon insidieuse", explique la cardiologue Claire Mounier-Vehier. Malgré ces impacts, les traitements hormonaux substitutifs restent sous-prescrits, en raison de craintes liées aux effets secondaires.
L’histoire de Clara : un cas révélateur
Clara, victime d’un premier AVC, a vu ses symptômes minimisés et a reçu un diagnostic tardif. Les médecins ont d’abord attribué ses troubles à un facteur psychosomatique avant de découvrir, après un second AVC, qu’elle souffrait d’une malformation congénitale. Son cas illustre comment les femmes subissent des diagnostics tardifs en raison d’un biais médical qui néglige leurs symptômes.
Un marché lucratif profitant du vide médical
L’essor des thérapies alternatives
Le manque de solutions médicales adaptées a favorisé l’essor d’un marché du bien-être en pleine expansion. Selon le
Global Wellness Institute, ce marché représentait
5,6 milliers de milliards de dollars en 2022, dépassant le PIB de l’Allemagne. Des marques comme Goop, fondée par Gwyneth Paltrow, commercialisent des produits aux bienfaits non prouvés, tels que des œufs de jade censés équilibrer les hormones.
Le scandale des implants pelviens
Les implants vaginaux illustrent la marchandisation du corps féminin. Présentés comme des solutions miracles contre l’incontinence urinaire, ces dispositifs ont causé de graves complications : infections, douleurs chroniques et impossibilité de les retirer. De nombreuses patientes ont intenté des procès, révélant
une stratégie commerciale où le profit a primé sur la sécurité.
Des avancées encourageantes
Face à ces constats, certaines initiatives cherchent à corriger ces inégalités. Le programme
Horizon Europe a intégré un axe dédié à la santé des femmes, encourageant la recherche et le développement de traitements spécifiques. Aux États-Unis, la
FDA impose désormais des essais cliniques plus inclusifs.
Le "Bus du cœur des femmes"
En France, le "Bus du Cœur des Femmes" parcourt le pays pour offrir des bilans de santé cardiovasculaires aux femmes. Ce type de programme sensibilise aux risques spécifiques et favorise une prise en charge précoce.
L’évolution de l’éducation médicale
Plusieurs facultés de médecine incluent désormais des modules sur la santé des femmes afin de sensibiliser les futurs médecins aux biais de genre dans le diagnostic et le traitement des pathologies féminines.
Vers une médecine plus équitable
Malgré ces avancées, beaucoup reste à faire pour corriger les inégalités de santé entre les sexes. Il est impératif d’intensifier la recherche, d’améliorer la formation des professionnels de santé et de réglementer les produits du bien-être qui exploitent le vide médical.
"Si ce livre contribue à faire évoluer les pratiques médicales en prenant mieux en compte les spécificités féminines, alors nous aurons atteint notre objectif", déclarent les autrices de
Les Négligées.
Conclusion
La santé des femmes ne doit plus être une question secondaire. Les inégalités d’accès aux soins, les biais médicaux et le sous-financement de la recherche compromettent leur bien-être et leur espérance de vie.
Informer, dénoncer, agir : ces trois principes doivent guider les réformes à venir pour garantir une médecine plus juste et adaptée à toutes et tous. Comme le souligne la Dr Claire Mounier-Vehier : "Les femmes doivent exister pour elles-mêmes, et non seulement pour les autres."