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Publié le 01/09/2021, mis à jour le 09/12/2023
Sujets d'actualité
Dérives identitaires : comment en est-on arrivé là ?
De l’espoir au repli identitaire
Historienne de la psychanalyse, auteure notoire et publiée dans le monde entier, Elisabeth Roudinesco est avant toute chose une intellectuelle engagée, progressiste, et… quelque peu inquiète.
Son dernier ouvrage « Soi-même comme un roi » (éditions Seuil) est un essai consacré aux dérives identitaires.
Des dérives traditionnellement assignées à l’extrême droite, mais qui concernent aujourd’hui des mouvements antiracistes, féministes et LGBTQIA+, qui, au départ, avaient vocation à être progressistes et émancipateurs.
Elisabeth Roudinesco ouvre son essai sur un constat : « Depuis une vingtaine d’années, les mouvements d’émancipation sembleraient avoir changé de cap. Ils ne se demandent plus comment transformer le monde pour qu’il soit meilleur, mais s’attachent à protéger les populations de ce qui les menace : inégalités croissantes, invisibilité sociale, misère morale.
En conséquence, les revendications sont à l’inverse de ce qu’elles avaient été durant un siècle. On se bat moins pour le progrès…On affiche ses souffrances, on dénonce l’offense, on donne libre cours à ses affects, autant de marqueurs identitaires qui expriment un désir de visibilité, tantôt pour affirmer son indignation, tantot pour revendiquer d’être reconnu…Cette auto-affirmation de soi transformée en hypertrophie du moi serait donc le signe distinctif d’une époque où chacun cherche à être soi-même comme un roi et non pas comme un autre ».
Dans ce changement de paradigme, il n’est donc plus question de s’interroger sur la question de savoir comment vivre et avancer ensemble. L’esprit humaniste a cédé la place à une forme d’esprit clanique avec en prime l’exclusion, le repli sur soi, voire la haine de l’autre.
Comment cette inversion des valeurs a pu naître ?
Comment en est-on arrivé là ?
Privé de collectif
Tout commence dans les années 1990 avec la fin de la guerre froide, du communisme et la montée en puissance d’un Occident individualiste, consumériste et désenchanté car privé de sens et de collectif.
C’est dans ce contexte qu’émerge ce que le sociologue Christopher Lasch appelle la culture du narcissisme, où chacun est préoccupé par son nombril et ses angoisses.
La culture du narcissisme a ensuite laissé place à la culture identitaire, où apparait le phénomène d’assignation identitaire, c’est-à-dire le fait d’être assujetti à une seule et unique identité. Je suis homosexuel, je suis noir, je suis juif etc. En clair, je suis tout sauf humaniste et cosmopolite.
Et c’est ainsi que selon certains mouvements, militants et penseurs, les combats pour la liberté et les droits ne peuvent plus être universels mais seulement limités à ceux qui sont directement concernés.
Un exemple : le retour des races
Parmi les mouvements antiracistes où l’assignation identitaire est forte, on compte les Indigènes de la République. Notamment parce qu’ils remettent à l’honneur le concept révolu et archaïque de race à travers le terme de « racisé » pour signifier qu’ils sont victimes de discrimination. Ce faisant, Elisabeth Roudinesco note qu’ils s’assignent eux-mêmes l’étiquette de « victime ».
Par ailleurs, certains représentants des Indigènes de la République expliquent volontiers qu’un noir peut lutter contre le racisme mais pas contre l’antisémitisme parce qu’il n’est pas juif. Idem, un juif ne peut pas lutter contre le racisme. Quant au blanc, il est selon eux, et soi-disant naturellement incapable d’entrer en empathie avec qui que ce soit !
Dans cette logique, ces militants racisés affirment que l’anticolonialisme d’un Jean-Paul Sartre n’est qu’une forme dissimulée de colonialisme blanc.
Ainsi, l’identité et le discours des personnes sont systématiquement réduits à leur sexe, leur origine, leur orientation sexuelle et couleur de peau. Ce qui pose deux problèmes : non seulement c’est témoigner d’un mépris de l’âme humaine, mais c’est aussi nourrir durablement tous les préjugés et racismes possibles.
On est loin du Discours sur la négritude d’Aimé Césaire en 1987 pour qui « l’identité est le noyau propre de la singularité humaine, de l’homme immergé dans une culture et non pas dans une race. »
Élisabeth Roudinesco insiste :
« rien n’est plus régressif pour la civilisation que de se réclamer d’une hiérarchie des identités et des appartenances. Certes, l’affirmation identitaire est toujours une tentative de contrer l’effacement des minorités opprimées, mais elle procède par un excès de revendication de soi, voire par un désir fou de ne plus se mélanger à aucune autre communauté que la sienne. Et dès lors que l’on adopte un tel découpage hiérarchique de la réalité, on se condamne à inventer un nouvel ostracisme à l’égard de ceux qui ne seraient pas inclus dans l’entre-soi. »
Comment changer la donne ?
La diversité nous sauvera
Face à la bêtise et au repli sur soi, les arguments sont nombreux et sont en fait déjà là depuis les années 1960 et 1970 grâce à de grandes figures intellectuelles émancipatrices que sont Foucault, Césaire, Lévi-Strauss, Sartre, Deleuze, Derrida et Frantz Fanon.
Ce dernier d’ailleurs est l’auteur de la fameuse réplique : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous. » De même que dès 1952, il estimait qu’il ne serait jamais « l'esclave de l'esclavage ». Autrement dit, le passé est ce qu’il est et seul comptent le présent et l’avenir.
Enfin, pour concilier les paradoxes entre « universalisme » et « différence », Claude Lévi-Strauss avait insisté sur la nécessaire diversité « en affirmant que l’uniformisation du monde menait autant à son extinction que la fragmentation des cultures".
Concept que Roudinesco explicite ainsi :
« Si tout le monde se ressemble, l'humanité se dissout dans le néant ; si chacun cesse de respecter l'altérité de l'autre en affirmant sa différence identitaire, l'humanité sombre dans la haine perpétuelle de l'autre. Les sociétés ne doivent donc ni se dissoudre dans un modèle unique (la mondialisation) ni se refermer dans des frontières carcérales (le nationalisme). »
Quel que soit le sujet, la loi de l’équilibre est comme toujours la voie du salut.
Paroles d’un Humaniste
Une loi particulièrement appréciée par Montesquieu qui, face aux discours identitaires ombrageux, faisait le choix de l’humanité :
« Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce que je suis homme avant d’être français ou bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français que par hasard. Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe ou qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. »
Source : Elisabeth Roudinesco, « Soi-même comme un roi », éditions Seuil, 2021
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Publié le 01/09/2021, mis à jour le 09/12/2023