Avec Voltaire, Rousseau est certainement le philosophe des Lumières dont nous avons le mieux retenu le nom. De son temps, son esprit farouche et anticonformiste lui aura valu beaucoup de détracteurs et fait changer trois fois de religion.
Son esprit rebelle lui aura également peut être permis de prendre beaucoup de recul avec ses compères des Lumières.
Ces derniers portaient aux nues l’idée du Progrès comme destin heureux des hommes. Ils estimaient que les hommes pouvaient se bâtir un monde meilleur grâce au génie du cerveau humain, et non plus seulement aux bonnes grâces divines.
C’est dans cet enthousiasme général que Rousseau se distingue. Pour lui, le Progrès est une fausse source de bonheur.
Quelles sont les fausses sources du bonheur selon Rousseau?
Le Progrès
Rousseau ne doit pas seulement sa réputation à son caractère anticonformiste et sauvage. Il la doit à sa magnifique plume qui a su exprimer avec élégance et simplicité des idées originales et complexes.
Il a su, entre autres, distinguer les limites de la démocratie, et les dangers du Progrès sur le bonheur des hommes.
Rousseau note ainsi que progresser n’est pas s’élever. Dans le premier cas nous cultivons notre intelligence, dans le second cas nous cultivons notre sagesse. Or, pour Rousseau la sagesse est un bien meilleur garant du bonheur que l’intelligence, car le bonheur lui est intimement lié :
« Quoi qu’on puisse en dire, j’ai été sage, puisque j’ai été heureux autant que ma nature m’a permis de l’être. Je n’ai point été chercher ma félicité au loin, je l’ai cherchée auprès de moi et l’y ai trouvée.»
Le bonheur se trouverait-il donc entre les mains de la grâce divine, et donc de la religion?
La religion
Rousseau aura consacré toute son œuvre et sa vie à être heureux. Une quête de vie qui fait l’objet de thèse de Joël Bienfait, agrégé de Lettres modernes et auteur du «Bonheur entre Jean Jacques et Rousseau» .
Son étude s’attache à démontrer que bien que Rousseau ait été Chrétien, il estime que le bonheur ne peut être compatible avec la religion. De même qu’avec toute autre forme de croyance d’ailleurs.
Il faut dire que pendant longtemps, l’Église s’est invitée dans la vie sociale et intime des gens. Elle allait souvent à l’encontre de leurs inclinaisons naturelles, ce qui ne pouvaient que les rendre malheureux.
Alors si ni le Progrès ni les Dogmes nous conduisent à l’épanouissement de soi et à une vie sage et heureuse, quel est donc le chemin à prendre? Celui de soi-même répond Rousseau. Il affirme ainsi que le bonheur ne dépend que de soi.
Pourquoi le bonheur ne dépend-t-il que de soi?
La connaissance de soi
On n’aime que ce que l’on connaît et comprend, c’est la simple raison pour laquelle il est important de se connaître. Rousseau, connaisseur des Anciens, et donc du mythe de Narcisse avait compris que l’authenticité était une condition non négociable d’une vie épanouie.
L’humain est par nature paradoxal, nous avons tous les mêmes pulsions de violence et d’égoïsme quand nous sommes frustrés. Il n’empêche que nous savons aussi aimer, soutenir, consoler, nourrir, etc…
La connaissance de soi permet d’être lucide avec ses qualités, ses défauts mais aussi ses besoins et ses envies. Se connaître, c’est certes passer par des vérités désagréables, mais c’est surtout faire la lumière sur sa propre valeur.
Le respect de soi
Le bonheur chez Rousseau demande d’être conscient de sa valeur et des valeurs qui nous inspirent et nous portent.
En faisant ce travail intérieur, on ne se rend pas forcément compte que l’on construit sa propre estime, et son respect de soi. C’est pourtant bien ce qu’il se passe.
Si le respect de soi est un garant du bonheur, c’est parce qu’il nous met au centre de nos décisions et de nos choix. Nous agissons en fonction de nous et non des attentes de nos proches ou de la société:
«J’appris que la première sagesse est de vouloir ce qui est, et de régler son cœur sur sa destinée. Voilà tout ce qui dépend de nous, me disiez-vous; tout le reste est de nécessité».
Rousseau le sait par expérience.
Pour consolider et éprouver le bonheur, autrement dit être heureux, il faut plus que se respecter, il faut aussi apprendre à s’aimer.
Comment apprendre à s’aimer?
Être aligné avec ses valeurs
Le respect de soi implique inévitablement la nécessité d’être aligné avec ses valeurs. Bien que cela soit certainement une aspiration de tous, la société ne nous facilite pas les choses. Les tentations et le risque d’être excommunié du groupe pour avoir dit sa vérité nous éloignent bien souvent de notre alignement.
Rousseau compare la vie en société à un champ de bataille, et distingue les courageux des vrais héros:
«Le brave ne fait ses preuves qu’aux jours de bataille, le vrai héros fait la sienne tous les jours ; Et ses vertus, pour se montrer quelques fois en pompe, n’en sont pas d’un usage moins fréquent sous un extérieur plus modeste.»
Si nous nous éloignons de nos principes, c’est bien pour gagner ailleurs. Le désir de gloire, de réussite sociale est le sacerdoce des braves. Leur ambition les dirige et les pousse à se dépasser ou à oublier leurs valeurs si elles les freinent dans leur avancement.
Quoiqu’il en soit, ils sortent des sentiers battus. Mais pour celui qui veut être droit et honnête avec lui-même et les autres, la souplesse d’esprit n’est pas de rigueur. Un amour vrai ne fait pas de compromis.
Prendre soin de soi
Parce que la vie nous éprouve assez, il est nécessaire de prendre soin de soi. Nous pourrions parier que Rousseau aurait adoré la philosophie nordique du Hygge.
Les plaisirs du cœur sont le bonheur du sage:
«Que ces plaisirs sont doux à qui sait les goûter! Heureux qui les connaît, et sait s’en contenter! Jouir de leurs douceurs dans un état paisible, c’est le plus cher désir auquel je suis sensible. Un bon livre, un ami, la liberté, la paix: Faut-il pour vivre heureux former d’autres souhaits?»
Bien que Rousseau soit un esprit indépendant, il ne considérait pas que le bonheur soit possible sans les autres. Un état d’esprit heureux et joyeux nous pousse naturellement à être ouverts aux autres.
D’ailleurs Rousseau aura consacré une grande partie de son parcours philosophique à réfléchir au bonheur collectif. Dans « De la République », par exemple, il s’interrogera sur quel régime politique le bonheur collectif peut émerger.
Le bonheur collectif et social est-il possible?
La liberté d’être et d’aimer
Pas de bonheur sans liberté . La liberté c’est avant tout la possibilité de suivre son cœur, ses désirs, pouvoir faire ce qu’on veut, où on veut et avec qui on veut et s’il le veut bien. Une valeur à laquelle le farouche Rousseau se montre très fidèle.
Quand il devient connu, beaucoup s’attendent à ce que le succès change Rousseau et le fasse plier devant les codes mondains. Or, il ne l’entendit pas de cette oreille
«Le succès de mes premiers écrits m’avait mis à la mode. L’état que j’avais pris excitait la curiosité; l’on voulait connaître cet homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre heureux à sa manière.»
La première liberté que l’on doit s’accorder pour Rousseau c’est d’être cohérent avec sa nature, d’exprimer qui on est. C’est seulement ainsi que nous pouvons pleinement nous épanouir.
Si nous pouvions nous accorder cette liberté, il est évident que cela ne pourrait que servir le bonheur de vivre ensemble.
Même si la liberté de Rousseau est indépendante, elle n’est pas misanthrope. L’amitié est aussi cruciale pour le philosophe.
«Je sais qu’une solitude absolue est un état triste et contraire à la nature. Les sentiments affectueux nourrissent l’âme, la communication des idées avive l’esprit. Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l’homme en cette vie qu’on n’y parvient jamais à bien jouir sans le concours d’autrui.»
Le code du travail Rousseauiste
Nous le savons, le travail peut nous épanouir comme nous aliéner . A ce propos, Rousseau propose son code du travail :
«L’homme […] est un être trop noble pour devoir servir simplement d’instruments à d’autres.
Et l’on ne doit point l’employer à qui leur convient sans consulter aussi ce qui lui convient à lui-même; Car les hommes ne sont pas faits pour les places, mais les places sont faites pour eux. […]
Il ne faut pas tant chercher dans leur partage l’emploi auquel chaque homme est le plus propre, que celui qui est le plus propre à chaque homme pour le rendre bon et heureux autant qu’il est possible.
Il n’est jamais permis de détériorer une âme humaine pour l’avantage des autres, ni de faire un scélérat pour le service des honnêtes gens.»
En somme, le bonheur collectif est possible tant qu’il repose sur la réciprocité. Que l’on accorde à l’autre les privilèges et le bonheur que l’on se donne à soi-même.
Source : Joël Bienfait, «Le bonheur entre Jean-Jacques et Rousseau», éditions l’Harmattan, 2018
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