Au fil des publications mettant en évidence les liens qui unissent l’esprit au corps, la médecine moderne intellectualise peu à peu la pertinence d’une approche holistique de la santé.
Elle sait ainsi que les agressions verbales ou physiques et les remarques blessantes répétées influencent négativement le développement d’un enfant pouvant ainsi créer de sérieux troubles dans le développement de la personnalité à l’âge adulte.
Toutefois, le fait que les maladies cardiovasculaires, les cancers ou les addictions soient la conséquence d’une enfance malheureuse ou d’un traumatisme passé reste encore de l’ordre de l’extraordinaire, pour ne pas dire du « farfelu ».
Et pourtant, pour certains professionnels de la santé, si prendre soin de notre corps est indéniablement important, reste que prendre soin de ce qu’il se passe dans notre tête l’est tout autant. Voire davantage.
- Où en est-on de la reconnaissance des blessures psychiques ?
- Cyril Tarquinio : Depuis ces 15 dernières années, nous avons fait beaucoup de chemin, notamment dans le champ du psychotraumatisme. On comprend aujourd’hui qu’il est au cœur de l’expression d’une souffrance psychologique, liée à un passé ou un présent douloureux (être victime de la guerre, d’une violence sexuelle, d’un attentat etc.), pouvant s’exprimer sous forme de dépressions ou troubles anxieux.
- Qu’est-ce qui distingue un événement traumatique d’un autre ?
- Cyril Tarquinio : Par rapport aux autres évènements difficiles, l’événement traumatique met à l’épreuve nos capacités d’adaptation. Quelque chose s’effracte en elles. Ces capacités diffèrent selon notre âge et notre vécu. Notre histoire peut être un espace où se niche des ressources, ou à l’inverse des vulnérabilités qui vont nous amener à nous effondrer face à ce que la vie peut nous imposer.
- Vous reprenez la citation d’Antoine Lavoisier, : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » pour vous-même affirmer « qu’en ce qui concerne la mémoire et les souvenirs, « rien ne se perd, tout est stocké quelque part. » Comment le processus de mémorisation se réalise ?
- Cyril Tarquinio : Notre cerveau enregistre des choses depuis bien avant notre naissance, même si le stockage ou le traitement de l’information n’est pas le même quand on est un fœtus, un tout petit ou un adulte.
Il y a également les différents types de mémoire, dont la mémoire épisodique qui rassemble les souvenirs vécus. Le contexte extérieur joue souvent d’indice de rappel en réactivant le souvenir, comme pour la madeleine de Proust. Sauf que parfois, dans le cadre du souvenir traumatique, même s’il y a un indice de rappel qui va nous faire sentir mal, le souvenir aura du mal à se manifester parce qu’on l’aura occulté ou escamoté.
Comment l’état psychique impacte l’état physique ?
L’insécurité et le stress à l’origine des maladies
- Vous écrivez que « plusieurs mécanismes susceptibles d’expliquer en quoi la confrontation à l’adversité durant l’enfance constitue un facteur de risque pour la survenue des troubles psychologiques et problème de santé physique à l’âge adulte ». Quels sont ces mécanismes ?
- Cyril Tarquinio : On commence à bien saisir les mécanismes physiologiques qui sont à l’origine de ces mécanismes. Le stress intense a pour effet de conduire à une altération et une usure du système immunitaire, qui est donc moins en mesure de lutter contre les attaques pathogènes internes et externes. Par conséquent, les maladies ont plus de chance de s’exprimer.
Un enfant qui aurait grandi dans un foyer qui l’aurait négligé et où il y aurait eu des violences verbales entre les parents, vit dans une tension permanente. Sur le plan physiologique, cela se traduit par une déferlante d’hormones du stress dans lesquelles baigne l’organisme.
Or, à force de vivre dans une tension interne permanente, on n’arrive plus à la gérer. Ce qui a pour conséquence d’aller chercher des ressources extérieures à soi (sport à outrance, alimentation, la cigarette, la drogue ou l’alcool) qui deviennent des conduites addictives.
La somme du stress et des addictions aboutit à davantage de problèmes de santé. La logique est évidente, mais actuellement quand on traite une addiction, un diabète ou des troubles cardiovasculaires, on ne s’intéresse pas à l’histoire des malades.
La question de la juste dose
- Comment la science a-t-elle compris les liens entre les troubles psychiques et les problèmes de santé ?
- Cyril Tarquinio : Notamment grâce aux travaux de Vincent Felitti, un médecin qui s’occupait des troubles de comportements alimentaires et d’obésité aux Etats-Unis. Il s’était aperçu que ces patients avaient tous une histoire compliquée, pour ne pas dire traumatique. Il a démontré les liens entre une enfance et une adolescence marquée par des évènements adverses, et des problèmes de santé psychologique ou physique à l’âge adulte.
La grande découverte ici n’est pas seulement la relation de cause à effet, il y a surtout une relation de dose à effets. Plus un jeune est confronté à des évènements difficiles, plus il va développer, adulte, des problèmes de santé importants.
- Si on comprend qu’une enfance malheureuse laisse de lourdes séquelles psychologiques à l’âge adulte, vous affirmez également que « les parents idéaux sont en réalité un cauchemar qu’il ne faut souhaiter à personne ».
- CT : Les familles idéales, au fond, n’existent pas. Dans l’imaginaire collectif, ces familles idéales pourraient prévenir tous les maux et anticiper toutes les situations. Or nous avons besoin d’apprendre à nous adapter. Les épreuves de vie sont nécessaires pour développer des ressources adaptatives.
De la même manière, sur le plan physiologique, pour avoir un système immunitaire fort et optimal, il est nécessaire qu’il ait été confronté aux virus et autres formes d’agressions pathogènes.
Peut-on guérir des souffrances psychologiques sans psychothérapie?
Le temps guérit-il?
- Comment le temps agit sur le traumatisme et la guérison ?
- Cyril Tarquinio : Contrairement à ce que l’on croit, le temps n’arrange rien. Certes, dans les mécanismes psychotraumatiques, un certain nombre de symptômes s’atténuent, mais ceux qui restent persistent et subsistent. Donc le temps n’a pas de fonctions réparatrices, il faut que des mécanismes d’autoréparation soient activés.
Il y a deux aspects à prendre en compte :
D’une part, nous ne sommes pas tous égaux. Ce qui peut paraitre anodin à un adulte va être éminemment déstabilisant pour les enfants.
D’autre part, il faut faire la distinction entre le trouble post-traumatique et le traumatisme complexe.
- Le trouble de stress post-traumatique est dû à un évènement traumatique unique (une agression, un accident) et peut se soigner avec quelques séances de thérapies.
- Les traumatismes complexes sont la conséquence d’évènements s’inscrivant dans la durée, comme c’est le cas pour les enfants qui grandissent dans un contexte violent, insécurisant, et dont ils ne peuvent s’échapper.
Le traumatisme complexe est caractérisé par une multitude de symptômes (altération de l’image de soi, conduites addictives, automutilation, difficulté à gérer les émotions, la relation aux autres) et demande quelques années de thérapies.
Des lumières dans la nuit
Extrait de « Les maladies ne tombent peut-être pas du ciel »
« Ces regards extérieurs sont des lumières dans la nuit, de l'adversité qui balisent le terrain et permettent ainsi aux enfants que la vie malmène de devenir des adultes presque comme les autres.
La résilience doit s’envisager comme un processus de transformation du sujet où quelque chose de lui et du monde se révèle en des termes différents d'avant le traumatisme. Ces changements conduisent à la reprise d'un développement nouveau qui survient après le fracas, alors que c'était l'effondrement qui était attendu ; cela ne s'élabore pas seul, mais à la condition de trouver un soutien, même si parfois ceux qui nous soutiennent et participent à cette transformation ne prennent pas la mesure de leur rôle.
Je n'aurai sans doute pas survécu sans Daniel, ce professeur de karaté qui voyait en moi de la graine de champion.
Je n'aurais pas tenu sans mon grand ami Franck de plusieurs années mon aîné, si à l'adolescence il ne m'avait pas offert son amitié et sa bienveillance.
J'aurais abandonné sans mes professeurs de collège ou sans Brigitte qui m'a enseigné la philosophie en terminale.
J'aurais fermé les yeux pour toujours si l'amour des femmes ne me les avait pas gardés ouverts.
Les tuteurs de résilience sont toutes ces personnes qui vous ont rendu humain, alors que la vie aurait pu faire de vous un monstre. »
- Pourquoi avez-vous choisi cet extrait ?
- Cyril Tarquinio : Je pense que la psychothérapie n’est pas la seule solution pour s’en sortir. On peut trouver des appuis dans la bienveillance de ceux qui nous entourent. Ces gens ne mesurent pas leur impact, mais grâce à leur présence il y a quelque chose qui s’éclaire et qui redonne de l’espoir.
Comment guérir des souffrances psychologiques ?
Sur la résilience
- Dans votre livre, vous déclarez : « On ne sait pas pourquoi certaines personnes seront en mesure de ne pas se faire déborder par les événements négatifs qui jalonnent leur route, et pourquoi d’autres, à l’inverse, ne s’en remettront jamais. Comment expliquez-vous ces différences dans la résilience ?
- Cyril Tarquinio : Nous avons tous déjà des capacités physiques différentes. Même si nous nous entraînons de la même façon pour un marathon, nous aurons des résultats différents. Psychologiquement c’est pareil.
Aujourd’hui, on comprend les différentes capacités de résilience selon deux facteurs :
- Une dimension intrapersonnelle difficile à analyser. Des travaux portés sur des jumeaux disposant du même patrimoine génétique ne présentaient toutefois pas les mêmes capacités psychoémotionnelles.
- La capacité à trouver dans l’environnement des tuteurs de résilience, qui vont nous donner de l’importance et nous aider à redonner un sens nouveau à ce qu’on a vécu. Ce sont les lumières dans la nuit comme mentionné ci-dessus.
Je crois que la différence entre les victimes et les résilients réside dans cette capacité à donner un sens nouveau. Les victimes vont se définir en permanence par ce qu’elles ont vécu, et porter toute leur vie le poids de ce traumatisme. Tandis que les autres vont en faire quelque chose et s’en servir pour « grandir » et donner une dimension nouvelle à ce que la vie aurait pu complétement annihiler. Ils peuvent ainsi devenir de brillants artistes, intellectuels, ou tout simplement réussir à trouver un équilibre de vie.
- Quelle est la force de l’humour sur la résilience ?
- Cyril Tarquinio : L’humour est un merveilleux mécanisme de distanciation, et donc de protection psychique. Elle possède également des avantages psycho-sociaux en permettant d’être mieux intégré.
Les solutions thérapeutiques
- Quels outils utilisez-vous aujourd’hui pour accompagner vos patients dans la guérison ?
- Cyril Tarquinio : Avec mon équipe, notamment au centre Janet, on se concentre sur le développement et l’élaboration de nouvelles formes de thérapies. A mes débuts, nous ne connaissions que les thérapies verbales qui n’étaient pas très productives. Comme je le dis souvent à mes étudiants « la thérapie verbale c’est bien, mais c’est comme pisser tous les matins. Cela fait du bien mais tous les matins on recommence… ».
On dispose aujourd’hui de thérapies qui sont un peu plus curatives :
En conclusion, oui les maladies ne tombent pas du ciel ! Le corps est le lanceur d’alerte de nos états d’âmes.
Se faire du mauvais sang, se ronger l’estomac, en avoir plein le dos, se casser les pieds, avoir un poids sur la poitrine…Ces expressions populaires démontrent que nos ancêtres avaient instinctivement compris ce que la science est en train de démontrer aujourd’hui.
Au quotidien, les petits maux physiques que sont la migraine, le mal de ventre ou les sensations nauséeuses sont en réalité des petits mots et post-it de notre corps pour nous signaler que quelque chose ne va pas. Pour notre plus grand bien, apprenons à l’écouter.