Et si ruminer n’était pas un défaut ? Apprivoiser l’intelligence...
Publié le 30/11/2025
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Et si ruminer n’était pas un défaut ? Apprivoiser l’intelligence des pensées répétitives
40 minutes min d'écoute
Vous ruminez sans arrêt ? Vous vous demandez comment arrêter de ruminer et pourquoi ces pensées reviennent en boucle ? Vous n’êtes pas seul. Dans un monde où la charge mentale épuise des millions de personnes, comprendre le mécanisme des ruminations mentales représente une compétence essentielle. Pourtant, contrairement aux idées reçues du développement personnel, ruminer n’est pas un défaut à supprimer mais une intelligence à apprivoiser.
Yves-Alexandre Thalmann, psychologue suisse et auteur de Éloge des ruminations mentales publié chez Odile Jacob, révèle dans cet épisode pourquoi chercher à faire taire nos pensées est non seulement impossible, mais contre-productif. En effet, il partage 7 techniques scientifiquement validées pour transformer vos ruminations en moteur d’action plutôt qu’en spirale anxiogène. De plus, il démontre comment cette compétence cognitive, loin d’être un dysfonctionnement, constitue le fleuron de l’évolution humaine.
Comprendre les ruminations mentales, c’est d’abord accepter que notre cerveau est conçu pour penser en permanence.
Ruminations mentales : les 3 mécanismes que votre cerveau utilise (et pourquoi)
C’est quoi exactement une rumination mentale ?
“Le terme rumination est lui-même un petit peu un piège, parce que rumination, ce n’est pas un phénomène unique, mais c’est la combinaison de trois phénomènes ou de trois dimensions”, explique Yves-Alexandre Thalmann.
La rumination mentale se compose en réalité de trois dimensions distinctes :
Premièrement, les pensées spontanées qui “apparaissent donc, comme leur nom l’indique, spontanément, de façon autonome dans la conscience” Deuxièmement, les affects ou émotions, souvent désagréables Troisièmement, le repenser, “où on va à proprement parler, ressasser ou revenir par la pensée sur un événement qui n’est pas réglé ou un souci que l’on aurait”
Neurosciences des ruminations mentales : le réseau du mode par défaut
Contrairement aux idées reçues du développement personnel, Yves-Alexandre Thalmann insiste sur une vérité scientifique fondamentale : “Un cerveau qui ne produit pas de pensée n’en produit plus du tout et de façon définitive. C’est la mort. Un cerveau vivant émet de la pensée. Forcément.”
Les recherches en neurosciences ont mis en évidence que “la moitié de notre temps de veille a été consacré à ce mécanisme-là”. Au cours des vingt dernières années, “on a compris qu’il y avait même un réseau ou un circuit neuronal, un ensemble de neurones qui étaient dévoués à ce mécanisme-là. On parle du réseau du mode par défaut, ce qui veut dire que quand on ne fait rien d’autre ou quand on n’est pas engagé au niveau de notre attention, concentré sur une tâche, alors c’est ce réseau qui se met en route et qui produit de la pensée spontanée, des rêveries”.
Ruminations mentales et effet Zeigarnik : pourquoi les pensées reviennent
La mémoire prospective : se souvenir de l’avenir
L’effet Zeigarnik, du nom de la chercheuse russe Bluma Zeigarnik, révèle un mécanisme fascinant de notre mémoire. Comme le raconte Yves-Alexandre Thalmann, cette chercheuse avait été impressionnée par un serveur capable de mémoriser toutes les commandes d’une table sans rien noter. Néanmoins, lorsqu’elle est revenue au café cinq minutes plus tard pour récupérer son châle oublié, le serveur ne se souvenait plus d’elle du tout.
Cette anecdote a conduit à une découverte majeure : “la mémoire, ce n’est pas seulement se souvenir du passé. On a une mémoire de l’avenir. C’est donc cette mémoire prospective qui nous rappelle de ne pas oublier.” L’effet Zeigarnik explique une grande partie des ruminations mentales que nous vivons au quotidien.
Transformer les ruminations mentales en actions concrètes
Le mécanisme est simple : "Ce n'est pas un souvenir que je vais garder indéfiniment. Il va être actif dans ma conscience jusqu'au moment où j'exécuterai la tâche, puis après, ça disparaît. Donc dans ce sens-là, on voit bien que si on effectue la tâche ou une action liée à cette pensée, elle disparaît."
Par conséquent, Yves-Alexandre Thalmann recommande une approche pragmatique : "Moi, j'ai toujours sur moi un petit bout de papier, un petit stylo et j'écris des livres, mais les idées que j'ai, je ne les laisse pas passer [...] Je note, puis une fois que c'est noté, c'est comme les to-do-lists." Ainsi, externaliser nos pensées permet de libérer notre conscience plutôt que de la charger.
Vagabondage mental vs ruminations mentales : comprendre la différence
Pourquoi lutter contre le vagabondage mental est contre-productif
"Notre cerveau, c'est sans doute le fleuron de l'évolution en termes de système nerveux", affirme Yves-Alexandre Thalmann. En effet, "il n'y a aucun autre, aucune autre forme de vie aussi évoluée que nous qui est capable de faire ce qu'on est capable de faire, c'est-à-dire se désengager de l'instant présent pour repenser à des situations qu'on pourrait régler." Le vagabondage mental se distingue des ruminations stériles par son caractère productif.
Le vagabondage mental au service de la créativité
Yves-Alexandre Thalmann illustre cette capacité par son propre processus créatif : "Dans l'écriture d'un livre, L'éloge des ruminations mentales, c'est environ quatre ans de travail. Trois ans, c'est principalement, je vais le dire comme ça, je l'ai écrit dans une piscine." Lorsqu'il nage, il laisse "les associations d'idées se faire".
De plus, il remet en question le dogme de la pleine présence : "Ça me sert à quoi d'être en pleine présence, d'avoir toutes les sensations, les mauvaises odeurs qui arrivent à mes narines, les bruits stridents [...] Je préfère penser à quelque chose d'agréable."
Le mythe de l'instant présent déconstruit
"On dit que le bonheur, c'est l'instant présent. Moi, je suis toujours dans l'instant présent. Ça, je n'y arrive pas, mais je crois qu'aucune personne qui nous écoute n'est capable de ne pas être dans l'instant présent", explique-t-il. Néanmoins, "je peux être dans le présent de mon passé et dans le présent de mon avenir. Ça, c'est tout à fait possible."
Ainsi, se rappeler une "superbe soirée avec des amis" pendant qu'on attend le métro génère ce qu'on appelle "la caudalie en termes d'œnologie, c'est-à-dire ce qui reste après avoir goûté. Après le bonheur, c'est encore du bonheur [...] Avant le bonheur, c'est déjà du bonheur."
Émotions et ruminations : comprendre le carburant affectif des pensées en boucle
Comment les émotions focalisent l'attention dans les ruminations
Les émotions jouent un rôle central dans les ruminations mentales. Comme l'explique Yves-Alexandre Thalmann : "C'est le fuel, le fuel affectif. S'il n'y avait pas d'émotion, certainement qu'on resterait pas dans ces cercles vicieux, dans ces boucles."
En effet, "les émotions désagréables ont une tendance à focaliser notre attention. Si je reprends mon exemple de peur des chiens et puis que je vais au parc, je verrai beaucoup de chiens. Je verrai peut-être que des chiens et je ne verrai plus la beauté de la nature [...] Ce qui veut dire que les émotions désagréables focalisent notre attention sur leur source."
Par conséquent, "ces émotions désagréables, elles jouent un rôle de contraindre les pensées et de nous amener à tourner un peu en boucle plutôt que de voir plus large."
Élargir ou rétrécir son champ perceptif selon les besoins
Yves-Alexandre Thalmann révèle un lien fascinant entre émotions et perception : notre champ visuel s'élargit ou se rétrécit en fonction de nos émotions. Ainsi, "si je suis chef d'une équipe et puis l'idée, c'est d'avoir un brainstorming créatif, et ben d'abord, on va faire quelques blagues pour se mettre de bonne humeur."
À l'inverse, "si je suis comptable et puis que je dois pas laisser passer la moindre erreur, je vais pas me raconter des blagues [...] ça va focaliser mon attention aussi."
Stopper les ruminations mentales : la technique du nommage émotionnel
Technique #1 : Nommer ses émotions pour réduire leur intensité
"Ce que l'on sait, c'est que si on met en mots une émotion, on réduit son intensité", affirme Yves-Alexandre Thalmann. En effet, "si je suis triste et que je dis : 'Je suis triste', en fait, j'ai moins de réactions physiologiques de la tristesse. L'intensité diminue."
Ce phénomène a été scientifiquement validé : "Quand je dis 'je suis un peu moins fâché', ce n'est pas que subjectif, ça se mesure, notamment si on met une personne dans l'IRM ou bien si on mesure ses paramètres physiologiques."
Techniques #2 et #3 contre les ruminations mentales : distanciation et normalisation
Yves-Alexandre Thalmann enseigne deux techniques complémentaires :
D'une part, la distanciation : "Autant il est bénéfique d'identifier le ressenti, autant c'est autre chose, donc c'est problématique, de s'identifier au ressenti." Ainsi, plutôt que de dire "je suis triste", il recommande de se parler à la deuxième personne : "Trois heures du matin, j'ai ces pensées qui viennent et je me dis : 'Ah, OK, Yves-Alexandre, là, tu regrettes et tu es triste'. Il se passe quelque chose."
D'autre part, la normalisation : "C'est OK de se faire des regrets et puis d'être triste. C'est ok, c'est ok de, de regretter. Tu sais quoi ? Tous les êtres humains regrettent. Tous. C'est ce qui signe notre humanité, le fait de vivre des émotions."
Culpabilité et ruminations mentales : sortir du cercle paralysant
Pourquoi nommer la culpabilité ne suffit pas (contrairement aux autres émotions)
Parmi toutes les ruminations mentales, celles liées à la culpabilité sont particulièrement tenaces. Yves-Alexandre Thalmann révèle une particularité de la culpabilité : "On s'est rendu compte que de nommer son émotion permettait de réduire l'intensité de l'émotion [...] Sauf avec la culpabilité, ça ne marche pas."
En effet, "se sentir coupable, en clair, c'est se juger coupable. C'est parce que je me juge coupable que j'ai ce ressenti désagréable."
La vraie culpabilité : des actes objectivement répréhensibles
La vraie culpabilité concerne des actes concrets : "Je suis coupable d'avoir insulté quelqu'un, d'avoir frappé quelqu'un, d'avoir agressé quelqu'un, d'avoir humilié quelqu'un. Vous voyez, c'est des gestes. Et même au niveau légal, c'est répréhensible."
Dans ce cas, l'action est claire : "Feeling is for doing. Voilà, les sentiments sont pour faire. Donc, il y a une action qui va suivre. L'action, c'est quoi ? C'est présenter des excuses, c'est réparer."
La pseudo-culpabilité : le revers de l'illusion de toute-puissance
La pseudo-culpabilité concerne des situations où "vous vous attribuez une responsabilité qui va au-delà d'un acte répréhensible."
Yves-Alexandre Thalmann illustre ce concept avec l'histoire d'une mère qui se culpabilisait d'avoir mis sa fille à la crèche. Néanmoins, lorsque la fille l'a appris, elle a répondu : "Je vais aussi te dire quelque chose, maman. Je préférais de loin aller à la crèche que de rester avec toi. À la crèche, j'avais des copines, il y avait plein de jouets. À la maison, je m'ennuyais un petit peu."
Comme l'explique le psychologue : "Le sentiment de culpabilité, c'est le revers de la médaille de la toute-puissance, bien sûr, illusoire, où on croit que par nos actions, on peut [tout contrôler]."
Des ruminations mentales à l'action : le principe "Feeling is for Doing"
La fonction première du cerveau : la survie, pas le bonheur
Yves-Alexandre Thalmann rappelle une vérité neuropsychologique : "Notre cerveau a une seule finalité : la survie. Le bonheur, c'est tout à fait anecdotique pour lui. L'important, c'est la survie."
Par conséquent, "thinking, penser, ou bien feeling, ressentir, is for doing. La finalité des pensées et des émotions, c'est l'action, c'est-à-dire l'adaptation à la réalité." Cette approche transforme les ruminations en signaux d'action plutôt qu'en spirales anxiogènes.
Toutes les émotions ont leur utilité
"Ce n'est pas pour rien qu'on n'a pas que la bonne humeur. Notre cerveau gère différents états d'âme [...] différentes émotions, elles ont toutes leur rôle", affirme-t-il.
Ainsi, même la peur joue un rôle essentiel : "Si maintenant, il existait un médicament qui vous enlève totalement la peur, l'humanité s'éteint dans les années qui suivent parce que les comportements à risque vont apparaître [...] Sans peur, je roule à tombeau ouvert. Sans peur, je dépense tout mon argent directement."
La voix consultative, jamais décisionnelle
"Nos émotions, les écouter, ça veut dire leur donner une voix consultative, mais pas une voix décisionnelle. Jamais une voix décisionnelle", insiste Yves-Alexandre Thalmann.
En effet, "c'est un peu comme au Parlement, hein. Chacun a le droit de s'exprimer, mais ça veut pas dire qu'on suit directement la personne qui s'est exprimée." Ainsi, on laisse "d'autres voix s'exprimer, la voix de la raison, par exemple. Puis après, ben, on fait la, la pondération."
Court-circuiter les ruminations mentales par la gratitude
L'esprit de gratitude par le contraste
La gratitude agit comme un antidote naturel aux ruminations négatives. Interrogé sur son mantra personnel, Yves-Alexandre Thalmann révèle : "C'est le mantra du bonheur, le mantra absolu du bonheur. Ça pourrait être pire. C'est l'esprit de gratitude."
Cette approche repose sur une logique simple : "Comment on fait pour apprécier les choses de l'existence ? On se rend compte que d'autres en sont privés et que nous, on finira par en être privés aussi si on veut aller jusque-là."
Ainsi, "je peux sortir d'ici et puis voir qu'il pleut, par exemple. Je vais me dire : 'Zut, il pleut'. Mais j'ai merde, temps de me dire, ça pourrait être pire. Il pourrait y avoir un orage dévastateur avec des inondations qui font que c'est le chaos total. C'est que quelques gouttes de pluie. C'est OK."
En définitive, "quand on se rend compte qu'on est privilégié, mais on se rend compte qu'on est privilégié, quand on est capable de faire le contraste avec les personnes qui n'ont pas ces privilèges, et ben, ça nous rend plus heureux."
Ruminations mentales : quand sont-elles pathologiques ?
Quand les techniques de gestion des ruminations ne suffisent plus
Yves-Alexandre Thalmann insiste sur une distinction essentielle : certaines situations nécessitent un accompagnement professionnel, pas simplement des techniques de gestion des ruminations.
"Si vous me parlez de souvenirs traumatiques, je vous dis tout de suite, professionnel de la santé mentale", affirme-t-il. Un psychotraumatisme nécessite "deux caractéristiques pour qu'un événement soit traumatisant ou jugé comme tel. Un, confrontation avec des blessures très graves ou la mort. Deux, sentiment d'impuissance."
Ainsi, "si je reçois régulièrement des factures à payer, ce n'est pas un traumatisme. Vous voyez ? Par contre, si je suis assis à la terrasse, quand il y a une explosion dans la rue d'à côté, ça, c'en est un."
Le critère de la souffrance
"Quand ça fait souffrir. Quand ça fait souffrir de façon inacceptable. Il y a toujours ce critère subjectif", explique le psychologue. Par exemple, "mon humeur peut être basse, mais je peux ne pas en souffrir suffisamment pour me dire qu'il faudrait que je fasse un traitement."
Apprivoiser ses ruminations mentales demande de la pratique, mais les bénéfices sont considérables.
Apprivoiser vos ruminations : synthèse des approches scientifiques
✓ La rumination n'est pas un phénomène unique : c'est la combinaison de trois dimensions (intrusion, affect, repenser)
✓ Le cerveau vivant produit des pensées en permanence : 50% de notre temps de veille est consacré au vagabondage mental via le réseau du mode par défaut
✓ L'effet Zeigarnik révèle que les tâches inachevées restent actives en mémoire jusqu'à leur réalisation : externaliser (noter) permet de libérer la conscience
✓ Le vagabondage mental est une compétence évolutive : il permet la créativité, l'anticipation et le bonheur par les souvenirs et projections
✓ Les émotions sont le "fuel" des ruminations : elles focalisent l'attention et peuvent enfermer dans des boucles si leur intensité n'est pas régulée
✓ Nommer ses émotions réduit scientifiquement leur intensité : sauf pour la culpabilité qui nécessite une autre approche
✓ Deux techniques de régulation : la distanciation (se parler à la deuxième personne) et la normalisation (valider l'émotion comme humaine)
✓ Distinguer vraie et pseudo-culpabilité : la première concerne des actes répréhensibles objectifs, la seconde découle de l'illusion de toute-puissance
✓ "Feeling is for doing" : les émotions ont une voix consultative, jamais décisionnelle. Leur finalité est l'action, l'adaptation à la réalité
✓ Le mantra "ça pourrait être pire" cultive la gratitude par le contraste et augmente le bonheur
✓ Savoir distinguer ce qui relève du développement personnel et ce qui nécessite un professionnel de santé mentale
📖 Livre : Éloge des ruminations mentales, Yves-Alexandre Thalmann, Odile Jacob
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