Comment repenser l’école avec le Pr Alain Bentolila ?
En France, l’école publique, gratuite et obligatoire est une chance extraordinaire donnée à chaque enfant pour s’instruire, apprendre à penser et comprendre le monde afin de s’y faire une place heureuse.
Néanmoins, et depuis maintenant des décennies, l’école semble être de moins en moins capable de remplir ce rôle aussi beau que capital pour une société et son devenir.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Comment l’école publique peut-elle retrouver toute sa notoriété et son sens ?
Quelles missions et ambitions doit relever et exposer l’école pour faire face aux défis d’aujourd’hui ?
Et quels pièges doit-elle éviter ?
Afin de mieux comprendre ces enjeux, nous recevons Alain Bentolila, professeur de linguistique à l’Université de Paris, et l’auteur de Pour une école de la résistance (Odile Jacob, 2022), qui s’inscrit dans la ligne de ses précédents ouvrages à succès tels que Le Verbe contre la barbarie, Parle à ceux que tu n’aimes pas, ou encore, Nous ne sommes pas des bonobos.
Pourquoi l’école publique doit-elle entrer en résistance ?
Contre qui ?
Votre ouvrage s’intitule « Pour une école de la résistance », c’est un titre fort, qui laisse supposer que l’école doit armer les enfants. Contre qui et pourquoi ?
Alain Bentolila : Chaque jour, des forces obscures portées par des médias puissants nous menacent. Je pense aux réseaux sociaux, qui font qu’une parole de menace, de préjugé, de manipulation est une parole qui est relayée d’une façon extrêmement efficace. Il ne s’agit pas de pointer du doigt quiconque. J’en ai après tous les imbéciles et radicaux de tous bords et de toutes confessions qui menacent la liberté de penser et l’ouverture à l’autre.
De quelle résistance s’agit-il ?
Que retorquez-vous à ceux qui vous disent que c’est le rôle de la police de nous protéger de ces forces obscures ?
Alain Bentolila : Peut-on raisonnablement penser que le fait d’accumuler des protections et de dresser des remparts nous garantit une amélioration ou la victoire finale ? En aucun cas.
Face aux dictateurs et terroristes, nous perdrons toujours si nous restons sur le plan militaire, de la bataille des armes et de la course à l’armement, parce que nous n’avons pas la même conception de la vie et de la mort. Alors qu’est-ce qu’il nous reste ? C’est la raison des enfants, qui dira non à tous les romans et révisionnismes faux.
Alain Bentolila : C’est pour cela que j’ai appelé mon livre L’école de la résistance, qui doit transmettre la force intellectuelle, la fermeté d’esprit, le discernement, ainsi qu’une langue puissante et précise, parce que sans elle il n’y a pas de pensée.
Est-ce qu’on peut dire que l’école produit aujourd’hui une forme de vulnérabilité intellectuelle ?
Alain Bentolila : Oui malheureusement pour certains. C’est-à-dire que ces enfants ouvrent leurs esprits à ce qu’ils devraient repousser après analyse. Ils accordent de la valeur à un discours ou un texte, non pas pour son contenu, mais pour son statut ou sa grandiloquence. C’est là-dessus que l’école devrait insister.
L’école doit donner une langue forte à nos enfants pour deux raisons : pour qu’ils ne soient ni crédules, ni vulnérables intellectuellement et pour qu’ils soient capables d’échanger des idées et non pas des coups. J’ai beaucoup défendu l’idée que violence et faiblesse de la langue allaient de pair.
Comment l’école peut-elle retrouver sens et rayonnement ?
Ouvrir l’école aux parents
Vous affirmez que « la distinction traditionnelle entre une école chargée de l’instruction de ses élèves et des familles responsables de l’éducation de leurs enfants est aujourd’hui dépassée ». Pourquoi ?
AB : Auparavant, l’école était chargée de l’instruction, c’est-à-dire de l’empilement des savoirs. Et les familles s’occupaient de l’éducation, c’est-à-dire de la morale, la spiritualité, l’éthique, le comportement social etc. Or, nous voyons bien que cela n’est plus le cas aujourd’hui, parce que les familles n’ont plus autant de temps, et mettent donc leurs enfants dans les mains d’autres (crèches, nounous) qui font ce qu’ils peuvent. Cette dichotomie éducation / instruction tombe donc, et il incombe à l’école de s’en occuper, afin de ne pas laisser les enfants sans éducation sociale et morale.
AB : Cela nous impose aujourd’hui de mettre en place une alliance entre l’école et la famille pour que cette dernière accompagne l’instruction et pour que l’école accompagne et renforce l’éducation. C’est la condition pour que les enfants deviennent des adultes responsables et fermes d’esprit.
Comment cette alliance, qui n’existe pas aujourd’hui, pourrait-elle s’incarner ?
AB : Il faudrait inventer une école ouverte, qui invite les parents en leur disant « donnez-nous ce que vous pouvez nous donner, et prenez ce que nous pouvons vous donner ». Les parents pourraient, par exemple, assister ou animer des lectures du soir. Et l’école pourrait proposer des cours de français aux mères d’origine étrangères qui le souhaitent. C’est cela que devrait être l’école de demain.
Instituer une spiritualité laïque
Vous affirmez que « Plus que jamais, l’école doit se donner aujourd’hui pour projet de construire une spiritualité laïque » Comment définissez-vous cette spiritualité laïque ? Pourquoi est-ce important ?
AB : Les enfants ont très tôt conscience de notre malaise existentiel, du fait que nous ayons à la fois conscience de notre existence singulière et que celle-ci se finira. Or, la seule réponse possible à ce malaise est la spiritualité, qui est d’être capable de lever les yeux au ciel, tout en ne croyant pas ni à Jéhovah, ni à Allah ni à Jésus. On peut donc être très bien athée et spirituel.
L’école doit donc être spirituelle et laïque. Laïque parce qu’elle ne doit pas dire en qui il faut croire. Spirituelle, parce qu’elle croit en l’esprit, et ne peut donc être purement matérialiste.
Vous évoquez une étude récente sur l’absentéisme et analysez que « ce ne sont pas seulement des élèves en situation de précarité et d’échec qui « sèchent » les cours ; le manque d’envie est très largement partagé par tous ceux qui constituent la « classe moyenne désenchantée » des scolarisés. » Comment expliquez-vous ce désamour pour l’école ?
AB : L’école n’est pas fichue aujourd’hui d’expliquer aux enfants qu’étudier c’est gagner du pouvoir personnel. Si apprendre à lire c’est juste oraliser, il n’y a rien d’excitant. Par contre si l’école leur apprend que lire permet d’entrer dans des univers extraordinaires, alors ça devient excitant. Sans cet effort, on est dans une école de l’obligation, de la contrainte sans plaisir, et c’est la pire des choses.
Quels sont les pièges et dérives que doit éviter l’école ?
Du déni du temps et du terrain
Extrait de « Pour une école de la résistance »
« À quoi bon se battre pour tenter de laisser à ceux qui arrivent une planète “vivable” si leurs esprits, privés de mémoire, incapables de questionnement et sans désir d’élévation, étaient condamnés à errer dans un désert culturel et spirituel, à la merci du premier mot d’ordre, trompés par le moindre mirage, impressionnés par l’image la plus dérisoire ?
[…] Avant de mettre dans l’urne un bulletin, demandez-vous donc lequel des candidats sera capable de s’oublier lui-même, d’accepter le caractère éphémère de sa fonction, d’être conscient du caractère limité de sa propre vie ; lequel sera capable de dire : « Je ne verrai peut-être pas, ni en tant que président, ni peut-être en tant qu’être humain, les effets de mes décisions, et c’est ce qui fait la beauté de la mission à laquelle j’aspire ! »
Pourquoi avez-vous choisi de partager cet extrait ?
AB : Nos dirigeants ne comprennent pas qu’en matière d’éducation, c’est le temps long qui compte. Un ministre de l’éducation ne peut pas se servir de sa fonction pour faire sa gloire, qui apparaitra peut-être seulement dans deux ou trois générations.
Par exemple, on ne percevra que dans plusieurs années, les effets du dédoublement des classes (passer de 30 à 12 élèves en classe) en CP, CP1 en REP et REP +.
Quid du défaut de vocation et formation des enseignants ?
AB : Le drame de cette formation est qu’elle a été attribuée à l’Université. Or, un universitaire, sauf cas rare, ne sait rien de la réalité d’une classe, ce qui a abouti à une formation théorique et médiocre.
Médiocrité accentuée par le défaut de vocation qui amène certaines Académies à recruter les maîtres sur leboncoin, ou des gens ayant eu 6/20 au concours.
Des inopportuns à l’école
Vous écrivez : « Une école qui ne combat l’addiction de ses élèves aux images et aux écrans les expose aux pires manipulations. » Comment l’école peut-elle lutter contre cette addiction quand elle-même propose des Ipads aux enfants dès l’entrée aux collèges et que les parents équipent leurs enfants de téléphone portable dès le plus jeune âge ?
AB : Je ne suis pas contre l’utilisation des téléphones et des portables, mais il faut apprendre à s’en servir pour ne pas en être esclave en communiquant à tout va (« on m’a vu donc j’existe »). Il faut savoir reconnaître et dire que la prégnance de l’image est dangereuse. De surcroît, abandonner les enfants à l’écran signifie de les priver de ce qu’il y a de plus important : le regard les yeux dans les yeux. Je te regarde, donc tu comptes pour moi. Tes paroles comptent, et rien n’est plus important que d’être compris de toi.
Vous êtes linguiste, je ne peux donc pas faire l’économie de vous interroger sur ce que vous pensez de l’introduction de l’écriture inclusive dans les apprentissages fondamentaux.
AB : Le grand reproche fait à la langue française est que le masculin l’emporterait sur le féminin. Mais ce n’est pas une marque sexiste, c’est juste que le genre masculin est le genre neutre. Une langue, quelle qu’elle soit, n’est jamais sexiste. Elle fait du mieux qu’elle peut pour nous permettre d’exprimer notre pensée au plus juste de notre intention.
Il y a des combats féministes importants, et je trouve indigne de se cacher derrière la langue française pour mener des batailles qui ne changeront strictement rien au sort des femmes.
Au fond, qui doit sauver qui ?
Vous dédiez votre essai à votre petit-fils Bilal, porteur de vos espoirs d’un monde de diversité et de tolérance. En dépit des nombreux défis de l’école, quelles sont les bonnes raisons d’être optimiste ?
AB : J’ai confiance en la nature humaine. C’est peut-être naïf, mais je pense que l’Homme n’est ni foncièrement bon, ni foncièrement mauvais. Nous (la famille comme l’école) avons la possibilité, le devoir et la responsabilité d’orienter nos enfants vers le bon, le bien et le beau. Je crois beaucoup aux valeurs universelles qui nous rassemblent, et nous protègent des valeurs sectaires qui nous séparent.
A l’heure où nous faisons face à des enjeux sociaux, humanistes et écologiques forts, les mots simples et puissants d’Alain Bentolila en conclusion de son ouvrage « Pour une école de la résistance » suffisent à nous rappeler toute l’importance d’une école publique forte :
« Ce n’est pas l’école qu’il faut sauver, c’est l’école qui nous sauvera ! »
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