“Pourquoi le système le plus efficient du vivant a-t-il une organisation irrégulière ?”
Cette question obsède le Dr Jean-Claude Guimberteau. Chirurgien plasticien, microchirurgien de la main, anatomiste, chercheur et pionnier de l’imagerie du vivant, il a bouleversé notre compréhension du corps humain, non pas en disséquant les morts, mais en filmant les vivants. Grâce à l’endoscopie, à la micro-caméra, à la patience et à une intuition de chercheur-poète, il révèle un univers jusqu’ici ignoré : le fascia, ou plutôt le tissu conjonctif fibrillaire.
Le fascia n’est pas un organe : c’est la trame constitutive du vivant
Longtemps méprisé, qualifié de simple “tissu de pâquetage”, le fascia est en réalité la matrice vivante qui relie, entoure et structure tout le corps humain. Ce n’est pas un organe, insiste Guimberteau, mais une structure ubiquitaire, présente du cuir chevelu jusqu’à l’extrémité des orteils. C’est un tissu constitutionnel, non pas accessoire, mais essentiel.
“On peut reconnaître ce que l’on veut, mais ce n’est pas un organe. C’est une architecture.”
L’anatomie classique ? Une science du mort
Pendant des siècles, la médecine a appris le corps à partir de cadavres et de microscopes. Résultat : on a morcelé, réduit, isolé. On a oublié le mouvement, la relation, le contexte.
“Sur le microscope, il n’y a rien qui bouge.”
Ce que Guimberteau propose, c’est une anatomie dynamique, filmée en haute définition sur des corps vivants, opérés sous garrot. Il observe un enchevêtrement fibrillaire tridimensionnel, mouvant, adaptatif, imprévisible… mais terriblement efficace.
Le fascia n’obéit pas à une logique cartésienne, mais à une logique non linéaire, chaotique, auto-organisée. Ce qui pourrait sembler désordonné est en réalité hautement fonctionnel. Une fibre ne réagit pas seule : elle provoque une cascade d’interactions imprévisibles, qui aboutissent à un mouvement juste, sans planification.
“Le système fibrillaire vous donne un résultat parfaitement adapté, mais dont le fonctionnement est imprévisible.”
Cette logique rejoint celle des systèmes complexes et de la physique quantique. Pour Guimberteau, la médecine doit s’ouvrir à ces ponts.
Ce que la médecine peut apprendre du fascia
Le fascia n’est pas seulement un tissu passif : il est en tension permanente, lié intimement aux cellules. Quand le fascia bouge, la cellule change de forme. Quand la tension se rompt, la cellule se relâche. La forme cellulaire est mécaniquement sous-tendue par le fascia.
“Souvent, les fasciathérapeutes connaissent les tissus mieux que moi. Moi je les vois en dessous, eux ils les sentent au-dessus.”
Une médecine du vivant, enfin
L’enjeu, selon Guimberteau, n’est pas de remplacer la médecine actuelle, mais de l’élargir :
en intégrant l’observation vivante,
en acceptant l’irrégularité comme une ressource,
en reconnaissant les gestes manuels comme porteurs de savoirs,
en tissant des liens entre chirurgie, imagerie, biologie, physique, philosophie.
“Il n’y a pas qu’une façon de soigner. Et il faut respecter les autres façons de soigner.”
Une révolution silencieuse
Pourquoi les manuels d’anatomie n’intègrent-ils pas ces découvertes ? Par inertie, par manque de relais, par peur peut-être. Mais l’histoire des idées est faite de ces solitudes fécondes. Il faudra encore du temps.
“C’est la règle du jeu. Ce sont des individualités qui peinent à convaincre… jusqu’à ce que l’évidence devienne institution.”
Pour conclure : Le corps, ce tissu de complexité
Guimberteau ne cherche pas à imposer un dogme. Il montre, il observe, il partage. Et ce qu’il nous dit, en filigrane, c’est que le corps humain n’est pas une machine, mais un système vivant, mouvant, chaotique et pourtant harmonieux. Une métaphore du monde lui-même.
“L’imprévisible, c’est notre nature. Le fascia nous le rappelle.”