Une étrange défaite : Fassin et l’indignation à deux mesures...
Publié le 22/10/2025
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Une étrange défaite : Fassin et l’indignation à deux mesures de l’Occident
9 min de lecture
Un essai qui dérange
L’essai « Une Étrange Défaite » de Didier Fassin, publié en septembre 2024 par les Éditions La Découverte, a immédiatement suscité des débats passionnés dans les cercles académiques et politiques. Avec près de 200 pages de réflexion dense et documentée, cet ouvrage constitue bien plus qu’une simple prise de position politique : c’est une tentative d’établir une archive rigoureuse de ce que l’anthropologue français qualifie de « défaite morale » de l’Occident face aux événements de Gaza.
Le titre même du livre fait référence à Marc Bloch, qui avait écrit « L’Étrange Défaite » en 1940 pour analyser avec lucidité la débâcle militaire française. Fassin reprend cette démarche d’examen critique, mais appliquée à une défaite d’une nature différente : non militaire, mais morale. Et cette défaite, selon lui, est celle des gouvernements et institutions occidentales, qui ont consentu — passivement ou activement — à la destruction de Gaza et du peuple palestinien.
Qui est Didier Fassin ?
Didier Fassin n’est pas un dilettante mêlant de la politique à ses loisirs. C’est une figure établie de la discipline anthropologique, avec une carrière de plusieurs décennies consacrée à l’étude des inégalités, du pouvoir et de la morale dans les sociétés contemporaines. Professeur d’anthropologie à de prestigieuses universités, notamment en France et aux États-Unis, ses travaux ont porté sur des sujets aussi variés que la médecine sociale, les migrations forcées, les violences d’État et les crises humanitaires.
La particularité de Fassin réside dans sa capacité à combiner la rigueur scientifique avec un engagement éthique explicite. Contrairement aux chercheurs qui se cachent derrière une neutralité affichée, Fassin assume ouvertement ses préoccupations morales tout en maintenant une démarche analytique rigoureuse.
Avec « Une Étrange Défaite », Fassin met son expertise et sa légitimité académique au service d’une archive historique destinée aux générations futures.
L’attaque du 7 octobre 2023 : les chiffres incontestables
Les données officielles
Fassin débute son analyse par une reconnaissance claire et sans ambiguïté des souffrances israéliennes. L’attaque menée le 7 octobre 2023 a causé une tragédie humaine massive. Selon les données officielles publiées par l’administration israélienne :
1 143 personnes tuées au total
695 civils israéliens décédés, parmi lesquels 36 enfants
71 étrangers tués
376 soldats et militaires israéliens tués
Environ 222 personnes prises en otage et emmenées à Gaza
Ces chiffres représentent le plus grand nombre de morts depuis la création de l’État d’Israël en 1948. Le traumatisme collectif généré par cette attaque ne peut être nié ou minimisé. Fassin le reconnaît explicitement.
La question de la vérification factuelle
Cependant, Fassin démontre son engagement pour la rigueur en examinant critiquement comment ces événements ont été rapportés. Il documente plusieurs cas où des récits présentés comme des faits établis ont ensuite été largement démentis :
Des allégations de 40 nourrissons décapités ont été formellement invalidées après des semaines de relais médiatiques
Le récit d’une femme enceinte éventrée s’est avéré infondé après vérification
Un témoignage sur des agressions sexuelles a été contredit par des preuves vidéographiques
Fassin insiste : documenter ces inexactitudes ne signifie pas nier que des violences sexuelles ont été commises. La Commission de l’ONU a confirmé qu’il existait des « motifs raisonnables de croire » à leur occurrence. Cependant, l’auteur souligne que la rigueur factuelle en période de crise est une nécessité éthique et politique.
La réaction militaire à Gaza : les chiffres de la destruction
L’ampleur de la catastrophe humanitaire
Le point central de l’essai de Fassin concerne la réaction militaire israélienne et le consentement politique occidental. À la date où l’Afrique du Sud a déposé sa plainte auprès de la Cour internationale de justice (29 décembre 2023), après seulement trois mois de conflit, les chiffres documentés étaient déjà alarmants :
21 110 Palestiniens tués
70 % de ces victimes étaient des femmes et des enfants
7 780 personnes disparues sous les décombres
Destruction du secteur santé
La destruction des infrastructures sanitaires revêt une importance particulière pour Fassin, car elle révèle une intention systématique :
238 attaques contre des structures sanitaires (hôpitaux, cliniques)
570 personnes tuées dans ces établissements
311 professionnels de santé décédés (médecins, infirmières, personnel soignant)
1 000 enfants ayant subi l’amputation d’un ou deux membres inférieurs
Utilisation de munitions incendiaires au phosphore blanc causant des brûlures graves
Les amputations se faisaient souvent sans anesthésie en raison de la destruction des chaînes d’approvisionnement
Destruction de l’éducation et de l’information
209 enseignants tués
103 journalistes décédés
Destruction systématique des universités, instituts de recherche et écoles
Ces chiffres ne semblent pas être des dommages collatéraux aléatoires, mais plutôt des cibles explicites. Tous les vecteurs de transmission de connaissance et de pensée critique ont été systématiquement endommagés.
Aide humanitaire et services de secours
144 agents des Nations unies tués (principalement humanitaires)
L'aide humanitaire autorisée réduite à un dixième de ce qui avait été planifié
Les ambulances ont été visées par des tirs
La crise alimentaire et nutritionnelle : les chiffres de la famine
Fassin accorde une attention particulière à la situation alimentaire, qu'il considère comme une manifestation claire d'une intention systématique :
500 000 personnes confrontées au niveau d'insécurité alimentaire « catastrophique »
L'accès à l'eau potable réduit à un dixième du seuil minimal requis en situations de famine
Plus de deux tiers des bateaux de pêche ont été détruits
Les zones cultivées ont été dévastées, éliminant les sources locales de nourriture
L'Incident du 29 Février : Le « Massacre de la farine »
Le 29 février 2024, lors d'une distribution d'aide alimentaire à Gaza City :
118 Palestiniens tués
760 personnes blessées
L'armée israélienne aurait tiré sur la foule affamée
Fassin souligne que cet incident n'était pas isolé : quatorze autres attaques similaires de moindre ampleur l'ont précédé. Ce schéma habituel de violences contre des civils affamés constitue, pour l'auteur, une démonstration d'une politique délibérée.
Le concept central : le consentement en deux dimensions
Le consentement passif
C'est le fait de ne pas s'opposer à un projet, permettant ainsi son accomplissement :
Lorsque le Conseil de sécurité refuse d'imposer un cessez-le-feu en raison du veto d'un membre permanent
Lorsqu'un conseil d'administration d'université rejette une résolution condamnant la destruction des universités palestiniennes
Lorsque des gouvernements refusent de sanctionner les violations du droit humanitaire international
Le consentement actif
C'est le fait d'approuver explicitement un projet et d'apporter son concours :
L'envoi massif d'armements militaires
Les visites rituelles de chefs d'État à Jérusalem pour affirmer le « droit inconditionnel » d'Israël à se défendre
Les déclarations politiques explicites d'appui
La continuation du financement militaire malgré les conclusions de la Cour internationale de justice
L'inversion des valeurs
Ce qui fascine et horrifie Fassin, c'est l'inversion morale : les gouvernements qui se réclament de valeurs humanitaires ont consenti — passivement ou activement — à des atrocités. Et cette acceptation a été justifiée par des arguments moraux :
La responsabilité historique : l'Occident a une responsabilité envers les Juifs en raison de la Shoah
L'inévitabilité de la riposte : L'attaque du Hamas menaçait l'existence d'Israël
Les dommages collatéraux : La mort de civils palestiniens est regrettable mais inévitable
Le moindre mal : La destruction de Gaza évite un mal plus grand
La perspective historique : pourquoi le contexte importe
La critique du « commencement arbitraire »
Un point majeur de Fassin est sa critique de la tendance à commencer le récit le 7 octobre 2023, sans contexte historique. Cette approche a deux conséquences graves :
La déshumanisation : Sans contexte, l'attaque apparaît comme une sauvagerie inexplicable, justifiant la déshumanisation d'un peuple entier
L'absence de responsabilité : L'État d'Israël ne peut pas être tenu responsable de décennies d'oppression et d'occupation
La chronologie longue
1917 : Déclaration Balfour par la Grande-Bretagne coloniale.
1948 : Création de l’État d’Israël ; destruction d’environ 531 villages palestiniens et exode de ~750 000 Palestiniens (≈ 80 % de la population arabe locale).
1967 : Guerre des Six Jours, occupation des Territoires palestiniens et début de l’entreprise coloniale.
2007–2024 : Blocus de Gaza. La violence est continue et documentée bien avant 2023 ; lors de la Grande Marche du retour (2018–2019), le bilan atteint 214 Palestiniens tués (dont 46 enfants) et 36 100 blessés (dont 8 800 mineurs).
Repères comparatifs (victimes civiles) dans les offensives majeures à Gaza :
2008 – « Plomb durci » : ratio 255 : 1 (civils palestiniens : civils israéliens), avec 318 enfants tués côté Gaza et 0 côté Israël.
2014 – « Bordure protectrice » : ratio 244 : 1 (civils), 551 enfants tués à Gaza contre 1 en Israël.
2023–2024 – « Épées de fer » (au 7 avril 2024) : environ 42 fois plus de civils palestiniens tués que de civils israéliens ; à population rapportée, la mortalité civile est × 185 côté palestinien, et pour les enfants× 1 850.
Oct.–déc. 2023 : moins de trois mois après le début des bombardements, 21 110 Palestiniens tués (≈ 70 % femmes et enfants) et 7 780 disparus sous les ruines ; 238 attaques contre des structures de santé, 311 soignants, 103 journalistes et 209 enseignants tués.
Les données démographiques
Entre 1919 et 1948, la population juive en Palestine mandataire est passée de 56 000 à 650 000 personnes — une multiplication par 12 en 29 ans. C'est ce que Fassin qualifie d'immigration de masse liée à un projet politique.
Ces faits sont rarement rapportés dans les médias occidentaux. Fassin considère ce silence comme significatif. Il révèle une censure sélective des données qui ne correspondraient pas au récit dominant.
La question du terrorisme : une catégorie politique
Fassin examine comment la qualification de « terrorisme » change au fil du temps et des rapports de force :
Nelson Mandela
Leader de l'African National Congress dont la branche militaire a commis des attentats, Mandela figurait sur la liste des terroristes des États-Unis jusqu'en 2008 — 18 ans après sa sortie de prison et 15 ans après son prix Nobel de la paix.
Menachem Begin
Chef de l'Irgoun, groupe classé terroriste, responsable du massacre de Deir Yassin (107 tués). Begin est devenu Premier ministre d'Israël et a reçu le prix Nobel de la paix en 1978.
Yasser Arafat
Leader de l'OLP, classée terroriste après des opérations meurtrières. L'OLP a été reconnue en 1974 comme représentante légitime du peuple palestinien. Arafat a reçu le prix Nobel de la paix en 1994 .
Ces exemples enseignent que la qualification de « terrorisme » dépend entièrement du contexte géopolitique et des rapports de force.
Le Génocide selon le Droit International
La définition juridique
La Convention des Nations unies de 1948 sur le génocide définit précisément ce crime :
Les actes constitutifs :
Meurtre de membres du groupe
Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale
Soumission intentionnelle à des conditions d'existence devant entraîner la destruction
Mesures visant à entraver les naissances
Transfert forcé d'enfants
L'intention (ABSOLUMENT REQUISE) : Volonté de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
Deux éléments sont indispensables : les actes ET l'intention.
Les déclarations des responsables Israéliens
Fassin documente soigneusement les déclarations de hauts responsables qu'il cite comme révélant une intention génocidaire explicite :
Références bibliques à Amalek avec injonction de tuer indistinctement « hommes, femmes, nourrissons »
L'affirmation que « la nation entière [palestinienne] est responsable »
La déclaration qu'il n'y aurait plus « ni électricité, ni nourriture, ni eau, ni essence »
L'affirmation que ceux qui « soutiennent » le Hamas doivent aussi être « détruits »
L'annonce d'un « but commun : éliminer la bande de Gaza de la face de la Terre »
La position de l'historien Raz Segal
Raz Segal, historien israélien spécialiste des génocides, a qualifié le dossier d'un « cas d'école en matière de génocide ». Il note que c'est extrêmement rare que les auteurs expriment leur intention de manière aussi « explicite, ouverte et sans complexe ».
La décision de la cour internationale de justice (26 Janvier 2024)
La CIJ a estimé que les accusations selon la Convention sur le génocide étaient « plausibles ». Elle a reconnu qu'il existait un « risque réel et imminent » et a ordonné à Israël de prendre des mesures pour éviter la commission des crimes allégués.
Les ventes d'armements : les chiffres de la complicité
Qui arme Israël ?
Selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm :
69 % des armes proviennent des États-Unis
30 % proviennent de l'Allemagne (ayant multiplié par 10 ses livraisons en un an)
La France maintient une opacité stratégique
L'Espagne et l'Italie ont cessé leurs ventes après le 7 octobre
Les bombes utilisées
Des bombes pesant jusqu'à une tonne, capables de creuser des cratères de 360 mètres de diamètre, ont été larguées sur des zones densément habitées. Selon les services de renseignement américains, près de la moitié des bombes ont été larguées « à l'aveugle ».
L'importance du langage et de la pensée
Fassin termine son analyse en notant quelque chose qui dépasse le politique immédiat et concerne la pensée elle-même.
Le Contrôle du Vocabulaire
Les gouvernements ne se contentent pas de consentir à des actes. Ils imposent également un contrôle sur le langage :
Certaines paroles sont interdites
Certaines manifestations sont supprimées ou interdites
Certains mots — notamment « génocide », « apartheid », « nettoyage ethnique » — deviennent toxiques publiquement
Des universitaires sont poursuivis pour avoir parlé
Des organisations caritatives voient leurs financements supprimés
Des employés sont licenciés pour avoir posté sur les réseaux sociaux
La mort de la langue
Fassin emprunte une phrase au poète palestinien Fady Joudah : « De temps en temps, la langue meurt. Elle est maintenant en train de mourir. Qui est encore en vie pour la parler ? »
La question que pose Fassin n'est donc pas seulement politique ou morale. Elle est aussi intellectuelle et linguistique. Quand la langue devient contrôlée, la pensée elle-même devient difficile. Les mots perdent leur capacité à signifier la réalité.
Conclusion : L'urgence éthique
Fassin conclut en reprenant la question de Hillel l'Ancien : « Si pas maintenant, quand ? »
Son essai constitue un appel à l'examen lucide de ce qui a conduit les élites occidentales à consentir à cette « étrange défaite » morale. Cette période marquera l'histoire comme un moment où les valeurs affichées ont été complètement inversées, et où la langue elle-même a failli mourir.
À lire : « Une Étrange Défaite » de Didier Fassin, publié en septembre 2024 par les Éditions La Découverte.
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