Qu’il soit heureux ou malheureux, on dit d’un évènement inattendu qu’il est le fruit du hasard.
Mais cette explication ne satisfait pas notre esprit qui a besoin de comprendre ce qu’il se passe pour limiter ses sources d’angoisses.
Ce besoin justifie en partie la construction de mythes et de croyances, qui ont fait du hasard l’agent des forces divines ou invisibles. À travers le hasard, les dieux ou l’univers donneraient ainsi une direction à nos vies.
Pour donner le change et changer la donne, l’homme a développé la pensée superstitieuse. Une pensée raillée car supposée contraire à la raison, mais qui pourtant persiste.
Comment expliquer la pérennité de la pensée superstitieuse? Comment fonctionne-t-elle?
Pour répondre à ces questions, nous recevons le médecin psychiatre et professeur agrégé du Val de Grâce, Patrick Clervoy. Patrick Clervoy est également l’auteur de «Vérité ou mensonge» des «Pouvoirs de l’esprit sur le corps» et du récent «Hasard enchanté» (Odile Jacob).
Une preuve du besoin de sens
Quel est l’origine du mot et de la notion du «hasard» et à quoi elle nous renvoie ?
Patrick Clervoy: Le hasard est la survenue d’un évènement inattendu et sur lequel on n’a pas la maîtrise. Toutefois, certaines expressions telles que «le hasard fait bien les choses» laissent supposer qu’il n’y a pas de hasard.
La notion de hasard renvoie à notre besoin de sens. Le mot d’esprit disant que le hasard est la main de Dieu incognito démontre la façon dont notre esprit essaie d’expliquer un évènement inattendu.
Vous affirmez qu’il y a autant de réalités que d’individus. Pourquoi?
Patrick Clervoy: Nous avons chacun notre monde qui se construit autour de deux représentations:
La représentation du monde et de son fonctionnement.
La représentation de nous-mêmes en tant qu’agents dans ce monde.
Naturellement, nous avons tous affaire aux mêmes évènements de la réalité (les heures qui passent, les meubles qui nous entourent etc.). Mais nous avons chacun notre propre manière d’envisager ces évènements. Chacun a donc sa réalité et son interprétation du hasard et des évènements qui surgissent dans nos vies.
Une interprétation qui peut glisser vers la pensée superstitieuse.
Comment fonctionne la pensée superstitieuse?
S’apaiser par la pensée superstitieuse
Vous déclarez qu’on ne peut échapper à une superstition même si on ne la partage pas. Pourquoi?
Patrick Clervoy: Souvent on pense que ce mode de pensée est soit infantile soit primitif. Que les superstitieux sont des personnes peu éduquées et peu intelligentes. Or, j’ai passé 40 ans dans les armées auprès d’officiers supérieurs docteurs en sciences (mécaniques, de l’ingénierie, du nucléaire etc.) qui étaient accrochés à la superstition.
1er exemple de vie: Lors d’une discussion évoquant des sous-marins et leurs équipages disparus, un commandant s’empare d’une salière pour jeter une poignée de sel par-dessus son épaule.
2e exemple de vie: Un pilote de mirage survit à une collision avec un hélicoptère puis au crash de son avion. Il finit par périr brûlé vif à cause des fusées de combustion de son siège éjectable qui s’était bloqué. Un commandant de base aérienne entendant cette tragédie commenta: «Celui-là a dû faire quelque chose dans une vie antérieure.»
Patrick Clervoy: À travers ces anecdotes, j’ai voulu démontrer que ce fondement superstitieux nous accompagne dans la vie courante parce qu’il nous apaise. Il nous enlève un sentiment d’angoisse, d’insécurité et même de désespoir face à l’idée que la vie est absurde.
Quelque chose, l’origine de la pensée superstitieuse
Quel est le mode de pensée fondateur du fonctionnement superstitieux?
Patrick Clervoy: La notion de prédétermination ou de prédestination liée à la conscience de soi-même. Une conscience de soi-même qui amène à une question à laquelle notre appareil psychique est incapable de répondre: qu’est-ce que je fais là?
En parallèle de cette question sans réponse, notre appareil psychique et la conscience de soi-même nous soufflent que la mort n’est pas la fin de notre vie.
À ce titre, Montaigne disait que la mort n’est pas l’opposé de la vie. La mort est l’opposée de la naissance. Avec la naissance, nous émergeons dans l’existence. Avec la mort, nous disparaissons de l’existence.
Toutes les civilisations et les cultures possèdent une métaphysique dans laquelle l’univers a été créé par quelqu’un ou quelque chose.
Patrick Clervoy: Nous employons très souvent le mot «quelque chose» pour désigner une instance qui nous dépasse. Nous disons qu’il s’est passé quelque chose, qu’on a senti quelque chose. Ou encore que quelque chose a fait que tel évènement s’est produit.
Bien que ce «quelque chose» soit insaisissable, toutes les cultures le célèbrent à travers la prière, les religions, la création de divinités ou de rituels religieux.
Patrick Clervoy: À la fin de notre dernière séance, une de mes patientes me fit cadeau de cette phrase: «demain il y aura une lumière, quelque chose qui m’aidera». Une phrase qui, répétée tous les soirs, nous aide dans notre existence.
Et donc à mieux vivre les hasards et incertitudes du quotidien.
Comment penser le hasard pour en faire un soutien?
Vivre et penser comme les Anciens Grecs
Vous consacrez un chapitre à la navigatrice Isabelle Autissier pour célébrer la manière dont la sagesse grecque pense la réalité. Quelle est la posture grecque face au hasard?
PC: Dans la pensée grecque, tout arbre, toute feuille qui tombe, tout passage d’un oiseau ou toute biche croisée sont des signes divins. Un oiseau qui passe est un message d’Hermès. Un orage est une interdiction envoyée par Jupiter. Face à ces objets et ces éléments, la sagesse grecque distingue deux postures:
La posture de l’hubris. Elle décrit un comportement excessif en cris et en gesticulations. Les Grecs disent que l’hubris dérange les dieux.
La posture de la sophrosynè, qui est celle de la sagesse, de la mesure et du respect vis-à-vis des objets et des éléments.
Or, comme les Grecs, Isabelle Autissier personnalise les éléments et les objets, en particulier son bateau à qui elle donne un nom.
Son premier bateau appelé Parole a connu une fin mystérieuse. Il a été retrouvé au fond de l’eau sans que l’on ne connaisse jamais l’origine de l’accident. Pour Isabelle Autissier, «Parole s’est ouvert les vannes» parce qu’il n’a pas supporter qu’elle se construise un second bateau plus adapté aux grandes courses internationales. Une explication qui démontre bien que la navigatrice considère ses bateaux comme des personnes.
Par ailleurs, sa façon d’être navigatrice épouse la posture de la sophrosynè: «Quand je suis au milieu de l’océan, le vent pousse mon bateau qui est au milieu de la mer. Il y a son sillage. Et puis derrière moi le sillage s’efface, je n’ai laissé aucune trace. Je n’ai pas dérangé l’univers»
PC: Ce mode de pensée permet de nous conduire dans le monde en y faisant du bien et en s’y sentant bien.
Croire aux anges gardiens et en devenir un
En évoquant les anges gardiens, vous expliquez «je ne peux pas regarder le monde sans imaginer que, d’une manière sensible et discrète, j’ai été aidé.» En quoi cette croyance vous aide?
PC: Au début de ma réflexion, je me disais qu’un ange gardien n’était utile que durant l’enfance. Quand les parents sont absents, les enfants sont rassurés de savoir qu’un ange gardien reste auprès d’eux. Toutefois, en réfléchissant sur ma vie, je me suis rendu compte du nombre de fois où un geste m’a sauvé la vie ou évité un accident très grave. Quelque chose a à plusieurs reprises veillé sur moi.
Que répondez-vous à ceux qui vous demandent si les anges gardiens peuvent nous protéger de situations dramatiques (attentat, catastrophe) où les gens décèdent par centaines?
PC: L’ange gardien permet de tenir jusqu’au moment de l’arrivée des secours. Je suis intervenu plusieurs fois dans des sites de catastrophes graves. Dès lors que ces personnes sont entourées, accompagnées et amenées au seuil de la reconstruction de leur existence, elles sont soulagées et aidées.
Finalement, il m’est venu l’idée que nous pouvons tous être anges gardiens (c’est peut-être cela le sens de la vie (https://www.bloomingyou.fr/comment-trouver-le-sens-de-sa-vie/)). Ou bien être des personnes qui intervenons à la demande des anges gardiens des autres.
En plus de la façon de penser le monde, quelles autres postures permettent de faire du hasard un allié?
Quelles postures permettent de bien vivre le hasard?
La parole aidante
Vous citez Albert Camus qui dit que nos paroles nous engagent et que mal nommer les choses c’est ajouter du malheur à ce monde. En quoi la parole est-elle importante?
PC: La parole nous engage. Par la parole, nous prenons la responsabilité de mettre dans le monde les représentations (des plus fantaisistes aux plus obscures) qui ne sont encore que des pensées.
La pire souffrance que l’on puisse imposer à quelqu’un est de le mettre au silence. À l’opposé, l’expérience spirituelle la plus aboutie est la méditation-prière, où il n’y pas besoin de parole parce que nous communiquons directement avec quelque chose qui nous dépasse.
PC: Quelles que soient les croyances et les cultures, nous avons tous la même exigence. Celle que notre vie ait un sens. Il y a un ordre des choses qui nous est caché mais que nous pouvons apprendre à respecter et à louer. Notamment en décidant d’apporter du bien au monde en aidant les autres à être en paix. Or, la parole est le lien qui nous permet de nous entendre, de nous parler, de nous écouter, de nous comprendre.
Vous consacrez tout un chapitre à la gratitude, en quoi elle nous aide à vivre?
PC: J’ai écrit des ouvrages à destination des psychiatres et des psychologues où je disais que le thérapeute devait être d’une indéfectible fidélité. Ce qui signifie de ne jamais démissionner de la responsabilité de prendre soin de celui avec qui nous sommes.
Or, finalement l’art de l’existence, c’est d’être d’une indéfectible gratitude. Oui je vieillis. Oui j’ai eu tel souci de santé ou tel souci financier. Mais j’ai une maison, une famille et un sourire.
La gratitude c’est de dire «merci l’univers de m’avoir mis là en ce moment».
PC: On pourrait me rétorquer que ce sont des niaiseries ou des enfantillages. Or dans mon livre, je prends des exemples de personnes loin de l’être et qui ont vécu la déportation et la guerre.
Parmi elles, Pierre Teilhard de Chardin, prêtre, biologiste et géographe qui a accompagné toutes les découvertes scientifiques du début du XXème siècle. Pendant la Première Guerre Mondiale, il refuse d’être nommé prêtre ou officier pour être brancardier. Il a ainsi été au cœur du danger et de la détresse.
Pierre Teilhard de Chardin a vécu en suivant un principe. Celui de garder en permanence dans sa conscience un être (qu’il appelle Dieu en tant que prêtre) qui nous organise. Et qui nous offre de mettre dans le monde le meilleur de nous-mêmes.
Ces règles de vie banales que sont la gratitude, la modestie et le respect des choses nous permettent d’aller bien dans notre monde et de faire du bien à ceux qui sont autour de nous.
L’émerveillement
Votre frère est spationaute, que pensez-vous de la conquête de l’espace et de la pensée de l’écrivain Français David Lelait-Helo: « Le vrai grand voyage des hommes n’est pas celui qui les mène à la lune mais celui qu’ils doivent entreprendre en eux»?
PC: Ce qui me passionne dans l’aventure astronautique, ce n’est pas la lune, mais ce que l’homme va être et découvrir ce qu’il est en regardant la lune.
L’overview effect (effet de surplomb, pouvant également être traduit par « effet surplombant) est une expérience bouleversante et courante chez les astronautes.
En contemplant la Terre à 300 kilomètres d’altitude (voire plus), la planète apparait comme une petite boule bleue et lumineuse dans une immensité noire. Une image merveilleuse mais qui nous fait prendre conscience que nous sommes seuls et isolés dans l’univers.
Une prise de conscience qui nous amène à la même question existentielle: qu’est-ce qu’on fait là? Quel est le «quelque chose » qui nous a mis là?
Le voyage vers la lune nous ramène donc à nous-mêmes et aux notions de hasard, de destin et de volonté. Différentes notions qui s’enchevêtrent en permanence et font partie intégrante de nos vies.
Mais plutôt que de questionner sans cesse le poids que ces notions représentent dans nos vies, suivons plutôt le conseil de Patrick Clervoy:
«Vivre, c’est chercher la beauté́, s’émerveiller et remercier l’univers!»
Propos de Patrick Clervoy recueillis par Amal Dadolle
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