Leadership : les neurosciences au secours des managers
Publié le 18/05/2022, mis à jour le 05/11/2024
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Leadership : les neurosciences au secours des managers
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Que peuvent apporter les neurosciences aux leader ?
Leadership & neurosciences avec le professeur James Teboul
Rares sont les époques où les chefs et les leaders se sont vus aussi ouvertement critiqués, et conjurés de changer, et où les managers se sont sentis aussi stressés et démotivés.
Et ce, en dépit d’une offre abondante de séminaires de formation, d’ouvrages et d’articles universitaires consacrés au leadership. Sur Amazon, la recherche d’un livre consacré à ce sujet fait ainsi apparaitre plus de 100 000 résultats.
Le constat reste identique : en dépit des effort, les résultats restent souvent décevants, et la fonction de chef et de leader a perdu de son prestige.
Comment leaders et managers peuvent-ils conjurer le sort, évoluer et retrouver enfin un sens positif à leur fonction ?
En comprenant mieux le fonctionnement de leur cerveau selon James Teboul,professeur à l’Insead et au Collège des ingénieurs, consultant et auteur de nombreux ouvrages consacrés à la prise de décision et à la gestion de changement dans l’entreprise, dont le récent « Le mirage du leadership à l’épreuve des neurosciences » (Odile Jacob) coécrit avec le professeur de neurologie Philippe Damier.
Notion souvent confondue avec le commandement, comment définiriez-vous aujourd’hui le leadership ?
JT : Le leadership renvoie effectivement à la notion du pouvoir vertical autoritaire, encore présent en nous à l’état latent. Le chef ordonne et les suiveurs s’exécutent. Or, dans un monde globalisé qui change sans cesse et trop vite, ce mode de commandement devient trop rigide et insuffisant. De plus, les gens ne l’acceptent plus.
Nous devons donc passer à une nouvelle définition du leadership comme étant la capacité d’obtenir l’engagement et la participation volontaire de tous les acteurs. Il s’agit de passer de la servitude volontaire à la collaboration volontaire.
Pourquoi le leadership de collaboration ne s’impose pas ?
Qu’est-ce que le leadership apprenant mentionné dans votre ouvrage ?
JT : Le modèle apprenant (appelé ainsi parce qu’on n’arrête pas d’apprendre) que nous avons développé est un modèle type qui nous parait couvrir les aspects essentiels du leadership de collaboration. On peut le représenter selon trois axes essentiels :
La vision stratégique, par laquelle le leader affirme sa compétence
Le style cohérent de leadership, faisant que le leader s’engage à long terme et sert d’exemple. Il sait communiquer, et distribuer du pouvoir d’agir.
L’organisation du contexte relationnel pour instaurer une culture de collaboration et d’apprentissage.
La recherche d’un leadership de collaboration a entrainé la conception de multiples modèles de leadership plus respectueux des besoins et des motivations des gens. Seulement, aussi « beaux » et prometteurs soient-ils, ces modèles ne sont que rarement, si ce n’est jamais, appliqués.
Pourquoi ces beaux modèles théoriques ont du mal à s’appliquer ?
JT : Ces modèles ne s’appliquent pas bien pour deux raisons :
D’une part, leur approche reste un peu trop simpliste, théorique et détachée du réel compte tenu du monde complexe dans lequel nous vivons. Le décideur est en fait un personnage beaucoup trop surestimé. Il ne peut pas avoir une vue complète d’en haut, alors que les organisations doivent, pour devenir flexibles, coller au terrain.
Par ailleurs, on ne peut pas ordonner la coopération. On se heurte au fonctionnement humain, qui n’est pas aussi rationnel que l’on se plait à l’imager. Les individus ne sont pas des robots ou des homo economicus mais des êtres humains, déformés et tordus sur les bords par les centaines de milliers d’années de leur évolution. Il faut tenir compte de leurs prédispositions et de leurs biais, et c’est ce qui rend beaucoup ardu l’exercice du leadership.
Comment le cerveau empêche la prise de recul et le changement de leadership?
Que se passe-t-il dans le cerveau ?
Comment fonctionne l’être humain ?
JT : L’idée que la raison dirige nos actions et se doit de dominer les passions est illusoire et fausse. Le cerveau est avant tout émotionnel, à l’écoute du corps et de ses affects pour évaluer les choix. On ressent le monde avant de le penser. Tout ceci a été bien expliqué, en particulier par Antonio Damasio .
De nombreux exemples mettent en évidence la prééminence des émotions sur la raison. Par exemple, les électeurs ne votent pas avec leur raison, mais avec leurs tripes. Trump l’avait bien compris et jouait sur le raisonnement émotionnel.
JT : En parallèle, nous fonctionnons à 99,9 % par habitude. Nos habitudes s’établissent par la répétition. Les circuits neuronaux concernés se renforcent progressivement et ce qui était un chemin de campagne devient une route et bientôt une autoroute neuronale.
Justement, concernant les biais cognitifs, comment se construisent-ils dans notre cerveau ?
JT : Ce ne sont pas des péchés parce qu’ils agissent de façon inconsciente et résultent de la façon dont nos ancêtres ont évolué au cours du temps. Ils ont été utiles pour aider nos ancêtres à survivre mais ils se présentent parfois dans le monde actuel comme des défauts de fabrication.
Vous évoquez les sept principaux biais qui nuisent au leadership, quels sont-ils ?
JT : Des sept biais, trois sont particulièrement évidents et importants : le biais d’insécurité, d’immédiateté et d’égocentrisme
Décryptage des 3 biais nuisibles au leadership
Le biais d’insécurité psychologique et la peur
Détecter et anticiper le danger était déterminant pour la survie de nos ancêtres. Aujourd’hui cela se traduit par un côté paranoïaque où l’on préfère risquer de prendre un ami pour un ennemi, que de prendre un ennemi pour un ami.
Au niveau des leaders, très peu acceptent les erreurs de leurs collaborateurs, même pour apprendre. Ils disent l’accepter mais ont tôt fait de froncer les sourcils faisant que les gens dissimulent systématiquement leurs erreurs . Ce qui est handicapant pour l’apprentissage et la performance de l’entreprise.
Le biais de la gratification immédiate
Nous mesurons tout ce que nous percevons à l’aide d’un système de valorisation et de récompense dont le centre, appelé striatum ventral, détecte et anticipe les récompenses grâce à la dopamine.
Ce système était essentiel dans une société où les ressources étaient rares, mais dans notre société d’abondance, la dopamine et la gratification immédiate nous poussent à (trop) consommer.
Si le cortex préfrontal nous rend capables de différer la récompense immédiate pour atteindre des objectifs à long terme, reste que le striatum rend plus attrayantes les récompenses immédiates et dévalorise la valeur de la récompense retardée.
Le biais d’égocentrisme et de surestimation de soi
L’égocentrisme correspond au souci de soi et de tout ce qui se ramène à soi. Etant au centre de notre attention, nous cherchons à renforcer notre estime de soi en surévaluant ce que nous pensons, savons et faisons. Forts de cette confiance, nous n’écoutons plus les autres.
La testostérone participe aussi au biais d’égocentrisme en augmentant la confiance en soi et en rendant les gens dominants et excessivement optimistes. De même, arriver en haut de l’échelle et se battre pour maintenir son statut provoque une libération de testostérone et un regain de confiance en soi.
De quels biais cognitifs le leader doit-il se méfier ?
Zoom sur le biais de similarité et de conformisme social
Parmi les biais problématiques, vous présentez le biais hiérarchique à la base du leadership de commandement, mais également le biais d’inertie et du moindre effort, le biais de confirmation et le biais de similarité et de conformisme social.
Sur quel biais aimeriez-vous encore insister aujourd’hui ?
JT : Le biais de conformisme social.
Le groupe (communauté, famille, tribu, clan etc.) est l’unité fondamentale de l’organisation sociale. Nous nous associons avec ceux qui nous ressemblent afin de rester dans ce cercle restreint de confiance, ne dépassant pas en moyenne 150 individus, pour permettre aux gens de se connaître face à face.
Il suffit à notre cerveau de 50 millisecondes d’exposition subliminale d’un visage étranger pour que s’active l’amygdale, la sentinelle qui donne l’alerte, et 500 millisecondes (1/2 seconde) pour faire une détection consciente de ce visage et rectifier l’impression première.
Ce biais explique deux comportements humains :
L’esprit de clan nous amenant à penser que c’est toujours notre groupe qui est le meilleur, contre les autres, les étrangers qui sont mauvais par nature.
La peur viscérale du rejet. Être rejeté d’un groupe provoque une vraie douleur, et c’est ce qui explique la force de l’exclusion du parti, du bannissement, de la déportation, de l’exil, de l’excommunication.
Zoom sur le biais de confirmation
Quel est le biais le plus problématique au changement ?
JT : Le plus problématique, c’est le biais de confirmation qui empêche de changer puisqu‘il cherche à confirmer ce qui existe.
Le biais de confirmation fonctionne par association : les idées s’enchainent les unes derrière les autres, elles se confirment et renforcent nos croyances. Sa puissance est telle qu’il l’emporte le plus souvent sur le questionnement et le doute. Comme le dit Bertrand Russel : « Ce que les hommes veulent en fait, ce n'est pas la connaissance, c'est la certitude. »
La confrontation à des informations qui remettent en question nos croyances ou qui prouvent que nous sommes dans l’erreur, provoque un douloureux conflit interne : une dissonance cognitive. Cette douleur explique comment la confirmation de nos croyances peut devenir addictive.
«.
Un grand buveur qui lit les dernières statistiques montrant les ravages dus à une consommation excessive d’alcool essaiera par exemple de réduire la dissonance en dénigrant les statistiques ou en se convainquant qu’il n’est qu’un buveur occasionnel non directement concerné par ces données. » (extrait du « Le mirage du leadership à l’épreuve des neurosciences)
Comment prendre conscience de ses biais cognitifs?
Le regard d’autrui comme voie de sortie
Comment le leader peut-il prendre conscience de ses biais ? Quelles qualités doit-il développer pour les corriger et éviter de retomber dans ses automatismes ?
JT : Nous devons faire avec notre cerveau tel qu’il est et pour prendre conscience de nos biais, il faut commencer par les nommer et les repérer. Mais surtout, le feedback des autres est essentiel pour apprendre à se connaitre. Il suffit de 20mn à quelqu’un qui vous observe pour la première fois, pour en savoir plus sur vous que vous-même. Le problème c’est que les autres ne vont pas vous dire la vérité facilement.
Pourquoi ce silence ou non-dit ?
JT : Vos parents ne vous disent pas la vérité parce qu’ils vous aiment ou qu’ils sont aveuglés par leur amour. Vos amis se taisent parce qu’ils veulent passer un bon moment avec vous. Vraisemblablement, seuls les coachs, psychothérapeutes et collègues sont capables de vous aider.
Quelle est la nature des relations pleines et entières en entreprise ? Qu’est ce qui les distinguent des relations personnelles ?
JT : Ce qui compte c’est d’établir une relation de confiance, qui ne doit pas être confondue avec de l’amitié. Cette relation de confiance ne peut se produire que si l’on peut mieux connaitre cet autre et anticiper ses comportements au-delà du masque qu’il porte. Cela rend nécessaire l’instauration de règles du jeu que tous doivent être prêts à accepter, en étant conscients qu’il peut y avoir une certaine confrontation et un coût d’ajustement.
Les 3 conditions nécessaires au leadership de collaboration
Comment instaurer un leadership de collaboration ?
JT : La voie est étroite et doit comprendre trois éléments fondamentaux :
De la discipline avec des règles que tous doivent accepter, à défaut d’être exclus.
De la détermination avec une stratégie claire sur la durée qui donne du sens et qui motive. Cela comprend également un engagement délibéré des leaders sur le temps long et éviter leur rotation trop rapide.
De l’expérimentation pour apprendre et améliorer le processus.
L’hôpital Virginia Mason de Seattle a réuni ses trois éléments dans son fonctionnement. En cas de problème médical ou de défaillance logistique, tout le monde s’arrête, y compris les médecins, et les équipes convergent pour résoudre le problème au niveau du processus lui-même.
Vous évoquez la culture d’entreprise de Toyota comme un modèle à suivre, quels en sont les points forts ?
JT : Toyota regroupe les trois éléments fondamentaux du leadership de collaboration. A savoir la détermination sur la durée, l’expérimentation au niveau du terrain (les bureaux des responsables sont dans les ateliers) et une forte discipline avec le principe de Kaizen qui signifie l’amélioration continue.
Dans les chaînes de fabrication de Toyota, chaque ouvrier dispose d’un mécanisme (autrefois une corde) qu’il peut actionner en cas de difficulté. Si son problème n’est pas réglé dans les quelques secondes, l’ensemble de la chaîne est arrêté, aboutissant à régler, vite et définitivement, le problème.
En conclusion : de la limite à l’urgence de questionner ses biais cognitifs
Même s’il ne faudrait pas tomber dans les travers inverses et questionner son positionnement jusqu’à se retrouver incapable de décider et d’agir, la connaissance de ses biais cognitifs est indiscutablement une richesse pour l’entreprise mais également une richesse pour soi.
C’est comme porter une nouvelle paire de lunettes pour corriger certains défauts de perception.
Au-delà de ces considérations, la question même des biais cognitifs et de leurs obstacles au changement dépasse largement le monde du travail, pour interpeller la société entière puisque nous savons également qu’ils sont responsables de notre inertie collective face au changement climatique.
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