Vous connaissez peut-être une Rose. Cette femme qui semble vivre normalement, mais dont vous sentez que quelque chose cloche. Ces signaux faibles que vous ne savez pas décoder. Ce silence qui pèse. En France, 300 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année, et la semaine dernière encore, cinq femmes ont été assassinées. Pourtant, la question reste : comment une société entière peut-elle détourner le regard de cette réalité massive ?
Julien Sandrel, auteur deLe jour où Rose a disparu (Harper Collins), plonge dans cette mécanique invisible de l’emprise, de la violence intergénérationnelle et des chemins de reconstruction. Dans cet épisode du podcast Mieux-être corps et esprit, il révèle comment la fiction permet de comprendre ce que les témoignages isolés ne transmettent pas : la vue d’ensemble d’un système qui broie des vies. Il démontre aussi que briser le cycle n’est pas inéluctable, mais exige une prise de conscience collective et des moyens concrets.
Comprendre les violences conjugales et l’emprise, c’est d’abord accepter de regarder ce que notre société préfère ignorer.
Violences conjugales en France : des chiffres vertigineux que nous ne pouvons plus ignorer
300 000 femmes victimes chaque année : l’ampleur d’une urgence de santé publique
Julien Sandrel expose une réalité statistique brutale : “Ça faisait longtemps que j’avais envie de parler des violences faites aux femmes, parce que je pense qu’on est absolument tous concernés.” Les chiffres sont vertigineux : 300 000 femmes victimes chaque année.
Ces chiffres ne sont pas abstraits. L’auteur insiste : “Les derniers chiffres, même de cette année, sont absolument terribles. Il y a cinq femmes qui ont été assassinées la semaine dernière.” On ne peut plus détourner le regard. Les violences conjugales constituent une urgence de santé publique massive, pas un fait divers isolé.
Le silence des hommes sur les violences conjugales : un problème structurel
Au-delà des statistiques, l’auteur identifie un angle mort majeur : “Je trouve que la société, aujourd’hui, détourne encore trop souvent le regard de cette question. Et par ailleurs, je trouve aussi qu’on n’entend pas du tout les hommes sur cette question.”
Ainsi, il appelle à un changement radical de posture : “Je pense que les hommes doivent changer de posture. Je pense qu’il est temps que les hommes disent ‘Moi, je vous vois, je vous crois. Je me tiens à vos côtés parce que moi aussi, j’ai envie que les choses bougent’.”
La mécanique de l’emprise : décoder l’implacable progressivité de la violence
Pourquoi les victimes ne partent pas : comprendre l’emprise progressive
La question “Pourquoi elle n’est pas partie ?” révèle une méconnaissance fondamentale du mécanisme d’emprise. Julien Sandrel explique : “On entend encore malheureusement souvent aujourd’hui des gens qui disent, mais pourquoi elle n’est pas partie ? Quand on parle de femmes victimes de violence, parce que simplement, ça ne s’est pas passé au premier rendez-vous.”
En effet, l’emprise ne fonctionne pas comme un événement soudain : “Évidemment, si elle avait reçu une gifle lors du premier rendez-vous, elle serait partie. Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe. Parfois, ça s’étale sur plusieurs années.”
Les étapes de l’isolement : du contrôle soft à la prison invisible
La mécanique de l'emprise suit une logique implacable. Il la décrit précisément : "Il y a une mécanique d'emprise, d'isolement qui est de plus en plus progressive. D'abord des petites remarques, ensuite effectivement des privations de liberté, d'abord softs et de plus en plus difficiles."
L'isolement devient alors total. "Puis ensuite parfois une prise de contrôle des moyens de paiement, une prise de contrôle avec de la géolocalisation maintenant." La femme se retrouve prisonnière. Elle ne peut plus rien faire sans que son homme la surveille.
Comprendre cette progression permet de décoder des comportements dans notre entourage. "J'avais envie qu'on entre dans ce roman, parfois avec des lecteurs qui m'ont connu sur d'autres thématiques," explique l'auteur. "Et puis qu'ensuite, on apprenne des choses et peut-être qu'on décode soi-même des comportements qu'on voit dans son entourage."
Les Maisons des femmes : des lieux de reconstruction et d'espoir
Un modèle de soin global fondé par la Dr Ghada Hatem-Gantzer, Gynécologue-obstétricien
La découverte des Maisons des femmes a orienté tout le roman de Julien Sandrel. Il raconte : "L'année dernière, j'ai réalisé un documentaire sur l'actrice Alexandra Lamy. À cette occasion, Alexandra m'a présenté la docteure Ghada Hatem, fondatrice de la première Maison des femmes en France, à Saint-Denis."
Ces structures offrent bien plus qu'un refuge : ce sont des espaces de reconstruction globale où les femmes peuvent accéder à des soins, un accompagnement psychologique, juridique et social sans jugement.
L'importance de montrer les chemins possibles de reconstruction
L'auteur insiste sur la dimension d'espoir essentielle à son roman : "Ce qui était très important pour moi, c'était de me placer du côté aussi de la reconstruction. C'est pour ça que je parle de Maisons des femmes. Je voulais surtout pas qu'on sorte de mon livre en étant plombé, en se disant c'est inéluctable, on ne peut rien faire."
Montrer que des solutions existent s'avère fondamental : "Je voulais vraiment montrer qu'il existait des chemins possibles pour s'en sortir. Personnellement quand on est victime, mais aussi quand on a été une victime collatérale, par exemple dans son enfance."
La transmission intergénérationnelle de la violence : briser le cycle est possible
La hantise de la reproduction chez les enfants témoins de violence
Les statistiques confirment cette réalité : "Un garçon, notamment, qui a vécu dans un foyer violent, a plus de chances de devenir victime lui-même à un moment de toute forme de violence ou de devenir lui-même bourreau."
La reconstruction n'est pas inéluctable : le pouvoir de briser la chaîne
Néanmoins, il insiste sur un message d'espoir crucial : "Ce qui est important de dire, c'est que ça n'est pas du tout inéluctable. En se faisant aider, notamment, il est possible d'arriver à briser ce cycle de la violence intergénérationnelle."
Par conséquent, reconnaître les schémas hérités et demander de l'aide professionnelle constituent les clés de la rupture du cycle de violence.
L'écriture comme thérapie : du slam à la verbalisation de la violence
Comment l'écriture permet de décortiquer ce qu'on ne peut pas dire
Julien Sandrel a observé le pouvoir thérapeutique de l'écriture : "L'écriture a quand même une vertu thérapeutique de toute façon, parce que ça permet vraiment de décortiquer ses émotions. On arrive parfois à poser sur papier des choses qu'on n'arrive pas à verbaliser."
Cette dimension s'avère particulièrement puissante dans le contexte des violences conjugales. "Dans le cas de violence, c'est le cas également. Parfois, il y a des choses qui restent coincées et qu'on n'arrive pas à verbaliser. Sur le papier, tout seul, dans l'intimité de soi et sa feuille, on arrive à dire plus de choses."
Les ateliers de slam : du papier à la parole publique assumée
L'auteur cite l'exemple inspirant de Diata Ndiaye et son association Résonante : "J'ai rencontré, notamment pour la préparation de ce livre, une femme formidable qui s'appelle Diariata N'Diaye, qui a une association qui s'appelle Résonante et qui utilise ce vecteur de l'écriture et notamment du slam."
Le processus suit une évolution transformatrice. "Les femmes qui arrivent dans ce type d'atelier pensent qu'elles n'ont aucune valeur d'un point de vue créatif, ce qui est totalement faux. Elles s'en rendent compte au fur et à mesure du processus."
La fierté du texte créé permet un passage crucial. "Une fois qu'elles ont produit un texte, elles en sont tellement fières qu'elles acceptent de le verbaliser. On entre dans une autre dimension : on passe du papier à la parole et au fait d'assumer parfois publiquement ce qui s'est passé."
Le silence qui permet la violence : pourquoi la parole libère mais doit être écoutée
Le paradoxe de la libération de la parole en France
Il identifie une contradiction majeure de notre société : "On est dans une société où on encourage la libération de la parole et en même temps, quand cette parole se libère, on dit : 'On ne vous croit pas'."
Le fossé entre les plaintes et les condamnations reste immense. "L'institution judiciaire, policière, pour l'instant, ne traite pas les criminels comme elle le devrait. Entre le nombre de personnes qui parlent et le nombre de condamnations, il y a un fossé énorme qu'il faut combler."
Ce que permet la fiction : une vue d'ensemble de la mécanique systémique
La fiction offre un avantage unique sur les témoignages isolés. "L'intérêt d'une fiction, c'est d'avoir les différents points de vue. D'avoir plusieurs personnes à différents endroits de cette chaîne pour être dans leur propre intériorité et comprendre leur mode de fonctionnement."
Ainsi, le roman permet de saisir non seulement les victimes et les auteurs, mais aussi "le système qui permet ces fameuses violences, qui les permet, en tout cas qui les nourrit."
Le rôle des hommes alliés : de l'éducation des garçons à la déconstruction de la masculinité toxique
Que faire concrètement quand on se doute que quelque chose ne va pas
Julien Sandrel propose une démarche claire en trois étapes. D'abord écouter : "La première chose à faire, c'est d'écouter la personne qui vient nous voir, qui nous parle." Ensuite croire : "De lui dire qu'on la croit et que ce qu'elle vit n'est pas normal, que c'est répréhensible, puni par la loi." Enfin orienter : "Il faut qu'elle aille porter plainte."
Ensuite vient l'orientation vers des professionnels. "Moi, par exemple, je ne suis pas professionnel. Donc, si quelqu'un vient me voir, d'abord, je vais l'écouter et la croire. Ensuite, je vais l'orienter vers des professionnels : 3919, arretonslesviolences.gouv.fr pour trouver les structures les plus proches, ou se rendre dans une Maison des femmes."
L'éducation des garçons : montrer l'exemple et déconstruire la virilité toxique
Le rôle des pères s'avère fondamental dans la prévention. "En tant que père, on a un rôle d'éducation de nos enfants, des filles, bien sûr, mais surtout des garçons. On doit montrer l'exemple : la façon dont on interagit avec notre compagne ou notre partenaire est fondamentale."
La reproduction intergénérationnelle fonctionne aussi positivement. "Quand on a vécu dans un foyer où il y a du respect mutuel, où les tâches sont partagées, où le père s'adresse correctement à sa femme, on a moins de chances de devenir violent par ailleurs."
Par conséquent, il faut briser les modèles archaïques : "Il faut briser quand même cette image de la masculinité, la virilité ultra-forte et qui ne passe que par la force. Parce que sinon, je pense qu'on n'arrivera pas à s'en sortir."
Les premiers pas pour sortir de la violence : parler sans se mettre en danger
À qui parler en premier : médecin, entourage, numéros d'urgence
Pour une victime ou un témoin, il recommande : "Je pense qu'il faut en parler à une personne de confiance, déjà, quelle qu'elle soit. Et si on n'a pas de personne de confiance dans son entourage, le médecin peut être une bonne clé d'entrée."
En effet, le médecin dispose d'une position privilégiée : "Le médecin, quand même, est la personne qui peut entendre ce genre de choses et qui peut ensuite orienter vers des professionnels encore plus dédiés à cette thématique-là."
Ainsi, en dernier recours : "Si on n'a ni médecin, ni possibilité de parler à quelqu'un directement, eh bien, appelez les numéros type 3919 pour avoir quelqu'un au téléphone et pour être orienté."
Le pouvoir d'une simple question des professionnels de santé
L'auteur rapporte une observation cruciale des professionnels des Maisons des femmes : "Parfois, la libération de la parole, il suffit d'une question. Un médecin, s'il ne pose pas la question, peut-être qu'il va passer à côté de ce qui est en train de se passer."
Une question simple peut tout débloquer. "Parfois, il suffit de demander à la femme qui est en face de nous et qui vient voir pour autre chose, juste la regarder et lui dire comment ça se passe à la maison. Parfois, ça débloque complètement la parole."
L'insuffisance des moyens politiques : une prise de conscience urgente
Les crédits coupés pendant que les féminicides augmentent
L'auteur dénonce l'écart entre les discours et les actes : "Je me souviens très bien qu'un certain président avait déclaré son quinquennat sous le signe de... On va régler cette question des violences faites aux femmes. Et puis, il n'y a quand même vraiment pas grand-chose qui a bougé. Les crédits ont été coupés."
Les chiffres continuent de s'aggraver : "Il y a plus de féminicides cette année qu'il y en a eu l'année précédente en France. Ce n'est pas acceptable."
L'auteur alerte sur les conséquences immédiates. "J'entendais encore il y a quelques semaines la présidente de la Fondation des femmes alerter sur le fait que beaucoup d'associations qui aident les victimes ne pourraient plus fonctionner d'ici la fin de l'année. Leurs crédits ont été coupés."
Le devoir citoyen de voter et d'alerter les pouvoirs publics
Il appelle à un engagement citoyen : "C'est une prise de conscience de société. En tant que citoyen, c'est notre devoir de voter pour les personnes qui vont s'engager sur ce sujet, mais plus largement d'alerter les pouvoirs publics. Nous, on veut que ça change en tant que citoyens, cette situation."
Soutenir les professionnels devient essentiel : "On est des millions de citoyens français à penser que c'est un sujet important et qu'ils devraient avoir des moyens. On est derrière eux pour les réclamer, ces moyens."
Amnésie traumatique et double identité : comment Rose incarne la violence enfouie
Pourquoi le personnage amnésique permet de décrire la mécanique d'emprise
L'auteur explique son choix narratif : "Ce qui m'intéressait, c'est que ce soit un personnage amnésique. Je n'avais jamais traité de l'amnésie dans aucun de mes romans." Sur cette thématique, cela lui semblait particulièrement pertinent : "Repartir d'une feuille blanche et se reconstruire et rencontrer un homme, évidemment, on ne peut pas se douter que cet homme pourrait être un bourreau."
Cette amnésie permet de montrer : "Le personnage de Rose me permet de rentrer et de décrire cette mécanique de l'emprise."
Le cahier enterré : l'enfance enfouie sous un chêne
Le symbole du cahier enterré illustre la mémoire traumatique : "Il y a ce cahier enterré sous un chêne. Elle le déterre, elle le lit, sans savoir qu'elle lit sa propre histoire, sa propre enfance."
Cette métaphore illustre comment les blessures d'enfance restent enfouies pour permettre la survie, mais continuent d'agir souterrainement jusqu'à leur déterrement et leur reconnaissance.
Points clés à retenir : briser le cycle des violences conjugales
Sur l'ampleur du problème :
300 000 femmes victimes de violences conjugales chaque année en France
Une urgence de santé publique massive que la société détourne du regard
Le besoin d'entendre les hommes se positionner en alliés
La mécanique de l'emprise :
L'emprise est progressive : remarques, isolement, contrôle, prison invisible
La question "Pourquoi elle n'est pas partie ?" révèle une méconnaissance du mécanisme
Comprendre cette mécanique permet de décoder les signaux dans notre entourage
Sur la reconstruction :
Les Maisons des femmes offrent des chemins de reconstruction globale
Briser le cycle de violence intergénérationnelle n'est pas inéluctable
L'écriture (slam, ateliers) peut transformer la honte en parole assumée
Le rôle de chacun :
Écouter, croire, orienter vers des professionnels (3919, arretonslesviolences.gouv.fr)
Les pères doivent éduquer les garçons et déconstruire la masculinité toxique
Une simple question d'un médecin ("Comment ça se passe à la maison ?") peut tout débloquer
Sur l'action collective :
Le silence permet la violence, la parole doit être écoutée et suivie d'effet
Les moyens politiques sont insuffisants, les crédits des associations sont coupés
Notre devoir citoyen : voter, alerter, soutenir les professionnels qui protègent
Pour approfondir sur les violences conjugales et l'emprise
Livre :Le jour où Rose a disparu, Julien Sandrel, Harper Collins
Ce roman offre une vision d'ensemble de la mécanique des violences conjugales à travers deux femmes – Rose, qui perd la mémoire et entre dans l'emprise, et Aïda, auxiliaire de puériculture à la Maison des femmes de Toulon. Julien Sandrel tisse une fiction qui éclaire autant qu'elle émeut, en montrant que la reconstruction est possible.
Ressources d'aide :
3919 : Numéro national d'écoute pour les femmes victimes de violences
Comme le conclut Julien Sandrel : "J'avais envie qu'on entre dans ce roman [...] et qu'ensuite, on apprenne des choses et peut-être qu'on décode soi-même des comportements qu'on voit dans son entourage." Parce que comprendre les violences conjugales, c'est se donner les moyens d'agir.
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