Cette question fait écho à une autre : pourquoi de nombreuses femmes nourrissent un sentiment d’illégitimité quant à leur capacité à accéder ou à envisager un poste avec de fortes responsabilités ?
Nous connaissons déjà une des réponses la plus courantes. Les femmes seraient plus faibles que les hommes. Physiquement, bien sûr, mais aussi intellectuellement et émotionnellement.
Trop douces, trop fragiles, trop versatiles, elles se laisseraient gouverner par les caprices de leurs hormones et émotions, jusqu’à en devenir incohérentes et hystériques.
C’est ce qui explique pourquoi un homme ne pourra jamais totalement comprendre une femme. Et pourquoi on ne peut lui faire confiance quand il s’agit de traiter des affaires sérieuses.
Bien.
Mais d’où viennent ces clichés qui ont longtemps été (et le sont encore aujourd’hui pour certains) des paradigmes ?
Ils prennent source dans une idée née il y a plus de 2000 ans en Grèce, à Athènes, dans le cerveau d’Aristote, le philosophe le plus influent de la pensée occidentale.
Qu’a dit et pensé Aristote sur la nature des hommes et des femmes ? Comment ses idées ont-elles traversées le temps pour perdurer jusqu’à nos jours ?
Giulia Sissa, philosophe, historienne de la culture et professeure de théorie politique et de civilisations classiques à l’UCLA, répond à ces questions dans son ouvrage « Le pouvoir des femmes » (Odile Jacob, 2021).
Aristote et les femmes molles au sang froid
En manque de thumos
Pour Aristote, notre âme s’incarne dans un corps. Mais selon qu’elle s’incarne dans un corps d’homme ou de femme, elle ne vit pas la même expérience.
Les deux corps présentent des spécificités différentes expliquant à la fois la différence de caractère entre les genres et la répartition des rôles sociaux :
Le corps de l’homme est volcanique. Son sang est chaud et son corps plein de thumos, un terme grec désignant l’élan vital, qui se manifeste au monde par la fougue, l’ardeur et la détermination.
Le revers de la médaille de ce plein de thumos est que l’homme doit apprendre à dompter sa fougue, au risque d’être incapable de prendre du recul sur ses émotions et réactions. Et de s’attirer de sérieux ennuis.
Dans le corps de la femme, il y a moins de thumos, le sang est plus froid. La femme possède donc moins d’élan vital que l’homme, et est donc plus molle tant dans ses actes que sa réflexion. Mais attention, Aristote tempère et reconnait toutefois les capacités cognitives de la femme, comme supérieures à celles de l’homme. Étant moins fougueuse, elle est capable, selon lui, d’avoir une analyse plus fine des situations et personnes.
Toutefois, et toujours selon Aristote, ce n’est pas parce que les femmes ont un bon intellect qu’elles sont capables de gouverner.Gouverner implique de savoir décider et trancher, or la nature froide et molle du corps féminin les rend naturellement inconsistantes et hésitantes.
Par ailleurs, les femmes sont plus vulnérables que les hommes aux malheurs et aux efforts. Dès qu’il y a un pépin ou un danger, les femmes se soumettent ou fuient.
Aristote justifie cette différence par le fait que la peur et la souffrance refroidissant les corps, les femmes déjà « froides » disposent de ressources internes moindres que les hommes.
Parenthèse sur Platon et Plutarque
Résumons brièvement la pensée d’Aristote et sa portée : à cause de leur corps froid, les femmes se trouvent en grande difficulté quand il s’agit de faire preuve d’autodétermination, d’autonomie et de courage. Et ces dispositions naturelles expliquent autant leur incapacité à gouverner et commander, que leur sujétion nécessaire à un père ou un mari.
Avant d’aller plus loin, précisons d’emblée que la pensée d’Aristote ne fait pas l’unanimité chez tous les Anciens. A commencer par son maître, Platon.
Selon Platon, certes les femmes ont quelques dispositions naturelles différentes de celles des hommes, mais l’éducation (l’acquis) comble aisément le fossé (l’inné). Il suffit d’éduquer les petites filles comme les garçons en les initiant à l’art de la guerre et du leadership.
Au Ier siècle de notre ère, le philosophe Plutarque va encore plus loin dans son œuvre « Vertus de femme ». Rien dans la nature et la physiologie de la femme ne l’empêche d’exercer le pouvoir ou de commander qui que ce soit. Les femmes, tout autant que les hommes, sont capables d’héroïsme et de courage.
Hélas, ce ne sont ni Plutarque ni Platon qui séduisirent les théologiens chrétiens, juifs et musulmans du XIIème siècle. C’est bien Aristote.
Aristote et ses héritiers chrétiens
L’escroquerie intellectuelle d’Albert et de Thomas d’Aquin
Au XIIème siècle, chrétiens et musulmans s’écharpent en Terre Sainte. Toutefois, leurs échanges ne sont pas uniquement guerriers, ils sont aussi économiques et surtout intellectuels. C’est grâce aux Arabes que l’Europe redécouvre les Anciens, dont Aristote.
Aristote plait aux théologiens chrétiens parce que sa pensée est compatible avec leurs propres croyances.
Le concept de corps chaud/ froid déterminant les caractères et le rôle social de chacun fait en effet écho à la complexion (Constitution physique d’une personne), un concept capital de la médecine médiévale.
La complexion est l’idée que nous sommes un ensemble, un « tout » structuré par nos qualités anatomiques et physiologiques mais aussi morales et intellectuelles.
En s’appuyant à la fois sur l’œuvre d’Aristote et la complexion, Albert le Grand, frère dominicain, naturaliste, chimiste, théologien et maître de Thomas d’Aquin, élabore une théorie sur la différence des sexes, en présentant la femme comme un être fondamentalement humide et inconstant.
Cette inconstance naturelle justifie la faiblesse et donc l’infériorité intellectuelle, physique et morale de la femme par rapport à l’homme. Celui-ci n’étant que rigueur, constance et fermeté d’âme face aux épreuves de la vie et tentations du diable.
Par son inconstance, la femme est incapable de tenir un engagement moral et de résister aux plaisirs de ses sens. Elle est, enfin, tout aussi incapable de réfléchir sur un même sujet plus de 5min. Ce qui fait d’elle une personne superficielle, stupide et irrationnelle.
Saint Thomas d’Aquin ne dira pas autre chose.
Ici, les plus attentifs ont noté que les théologiens du XIIème siècle se détachent d’Aristote.
Alors que le philosophe accordait à la femme des qualités cognitives et encourageait les hommes à calmer leur trop plein de fougue, les théologiens ont retiré aux femmes leur intelligence, et ont fait de l’homme un être raisonnable, maître de ses passions et émotions.
Les Lumières éteintes
Cette image de la nature de l’homme et de la femme résistera au temps. Et si l’on pense que le siècle des Lumières a revu les copies d’Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin, on se trompe.
C’est même tout le contraire, à l’instar de Rousseau, pour qui les femmes n’ont pas de cervelle. Il est donc inutile de leur accorder quelques droits civiques ou de les éduquer puisqu’elles en sont incapables. Leur rôle social est simple et évident : faire des enfants.
On ne saura jamais vraiment si la raideur de Rousseau envers la gent féminine est une conséquence de son sale caractère ou de sa femme illettrée qui le restera en dépit de ses (maigres) efforts.
Quoiqu’il en soit, Rousseau le hargneux n’est pas seul. Il y a toute l’équipe de l’Encyclopédie menée par Diderot qui contribueront à décrire la nature de la femme sous le prisme de la destination naturelle à l’enfantement, de l'humidité de la complexion, de la faiblesse des muscles et de la chair, et par conséquent de l’instabilité émotionnelle, du manque de courage, de constance morale et de force d’âme.
Le souci étant que l’Encyclopédie n’est pas une petite entreprise entre copains philosophes. C’est un ouvrage trans-disciplinaire qui va faire le tour des maisons et des cabinets de médecins, d’avocats, de juristes, d’artistes, d’hommes d’Église etc.
Et c’est ainsi que s’ancrera dans les esprits la nature défectueuse de la femme.
Poullain et Condorcet, ou le retour de Platon
Une question d’éducation
De même qu’au temps d’Aristote, les philosophes du siècles des lumières n’abondent pas tous dans le sens d’Albert le Grand, et de Saint Thomas d’Aquin.
Parmi eux, François Poullain de la Barre, accessoirement ancien curé catholique converti au protestantisme devenu philosophe cartésien et premier féministe déclaré. Ce qui est rare au XVIIème siècle.
Dans son livre « De l'égalité des deux sexes. Discours physique et moral où l'on voit l'importance de se défaire des préjugés » Poullain l’admet : oui, il y a une différence entre les hommes et les femmes mais elle se situe essentiellement au niveau du corps, pour les besoins de reproduction.
Il fustige les médecins de son temps, obnubilés par la complexion humide, qui s’évertuent à marquer les inégalités de corps et d’esprit entre les hommes et les femmes.
Pour Poullain, les médecins sont à côté de la plaque. Et il rejoint en tout point Platon, en affirmant que les différences d’esprit et de raisonnement peuvent s’atténuer grâce à l’éducation. Ce dont les femmes sont justement privées.
Nicolas de Condorcet, mathématicien et philosophe, se veut encore plus catégorique. Si les femmes recevaient une éducation équivalente à celle des hommes, non seulement elles auraient des capacités cognitives très développées, mais s’en sortiraient peut-être même mieux que les hommes.
Cette provocation n’est pas complètement gratuite. Condorcet observe dans son entourage que tous les hommes, nombreux à avoir reçu une bonne éducation, ne sont pas tous des êtres brillants de raison et d’intelligence. Parmi eux, on compte très peu de génies et beaucoup de crétins.
La médiocrité n’est donc pas le propre de la femme. Elle vit également d’heureux jours parmi les hommes, même les plus instruits !
Oublier Rousseau pour Condorcet ?
Nous espérons que ce bref voyage philosophique dans le temps ne vous aura pas donné envie de « cancel » Rousseau, Aristote ou même saint Thomas d’Aquin. Ils sont comme nous tous : des enfants de leur temps et de leurs carcans, des porteurs de lumières et de ténèbres.
A nous de trier et de comprendre.
Il est en tout cas plus qu’utile de les connaître. Sans cela comment comprendre et dépasser ces vieux paradigmes qui n’ont que trop longtemps humilié les femmes et plus largement l'humanité ?