À Gaza, la langue gouverne autant que les chars. Dans Un historien à Gaza (Les Arènes, 2025), Jean-Pierre Filiu tient l’économie du témoin : il date, mesure, attribue. De l’occupation par guichets au siège comme méthode, des hôpitaux assiégés aux convois sous drones, son livre documente une politique des mètres et des heures qui administre la vie à flux tendu. Là où l’accès aux images est refusé, décrire n’est pas peu : c’est contester l’effacement.
Permission de décrire
Entrer « de nuit et à pied », deux valises de soins en main, ce n’est pas seulement franchir une clôture : c’est traverser un dispositif de langage. Filiu renonce à la thèse pour une prose notariale — voir, dater, attribuer — contre ce que j’ai ailleurs nommé la confiscation du récit: quand le pouvoir administre corps, frontières… et droit de nommer ce qui arrive.
L’occupation par les guichets (1967–2023)
Un mot organise le quotidien : coordination. Sous l’autorité de la COGAT (administration militaire israélienne en charge des Territoires), entrées, sorties, permis, « exceptions » deviennent une souveraineté sans visage. En 2008, un mémo interne calcule des « lignes rouges » de calories — 2 279 kcal/jour — pour « éviter la malnutrition ». Bureaucratie sèche, effets humides : des vies réduites à des unités administrables.
La carte garde les traces de cette rationalité. Avant 2005, quelques milliers de colons occupent près d’un quart d’un territoire parmi les plus denses au monde, reliés à Israël par des axes réservés. Au nord, Erez fait porte étroite : quelques heures d’ouverture, long corridor barbelé, et la mise en scène d’une « autorité » palestinienne pour ménager la fiction du civil là où tout s’organise au militaire. Au sud, le corridor de Philadelphie (bande frontalière avec l’Égypte) scelle la frontière.
Octobre 2023 : le siège comme méthode
Le 7 octobre offre la forme extrême de ce qui existait déjà. Le siège devient hermétique ; la zone tampon est étendue officiellement à 1 km vers l’intérieur de Gaza ; la promesse publique faite à la « population » tient en un mot : enfer. À partir de mai 2024, Kerem Shalom devient goulot unique. Inspections au détail, reprise intégrale des procédures « au moindre doute », autorisations la veille pour le lendemain, rationnement individuel (nourriture, médicaments « usage personnel »). Un couloir de Netzarim (axe militaire nord–sud) découpe la bande et transforme l’« assistance » en canal de déplacement forcé.
Vivre sous blocus : les unités du mètre et de l’heure
La force du livre tient à ses unités concrètes. Heures d’ouverture ; heures d’attente ; mètres quadrillés par la zone tampon ; mètres carrés par personne sous toile. À Mawassi, dite « zone humanitaire », plus d’un million de personnes sont repoussées sur une langue de sable : la densité dépasse 30 000 hab./km² (contre ~1 200 en octobre 2023). On nomme « sûr » ce que l’on frappe encore ; on baptise « retour » la marche vers des ruines.
La pluie, jadis fête des jardins, devient adversaire. Tentes qui ploient, fosses qui débordent, puits sauvages qui percent la dune. Le matin pose des questions nues : qui a protégé ses enfants ; qui a tout perdu ? On se présente au monde aussi soigné que possible. Ici, la politesse est une résistance : refuser les catégories qu’on vous assigne.
Les hôpitaux : le siège dans le siège
Nasser (Khan Younès) dit la guerre par des gestes minuscules : compresses lavées, essorées, restérilisées ; corps marqués au feutre pour trier l’urgence ; respirateurs muets lors des coupures. Partir ou rester n’est plus un choix, c’est une roulette. Plus au nord, Kamal Adwan tient des semaines encerclé ; à Mawassi, des nourrissons meurent d’hypothermie sous tente. Le nombre de soignants tués se compte par centaines. Sur un tableau, un chirurgien écrit : « Nous avons fait ce que nous avons pu. Souvenez-vous de nous. »
Soigner sans moyens : l’horreur par retraits
D’abord l’électricité. Puis l’eau. Puis les consommables. Enfin, la certitude d’atteindre le bloc. On opère à la lampe frontale, gants trop grands, batteries déclinantes. Quand l’analgésie manque : une main à serrer, un foulard entre les dents, un point fixe au plafond. On pose des fixateurs externes sans imagerie ; on referme quand on sait qu’il faudrait reprendre. Ce n’est pas de l’héroïsme : c’est une fidélité — ne pas abandonner un corps parce que la logistique a trahi.
En maternité, la pénurie réinvente la peur. Routes barrées ; travaux interrompus par la frayeur ; poches de sang comptées comme des billets ; transfusions reportées faute d’issue sûre. Les équipes ne gonflent pas les mots : elles prennent date, consignent, s’excusent encore — « Pardon, nous manquons de tout. »
On a beaucoup écrit sur les convois, trop peu sur le théâtre qui les encercle. La route est donnée la veille, corrigée à l’aube, infléchie au dernier checkpoint par une voix sans visage. Les camions avancent, phares couverts, selon une chorégraphie d’ordres contradictoires. Au-dessus, les drones tracent des ellipses patientes.
Le pillage ne ressemble pas à une émeute, mais à une technique : coups de feu dans les pneus pour immobiliser ; engins de manutention surgis d’entrepôts ; groupes déjà informés de la nature des cargaisons. On ne déchire pas des sacs : on trie. Farine ici, conserves là. Au vu de la synchronisation des tirs, de la présence d’outillage, du survol continu des drones, la scène a moins de vacarme que de méthode. Résultat : ce qui parvient, parvient en miettes — les miettes ne nourrissent pas une société.
Le plus douloureux n’est pas l’arraisonnement, mais la surveillance qui ne protège personne. Les silhouettes au sol se savent vues ; personne n’intervient. Ici, l’« accès » n’est pas un chemin : c’est un verdict — accordé, retiré, parfois au milieu du trajet.
Propagande : la bataille du regard
Sans regard indépendant, la souffrance est niée deux fois : par les armes, puis par le déni. Interdits de travail autonome, les médias étrangers deviennent spectateurs à distance ; les journalistes palestiniens travaillent au risque de leur vie. On s’écharpe sur les mots, on censure l’image, on décrète l’invisibilité. Dans cet interstice, la description scrupuleuse a valeur d’acte.
Cinq enseignements, une méthode
Le siège prolonge l’occupation par d’autres moyens : guichets, couloirs, quotas.
La colonisation laisse des formes (routes, corridors, habitudes d’exception) qui structurent le présent.
La rareté est administrée : les mêmes instruments qui « coordonnent » créent l’obstacle.
Les hôpitaux racontent la guerre : un siège dans le siège, fait d’ordres contradictoires et de pénuries.
La preuve est matérielle : kilomètres, kilocalories, kilogrammes, heures et mètres.
On dira que « voir, dater, décrire » est peu. C’est beaucoup quand la langue se ligue à l’effacement. C’est déjà une justice — la seule dont un écrivain puisse répondre sans usurper la place des vivants.
À lire : Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, 2025.
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