Dans un avenir plus ou moins proche, la France pourrait-elle glisser vers un régime autoritaire et cesser d’être une démocratie ?
Pour les uns, cette hypothèse est plus que probable au regard de l’intérêt croissant pour les populismes de droite (alors que la branche de gauche semble décliner). Pour d’autres, la dictature est en fait déjà là, sous une forme molle et sous-marine.
Enfin, pour d’autres encore, tout cela est de l’ordre du fantasme dystopique propre à l’air du temps. Les institutions démocratiques sont solides et ne tomberont pas si facilement.
Ece Temelkuran, journaliste politique et auteure Turque, résolument laïque et progressiste, rejoint l’opinion première et invite à la prudence.
Après tout, son propre pays, la Turquie, autrefois république démocratique, est tombé entre les mains d’Erdogan.
On pourrait objecter à Temelkuran que la France n’est pas la Turquie. Ni d’ailleurs les Etats-Unis, l’Angleterre ou l’Allemagne. Tant au niveau de leur histoire et de leur culture que de leur contexte politique, religieux, économique et social. On ne peut pas comparer ce qu’il n’y a pas lieu d’être.
Parfaitement consciente de ces différences, Temelkuran insiste pourtant. L’élection de Trump, le Brexit, la popularité d’une Le Pen ou d’un Zemmour ne devraient pas être pris à la légère.
Dans son dernier essai politique, « Comment conduire un pays à sa perte » (éditions Gallimard, 2020), Ece Temelkuran revient sur l’histoire contemporaine et politique de la Turquie, et expose les sept étapes-clés où une démocratie s’effondre pour laisser place nette à une dictature.
Ces sept étapes peuvent être rassemblées en deux temps : l’ascension du leader populiste et son ancrage ferme.
Tous ceux qui auront été attentifs à leur cours d’histoire sur le nazisme ou le stalinisme reconnaîtront assurément quelques échos.
Les étapes de l’ascension de l’autoritarisme
Créer un mouvement
Pourquoi préférer créer un mouvement plutôt qu’un parti politique ?
D’abord pour se distinguer des autres politiciens, hors-sol et ne s’occupant que de leurs intérêts. Ensuite, pour mieux rassembler tous les délaissés du système en place. Ceux-là même qui veulent un changement mais se méfient des représentants politiques.
Le mouvement se veut apolitique, prônant simplement les intérêts et valeurs des « vrais gens », du « vrai peuple », perdants de l’économie de marché mondial.
Une réelle souffrance de la classe moyenne et populaire concourt au succès des mouvements populistes. Mais pas seulement. Cette souffrance est reprise, amplifiée et détournée au moyen d’une victimisation fabriquée.
Ece Temelkuran développe : « En Turquie, cette victimisation fabriquée induisait que les religieux étaient opprimés et humiliés par les élites laïques appartenant à l'establishment. Les partisans du Brexit, quant à eux, avaient l'impression d'avoir été dépossédés de la grandeur de l'Angleterre, et les électeurs de Trump croient que les Mexicains leur volent leurs emplois. »
Le drame ici, c’est que les masses délaissées se trompent de cible et ne voient pas qui sont les vrais responsables à l’origine de leur misère. Temelkuran s’étonne ainsi que les masses s’en prennent aux médias, aux politiques, aux intellectuels mais jamais aux patrons des multinationales.
Elle s’étonne aussi que les masses croient volontiers qu’un Trump ou un Erdogan aient plus à cœur leur intérêt que les autres.
Pourquoi, au fond, autant de manque de discernement ?
La faute à l’infantilisation des masses rendue possible par l'infantilisation du discours politique.
Détraquer la raison et affoler le langage
Détraquer la raison et affoler le langage, c’est tout simplement utiliser un langage vulgaire et provocateur, donnant l’illusion au populiste qu’il est un homme proche du peuple.
Il utilise ainsi une rhétorique qui, au mieux fait abaisser le débat, et au pire le rend impossible. Son but étant d’exciter les émotions plutôt que de faire appel à la raison.
Dans la rhétorique du leader populiste, on trouve :
Des arguments ad hominem, où on attaque la personne, et ignore ses idées. Trump est un champion à ce jeu-là.
Des arguments ad ignorantiam, où on assoit un argument comme vrai, alors que rien ne le démontre.
Des arguments ad populum, où un argument est considéré comme vrai simplement parce qu'un nombre important de personnes le considère comme tel.
Raisonnement ad hoc. Par exemple : « la démocratie, c'est le respect des idées, respectez donc la mienne »
Ces arguments provocants sont repris par les réseaux sociaux, mais également les médias mainstream qui participent, à leur corps défendant ou non, à leur diffusion.
Dissiper la honte
L’argument d’Ece Temelkuran est ici intéressant, et met en lumière une faiblesse du néolibéralisme porté par les démocraties occidentales.
A l’heure des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux, nous sommes, sans cesse, abreuvés d’images de guerre et de misère. Ces drames ne nous indignent plus, ne nous inspirent plus de honte. Nous nous sommes habitués et blindés.
D’une part, parce que cela nous dépasse, mais aussi parce que la morale et le sens de l’honneur ont été bannis de la sphère publique. C’est aujourd’hui une affaire privée, confinée au cercle familial, religieux et amical.
Dans ce contexte, le leader populiste n’a pas peur de se montrer cynique et amoral.
Les étapes de l’ancrage d'un régime autoritaire
Démanteler le dispositif judiciaire et politique
Ces étapes sont un grand classique du nouveau régime autoritaire : démanteler tout l’appareil de l’Etat, et réajuster les mécanismes de prise de décision pour concentrer les pouvoirs en une seul et même main.
L’argent étant le nerf de la guerre, cela commence souvent par la finance et le déploiement d’un nouveau réseau économique à l’aide de vassaux, avec comme finalité la mainmise sur toutes les transactions économiques du pays.
Ce réseau économique, une fois installé, promeut une nouvelle représentation politique favorable évidemment au nouveau pouvoir.
Quant à la « refonte des institutions », elle commence par un travail de sape et de propagande où le système en place est décrédibilisé pour justifier son obsolescence et la nécessité de le remplacer.
Est-ce que cela peut sérieusement advenir en Occident ? Pour Temelkuran, Trump s’y était essayé, notamment en remplaçant des personnalités de haut rang de la CIA et du FBI. Ou encore à travers la construction du fameux mur au sud des Etats-Unis, qui est avant toute chose un gros projet de travaux publics. Et l’occasion de tisser de nouveaux réseaux économiques.
Façonner ses propres citoyens
Également un grand classique. Il s’agit de façonner les esprits des citoyens en diffusant partout l’image de l’homme et de la femme idéale au régime.
Sous Erdogan, on comprend que la femme idéale est pieuse et silencieuse.
Les cibles privilégiées sont bien sûr les enfants, forcément les plus malléables. L’idée est de créer une génération entièrement soumise et dévolue au nouveau régime.
Laisser les rire devant l’horreur
Face à un pouvoir autoritaire établi et installé, succomber au désespoir est courant. Dans le corps, s’accumulent tensions et angoisses qu’il évacue d’abord par les larmes, puis… par le rire.
Cette réaction peut surprendre. Mais nous avons déjà tous expérimenté ce rire qui n’est pas la manifestation de la joie mais celui d’un épuisement psychique face au malheur et à l’absurdité répétés de la vie.
Le rire, l’humour noir et le cynisme apaisent la douleur, ils sont une sorte de bouclier pour la santé mentale dans le sens où ils permettent d’apaiser et de soulager un esprit meurtri.
Et si le pouvoir laisse rire ses réfractaires c’est parce qu’ils ne sont pas dangereux, contrairement au grondement et à la colère.
Construire son propre pays.
C’est la suite et fin logique de l’endoctrinement des citoyens.
Mais c’est aussi la mise en place de valeurs, références et paradigmes propres au régime autoritaire, qui n’ont plus rien à avoir avec celles des générations précédentes. A tel point que ces dernières ne reconnaissent plus leur pays.
L’espoir est-il permis ?
Au regard des sept étapes relevées par Ece Temelkuran, nous sommes encore loin d’un régime autoritaire.
Il est évident que le populisme de droite séduit de plus en plus.
La force du populisme est de proposer une cause claire et franche, qui répond pour une partie de la population à un besoin de sens, de grandeur collective, de justice sociale et économique face néolibéralisme vorace et amoral. Et auquel les gouvernements n’ont opposé aucune résistance. Pas plus qu’ils ne proposent une cause lisible et inspirante.
Dire que les adhérents à Le Pen ou à Zemmour sont fous ou idiots ne résout rien. C’est au contraire agir en irresponsables, s’aveugler sur ses errances et continuer à nourrir le terreau des extrémismes de tout bord.
Notre système sent le soufre. Quelque chose se brise. Quelque chose naîtra inévitablement.
Parmi les différents possibles, est-il permis d’espérer un après meilleur ? Pour, Ece Temelkuran :
« espérer est un verbe fragile. Je préfère croire en la détermination, la détermination de créer de la beauté, de la beauté politique. »
Source : Ece Temelkuran, Comment conduire un pays à sa perte. Du populisme à la dictature, éditions Gallimard, 2020
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