Jacques Chirac disait qu’un chef est fait pour cheffer. Une formule qui sous-entend que le leader se contente de donner des ordres. Or, le leadership, et devenir leader, est un art autrement plus délicat et subtil.
Effectivement, un bon leader demande de connaître à la fois le cœur et la psychologie humaine. En commençant par la sienne comme nous l’avions vu avec le professeur James Teboul et l’apport des neurosciences aux managers.
Cheffer n’est donc pas si simple, d’autant plus que les incompréhensions autour du leadership sont nombreuses.
Dans son dernier ouvrage Devenez leader (Odile Jacob), l’ancien directeur de l’École de guerre et général Vincent Desportes, nous délivre des clés pour comprendre et maîtriser cet art subtil et devenir leader.
Vincent Desportes est professeur des universités associé à Sciences Po Paris, expert auprès de l’Association pour le progrès du management et président du cabinet de conseil Stratforce.
Comment définissez-vous le leadership?
VD: Je ne sais pas le définir mais je sais ce que doit produire le leadership. Le leader est une personne qui conduit les femmes et les hommes vers une ambition qu’il estime être bonne pour tous.
Selon Vincent Desportes, le leadership est étroitement lié à la stratégie. La stratégie étant de «vouloir» et le leadership le «faire vouloir»
Qu’appelez-vous le leadership universel et pourquoi n’existe-t-il pas?
VD: On ne devient leader que lorsqu’on comprend le fonctionnement de l’être-humain. Nous passons notre jeunesse à penser que les personnes pensent avec leur cerveau, or les décisions humaines sont beaucoup plus le fait du cœur et des tripes. Rousseau disait que c’était l’émotion qui faisait avancer l’homme.
Les préjugés sur le leadership
Vous affirmez que Churchill et de Gaulle n’ont pas toujours été de grands leaders, pourquoi?
VD: Pour être un bon leader, il faut être en adéquation avec sa mission, son époque et sa culture humaine. De Gaulle a été un homme extraordinaire après la défaite de 1940. Il a créé un projet qui a conquis des centaines de milliers de personnes. Mais quand il rentre en France en 1944-1945 il n’est plus un bon leader.
Idem pour Churchill qui a été responsable de la défaite de la campagne de Gallipoli de 1915 (un des pires désastres de la Première Guerre mondiale). Il ne devient le grand leader connu que pendant la Deuxième Guerre mondiale. Durant son dernier mandat de Premier ministre (1951-1955), il redevient un mauvais leader.
VD: L’une des difficultés pour le leader est de comprendre qu’il n’y pas de collectif construit. Il est en face de personnes uniques non universelles. Pour arriver à constituer un collectif, il doit se préoccuper de chacun d’entre eux.
Pourquoi le leader n’est-il pas un super-héros?
VD: Nous avons une image hollywoodienne du leader, un homme beau, grand, la mâchoire carrée et le regard bleu. Or le leader est une femme ou un homme. Etant donné que le quotient émotionnel est extrêmement important dans la qualité du leadership, les femmes sont très largement d’aussi bonnes leaders que les hommes.
De plus, l’image du super-héros renvoie à l’idée que les qualités du leader sont innées. Bien au contraire, elles s’acquièrent et se travaillent. Les échecs, la douleur, les erreurs et les succès façonnent le bon leader.
VD: Au fond le leader est celui qui abandonne le mythe du super-héros.
Le leader est surtout celui qui arrive à comprendre comment susciter l’adhésion de ses collaborateurs.
Comment susciter l’adhésion de ses collaborateurs?
Le rôle de l’affection et du respect
Vous affirmez que la bonne subordination est naturelle, elle ne s’impose pas, elle se donne. Comment et pourquoi ?
VD: En tant chef militaire, j'ai bien compris qu'on ne commande pas les hommes en «cheffant» mais en créant les conditions de leur adhésion à une mission commune. Diriger n’est pas contraindre, c’est obtenir. J’obtiens des femmes et des hommes qui me sont confiés qu’ils acceptent ou souhaitent aller là où je veux les emmener.
Le général Frère résume cet état d’esprit par cette formule: «j’obéis d’amitié».
VD: Le leader aime les gens qu’il dirige, c’est une qualité sine qua non si on veut dans la durée emmener ses collaborateurs vers une ambition qui est devenue la leur.
Comment doit s’exprimer l’amour du dirigeant pour obtenir l’adhésion?
VD: Avant tout par le respect. Dans le leadership militaire, le respect est une condition fondamentale. D’un point de vue extérieur, les relations entre militaires peuvent être perçues comme dures à cause d’un langage et d’un comportement rugueux. Cela n’est vrai qu’en surface. L’un des principes fondamentaux dans l’armée est ce que j’appelle l’égalité en humanité.
Quel que soit leur galon, tous les militaires se considèrent comme égaux avec simplement des fonctions différentes. C’est pourquoi lorsqu’un 2e classe salue un général en se mettant au garde-à-vous, le général lui rend la pareille.
Il est absolument fondamental de voir dans les yeux du dirigeant de la considération pour ce que je suis en tant que collaborateur et en tant qu’être-humain
L’auto-engagement
Comment un bon leader partage-t-il sa vision et mène son équipe?
VD: On entend beaucoup dire que le plus important en management est de donner du sens à la mission. Je ne suis pas d’accord. Vous ne pouvez pas donner du sens. C’est le collaborateur qui crée quelque chose qui a du sens pour lui à partir des informations que vous lui donnez. Encore une fois, le leader n’impose rien, il créé les conditions ad hoc qui aboutissent à l’adhésion du collaborateur. Celui-ci adhère dès lors qu’il comprend et a intérêt à s’engager.
Pour créer les bonnes conditions et susciter l’adhésion, le préfixe le plus important est «auto».
Le leader crée les conditions de l’auto-motivation, l’auto-responsabilisation et l’auto-engagement des collaborateurs. Douglas McGregor distinguait deux types de management:
Le management mécanique.
Le management agricole propre au vivant. Si vous tirez sur une rose pour la faire pousser, elle se casse. Si, en revanche vous subvenez à ses besoins en engrais, eau, soleil et espace, elle « «auto-pousse».
Quelles sont donc les difficultés des leaders actuels pour appliquer ces principes?
Quelles sont les difficultés du leadership actuel ?
Inspirer et convaincre
Selon votre expérience de conseiller stratégique et en leadership, quelle est la principale difficulté à laquelle sont confrontés les dirigeants?
VD: Je distingue deux grandes difficultés. La première étant que les dirigeants ne font pas souvent le lien entre la stratégie et le leadership. C’est pourtant fondamental. La stratégie ne vaut que par son exécution qui dépend des collaborateurs. On ne peut pas concevoir que les choses se feront d’elles-mêmes.
Pour rappel, Vincent Desportes définit la stratégie comme étant le fait de vouloir. Le stratège est une personne qui a un rêve, une vision, un avenir. Or, «si je suis incapable de faire vouloir (leadership) ça ne sert à rien de vouloir»
VD: On ne peut définir une stratégie en terme chiffre d’affaires parce que cela n’intéresse pas le collaborateur. Il a envie de rêver, de grandir, d’aller vers quelque chose de beau ou de développer sa technicité.
La deuxième difficulté est de faire créer de l’émotion. Donner un ordre ne suffit pas quand bien même nous détenons une autorité légitime (je suis le PDG) ou d’expertise (je suis très bon).
VD: La bonne autorité est l’autorité de conviction. Il s’agit de convaincre l’autre de nous suivre parce qu’il a tout intérêt et parce qu’il va vivre une expérience riche. Goethe disait qu’il reste toujours assez de force à quelqu'un pour accomplir ce dont il est convaincu. C’est ce que nous observons actuellement dans le conflit en Ukraine. Alors que les Ukrainiens sont moins nombreux et moins équipés, ils résistent parce qu’ils sont fondamentalement convaincus de leur ambition commune. En comparaison, les mercenaires de Wagner d’Evgueni Prigogine ne sont convaincus de rien et meurent dix fois plus.
Les clés de l’assertivité pour devenir leader
Comment être convaincant? Quelles sont les clés de l’assertivité?
VD: On convainc d’abord si on est clair. Je vois beaucoup de chefs d’entreprises incapables de se projeter en 2027. Or, sans objectif et de vision simple et claire, vous ne mènerez personne. De plus, on ne peut convaincre sans arguments. La première chose, c'est de donner du sens à sa vision. C’est beaucoup plus fondamental aujourd'hui que cela ne l’était il y a un siècle. En donnant du sens à sa vision, on donne du sens aux efforts fournis par le collaborateur.
Le défi du leader est de finalement faire converger le destin individuel au destin collectif de l’entreprise. Le collaborateur ne fournit des efforts que s’il est convaincu que cela en vaut la peine.
VD: La rétribution financière compte mais ce n’est pas le plus important. La rétribution de l’effort passe par la rétribution de la qualité des relations humaines. Cela englobe la reconnaissance individuelle et le plaisir d'être ensemble.
Le manager ou le bon leader doit-il être aussi un psy?
VD: J’ai étudié la sociologie qui m’a beaucoup apporté. La psychologie doit aussi pouvoir aider, mais n’en n’ayant jamais fait, je ne peux pas l’affirmer. Dans tous les cas, même en n’étant pas psy, le leader doit s’intéresser véritablement à ceux qui sont en face de lui. Napoléon disait qu’un capitaine doit connaître le nom, le prénom et le petit village de chacun des soldats pour comprendre ses ressorts internes.
Qu’est-ce qui fait un bon leader?
Qui incarne le parfait leaderd’aujourd'hui?
VD: Il existe différents types de leadership mais tous sont basés sur les mêmes vérités. Je ne pense pas qu’on puisse être un très grand chef d'entreprise sans être un grand leader. Jeff Bezos et Elon Musk sont donc de grands leaders.
Elon Musk a de graves défauts mais il est capable de faire rêver ses collaborateurs. Or, c’est ce qui fait défaut aux hommes politiques aujourd’hui. Nous pourrions trouver des leaders spirituels qui soient capables de fédérer autour d'idées qui permettent de transcender le quotidien.
VD: L’Europe pourrait être un grand projet. La guerre en Ukraine aura peut-être l'intérêt de nous amener à penser que l'Europe est absolument fondamentale si on veut éviter la guerre dans 30 ans. Peut-être cela fera-t-il germer à nouveau de grands leaders.
Les temps de crise sont-ils effectivement un terreau favorable au leadership?
VD: Sûrement parce qu’en temps de crise, il faut bien que quelqu'un dirige. L’être humain comprend qu’il doit remettre son destin à une personne qui peut les guider et faire émerger un collectif.
VD: Cependant, il est important de noter qu’il existe aujourd’hui de grands leaders capables de faire en sorte qu’une équipe s’auto-embarque derrière eux. L’économie française doit sa santé aux milliers de petites entreprises qui sont en général dirigées par de grands leaders. J’ai écrit cet ouvrage pour qu’ils dépassent l’instinct du leader et puissent être encore meilleurs.
Comme l’avait écrit Montesquieu: «Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie; il ne faut pas être au-dessus des hommes, il faut être avec eux.»
Une posture qui, selon le général Desportes, conduit le bon leader à endosser bien plus le costume de jardinier que celui du super-héros.
Propos de Vincent Desportes recueillis par Amal Dadolle
Pour lire cet article, abonnez-vous gratuitement ou connectez-vous