Du diable au malade mental : ce que son regard sur les pervers dit d’une société
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Pourquoi s’intéresser aux pervers ?
La part obscure de nous-mêmes
Il y a une dizaine d’années, Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse et auteure de « La part obscure de nous-mêmes » (Le Livre de Poche, deuxième édition 2019) s’est intéressée aux pervers, à ceux qui jouissent du mal, de la destruction de soi et de l’autre.
Pourquoi s’intéresser à un tel sujet ? D’abord parce qu’il n’existe pas d’histoire des pervers. Ensuite, parce que le regard d’une société sur ses pervers en dit beaucoup sur elle-même.
Selon Roudinesco, les pervers sont « une part de nous-mêmes, une part de notre humanité, car ils exhibent ce que nous ne cessons de dissimuler : notre propre négativité, la part obscure de nous-mêmes ».
L’Histoire des pervers est riche et complexe. Pour la simple raison que les sociétés évoluent et avec elles leur moral, leur référence et leurs lois, et donc les figures du pervers et de la nature de la perversion.
Mais avant d’aller plus loin, il est intéressant de comprendre la différence entre la perversion et la perversité.
Quelle différence entre la perversion et la perversité ?
Le pervers, la perversion et la perversité sont des concepts apparus au Moyen-âge, construits à partir du mot latin « perversio » signifiant « retourner, inverser, dérégler, exagérer ».
La perversion est donc une transgression de la norme, un défi envers les dieux par désir et recherche de liberté.
Comme l’explique Roudinesco : « La fascination qu’exerce sur nous la perversion tient précisément en ceci qu’elle peut être tantôt sublime et tantôt abjecte. Sublime quand elle se manifeste chez des rebelles au caractère prométhéen, qui refusent de se soumettre à la loi des hommes, au prix de leur propre exclusion, abjecte quand elle devient […] l’expression souveraine d’une [jouissance du mal] et d’une froide destruction [de soi et de l’autre]. »
La perversité, c’est donc l’aspect abject de la perversion, même si les deux notions sont confondues depuis toujours et jusqu’à nos jours.
Qui sont les pervers d’hier et d’aujourd’hui ?
Du suppôt de Satan…
Pendant tout le Moyen-âge et la Renaissance, le pervers est celui qui défie Dieu et sympathise avec le diable.
Parmi les différentes perversions condamnées, certaines resteront constantes jusqu’au XIXème siècle. Notamment les pratiques sexuelles comme la pédophilie, l’inceste, la sodomie et l’onanisme (la masturbation). D’autres évoluent, à l’instar de la flagellation d’abord considérée comme un acte sain.
Martyriser son corps, c’est se rapprocher du Christ en partageant son expérience de la souffrance. Et plus on souffre, plus on est proche de lui. Un point de vue qui cesse à la fin du XIIIème siècle, où les flagellants passent du statut du « saint-en-devenir » à celui de fou furieux.
Le théologien et influent chancelier de l’Université de Paris, Jean de Gerson, condamne fermement la flagellation en la qualifiant de pratique barbare. Puis, associée aux pratiques sexuelles interdites, la flagellation devient perverse.
La figure du pervers évolue drastiquement pendant le siècle des Lumières, où l’ordre divin laisse sa place à l’ordre naturel. L’époque est en ébullition et les philosophes s’interrogent. Notre part obscure et perverse est-elle naturelle ? Est-elle issue de la culture ou de l’éducation ?
A ces questions, le marquis de Sade choisit sa position. La perversion est au cœur de la nature humaine. Ce que l’on recherche avant tout, c’est le mal, la démesure, le crime, la transgression des interdits et la jouissance illimitée.
Cette part obscure n’est pas limitée à l’humanité, elle est aussi au centre des lois de la Nature. Dans cette optique, la jouissance n’est plus un choix libre, mais un ordre, un impératif si nous souhaitons vivre en bonne intelligence avec l’ordre naturel. Sade appelle de ses vœux l’avènement d’une société où l’inceste, le crime et la sodomie sont rendus obligatoires pour tous.
… au malade mental
Un siècle plus tard, Freud rejoint Sade dans le sens où effectivement, nous avons des penchants pervers et transgressifs, mais que nous pouvons (et devons) dépasser grâce à la civilisation et la culture.
C’est au siècle de Freud, que l’on assiste à un changement d’ordre. Ce n’est plus la Nature qui dicte les normes mais la science. Et celle-ci fait de la perversité une maladie mentale.
Une nouvelle discipline scientifique, dérivée de la psychiatrie, apparait avec la sexologie à laquelle on demande d’étudier les pervers, de recenser et de classer toutes les perversions.
Ce recensement regroupe l’homosexuel, le fétichiste, le coprophile, le violeur, le pédophile, le sadique, le maso, le scarificateur, l’autophage, le nécrophile, le travesti, le voyeurisme, l’exhibitionniste, le zoophile, l’incestueux…et encore bien d’autres.
Il se passe toutefois une petite révolution. Alors que ces sexualités sont toujours grotesques ou monstrueuses, signes pour les sexologues qu’elles sont bien l’expression d’une maladie mentale, l’homosexualité fait office d’exception. S’en ouvre alors un débat féroce.
Les plus progressistes jugent qu’au final l’homosexualité est une orientation sexuelle comme une autre. Mais les plus réactionnaires en font la pire des perversions. Puisque l’homosexuel n’est pas malade, il est donc par essence un pervers.
Dans les années 1970 et 1980, la question est réglée. L’homosexualité est dépsychiatrisée en même temps qu’elle est dépénalisée. Mais au même moment, le mot « perversion » disparaît du DSM, l’ouvrage psychiatrique de référence mondiale pour laisser place à celui de « paraphilie ».
En finir avec les pervers, un vœu dangereux
La paraphilie comprend les pratiques sexuelles qualifiées de perverses, mais inclut aussi mes fantasmes pervers. Ce qui, comme le note Elisabeth Roudinesco concerne une bonne partie des habitants de la planète.
"Si plus personne n’est pervers, puisque le mot a disparu, toute personne est donc susceptible de l’être, pour peu qu’elle puisse être soupçonnée d’avoir été fortement obsédée, à plusieurs reprises, par des fantasmes sado-masochistes, fétichistes, criminels, etc."
Le terme de paraphilie « élude la part obscure » de la perversion, il lui enlève toute sa " puissance tumultueuse " et la réduit à un trouble mental, un désordre et une dissociation.
Seulement, "mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur de ce monde"*, nier le mal et la perversion ne les font pas disparaître pour autant. Mais plus inquiétant, nier la perversion c’est laisser émerger de nouvelles formes de perversion, de nouveaux discours pervers. En bref, ne risque-t-on pas de basculer dans une société perverse, une société à la Orwell où alors que le mal et la violence seraient prétendument éradiqués, ils sont bien présents.
Pas de yang sans le yin
Pour mémoire, George Orwell décrit dans son roman dystopique "1984", une société totalement aliénée par une propagande systémique et composée de slogans tels que "la guerre c'est la paix", "la liberté c'est l'esclavage " ou encore "l'ignorance c'est la force".
Cette société n’est pas si éloignée de la nôtre où par exemple la délation est présentée comme une vertu, où les racistes et antisémites (exemple : l'extrême droite « décoloniale») sont présentés comme des "antiracistes" et où certains navets audiovisuels sont présentés comme des merveilles du 7ème art...
A de multiples égards, la perversion, notre part obscure est nécessaire à la société car elle contribue à définir les notions de bien et de mal sans lesquelles nulle civilisation n’est possible. « Elle préserve la norme tout en assurant à l’espèce humaine la permanence de ses plaisirs et de ses transgressions. »
Jean-Paul Sartre quant à lui dira que notre part obscure est indissociable de ce qu’il y a de meilleur en nous : « Plus claire la lumière, plus sombre l’obscurité… Il est impossible d’apprécier correctement la lumière sans connaître les ténèbres. »
*Albert Camus
Source : Elisabeth Roudinesco, La part obscure de nous-mêmes, Le livre de Poche, 2e édition 2019
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