S’il fallait montrer l’endroit où notre époque s’est fendue, Gaza serait ce point de rupture. Là s’agrègent l’effondrement des hôpitaux, l’asphyxie de l’information, les vies d’enfants brisées — et, plus profonde encore, l’onde d’une blessure morale qui franchit les frontières. Elle atteint soignants, journalistes, citoyens, institutions. Elle nous atteint.
C’est aussi l’un des fils du livre d’Edgar Morin, S’il est minuit dans le siècle : dans la polycrise, nos récits se fendent et la boussole morale vacille. Et l’on peut le lire au ras du terrain dans Un historien à Gaza de Jean-Pierre Filiu, rédigé après un mois sur place : dépossession du sens, étouffement de l’information, sièges des hôpitaux — matière vive d’une blessure morale.
La blessure morale n’est pas un diagnostic psychiatrique ; c’est une atteinte à la boussole éthique d’un individu ou d’une communauté lorsqu’actes et valeurs entrent en collision. Elle naît d’un « betrayal of what’s right » – une trahison de ce qui est juste – au cœur d’un enjeu vital, pour reprendre la formulation du psychiatre Jonathan Shay, pionnier du concept à partir de l’expérience des vétérans du Vietnam.
Nommer sans détour
La blessure morale n’est pas une maladie de l’âme : c’est l’atteinte de la boussole intérieure quand ce que nous faisons, laissons faire ou voyons faire contredit nos valeurs les plus simples. Le trouble de stress post-traumatique parle d’alarme et de peur ; la blessure morale parle de honte, de culpabilité, de trahison, de désorientation. Les deux peuvent coexister, mais ne se réparent pas avec les mêmes gestes.
Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?
Parce que l’énormité des faits fait vaciller plus que des murs : elle met à l’épreuve nos récits fondateurs. Nous disons “protéger les civils”, “garantir la liberté d’informer”, “respecter le droit”. Quand les actes s’en écartent, l’édifice craque. La blessure n’est pas seulement personnelle : elle devient civique. On l’entend dans les voix des soignants qui choisissent qui opérer faute d’anesthésie. On la voit dans les caméras qui filment et que l’on vise. On la mesure, aussi, dans la rétraction de la confiance publique : lassitude, cynisme, retrait du débat.
Ce que cela fait aux personnes — et aux liens qui nous tiennent
La blessure morale n’a pas un seul visage. C’est un mélange instable de honte (« je n’ai pas fait assez »), de culpabilité (« j’ai participé »), de colère (contre ceux qui « auraient dû » empêcher), de désarroi (« qui suis-je désormais ?»).
Elle traverse les familles (silences, disputes sans nom), les équipes (perte de sens), les communautés (désaffection démocratique). Quand les institutions prêchent une chose et en pratiquent une autre, la douleur devient sociale : elle ronge la promesse du “nous”.
— L’OMS décrit un système de santé à un point de rupture ; la faim, les maladies et la pénurie de soins aggravent la détresse éthique des soignants. Organisation mondiale de la santé+1
Un miroir tendu à nos sociétés
Nous sortons d’années saturées : pandémie non digérée, crises superposées, nerfs à vif. Dans cet état, l’empilement d’images — enfants amputés, hôpitaux éventrés, colonnes de déplacés — ne tombe pas sur un terrain neutre. Il rencontre une fatigue de sens. Alors l’indignation se mêle à l’impuissance ; la culpabilité stérile gagne du terrain ; l’on détourne le regard pour respirer, et on s’en veut de l’avoir fait.
La bataille de la vue : dire, montrer, vérifier
L’accès indépendant au terrain, la protection de la presse et des soignants ne sont pas des ornements. Sans vérité partageable, il n’y a pas de mémoire commune ; sans mémoire, pas de justice ; sans justice, pas de guérison. Là où la vue se brouille, la confiance se défait — et la blessure morale prospère. Sans regard indépendant, les victimes sont tuées deux fois — par les armes, puis par le déni.
— Depuis le 7 octobre 2023, plus de 190 journalistes et travailleurs des médias ont été tués dans la guerre Israël–Gaza, un bilan sans équivalent récent selon le CPJ. Committee to Protect Journalists
— Le 5 juin 2025, plus de 200 rédactions et ONG ont demandé l’accès indépendant des médias étrangers à Gaza et la protection des journalistes palestiniens. Committee to Protect Journalists
De la détresse à l’action : un chemin balisé
On ne guérit pas par saturation d’images, mais par gestes justes.
Au plus près du vécu, quatre étapes simples peuvent servir de fil d’Ariane :
Dire : nommer précisément l’événement moralement injurieux, sans euphémisme ni emphase. Distinguer : faire la part de ce qui fut choisi, contraint, ignoré ; repérer ce qui relève de soi et ce qui n’en relève pas. Réparer : quand c’est possible, poser des actes concrets (témoigner, écrire, rencontrer, contribuer, soutenir). Ancrer : inscrire la réparation dans un collectif — pairs, équipe, communauté — pour que l’effort ne retombe pas.
Outils pour les métiers exposés (soin, secours, information)
— Débriefs structurés après événements critiques (24–72 h) : récit factuel, affects, facteurs de contrainte, premières pistes de réparation. — Pairs formés intégrés aux équipes ; supervision régulière obligatoire. — Rotation des tâches et sas de repos après exposition extrême (images, odeurs, sons, risques vitaux). — Droit d’alerte sans représailles quand l’éthique est menacée ; procédures claires et connues. — Remédiation des fonctions attentionnelles (mémoire, planification, reconnaissance des émotions) pour “recoudre” les capacités mises à mal par la charge. — Rituels sobres de reconnaissance : nommer les pertes, honorer les vivants, ne pas laisser le sens s’éroder.
Ce qu’une institution peut — et doit — aligner
Vérité : enquêtes lisibles, données ouvertes, accès garanti aux observateurs indépendants. Protection : couloirs éthiques pour hôpitaux, écoles, humanitaires ; seuils d’alerte déclenchant des mesures automatiques. Cohérence : appliquer les engagements signés, suspendre ce qui nourrit le risque grave, exécuter les décisions juridictionnelles. Mémoire : deuils publics, temps d’écoute, commissions ouvertes ; non pour s’accabler, mais pour tenir l’exigence de vérité.
Indices à surveiller — thermomètres du moral collectif
Taux de départs des métiers du soin et de l’info ; arrêts longs ; recul de la participation ; chute de la confiance dans les médias ; hausse des demandes de soutien psychique. Quand ces courbes montent ensemble, il ne s’agit plus d’opinion : c’est la santé morale d’un pays qui vacille.
— Au 6 août 2025, l’OCHA signalait près de 12 000 enfants de moins de 5 ans en malnutrition aiguësur le seul mois de juillet à Gaza — un indicateur dramatique de l’effondrement social. OCHA Territoire Palestinien Occupé
Politique du secours… et du sens
On rebâtit des murs avec du ciment ; on rebâtit une communauté avec des actes alignés, des mots vrais et des gestes de justice. Protéger les journalistes, ce n’est pas du supplément d’âme : c’est la condition de la vision. Protéger les soignants, ce n’est pas de l’héroïsme : c’est la base d’une civilisation. Et protéger les enfants, ce n’est pas de la sensiblerie : c’est notre raison d’être.
— Mortinatalité et prématurité en hausse, pénuries d’hygiène et d’eau ; des enfants WCNSF (Wounded Child, No Surviving Family ou blessés, sans famille survivante) échappent aux bilans bruts : l’effondrement social se mesure aussi là.
— L’UNICEF estime à plus de 50 000 le nombre d’enfants tués ou blessés depuis 2023 ; protéger les civils et l’accès humanitaire n’est pas accessoire, c’est la trame d’une société qui tient. UNICEF
— Entre oct. 2023 et mai 2025, 2 698 incidents de violences/entraves aux soins ont été recensés dans le territoire palestinien occupé (dont 1 887 à Gaza) ; 655 soignants tués et 355 arrêtés. Insecurity Insight –ReliefWeb
Mémo d’atelier — pour passer de la culpabilité à la responsabilité
Petit : écrire une lettre (à soi, à un proche, à une institution), déposer un témoignage, rejoindre un cercle d’écoute. Moyen : contribuer à un fonds, parrainer une reconstruction ciblée (école, salle d’accouchement), soutenir un média indépendant. Grand : travailler au changement de règles (accès, protection, contrôle), suivre et relayer des indicateurs publics, participer à des instances de vigilance citoyenne.
Le pas de côté qui sauve
Nous ne sortirons pas de ce temps en serrant les poings, mais en élargissant le cœur et en affinant l’esprit. La douceur n’est pas la faiblesse ; c’est une exigence qui sait dire non. Refuser l’aveuglement, tenir nos promesses, protéger les vivants — surtout les plus petits — et rendre des comptes : voilà la politique la plus haute, celle qui soigne.
Alors, peut-être, ce qui s’est brisé à Gaza ne nous condamnera pas à vivre brisés. Peut-être est-ce ici, au milieu des ruines visibles et invisibles, que commence la réparation : une parole droite, un geste précis, et la fidélité obstinée au vivant.
Lire : Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, 2025
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