L’infobésité est le fait d’être confronté à un volume important et journalier d’informations qui ne sont pas toujours cohérentes. Voire contradictoires.
Toutes ces informations nous touchent. Soit elles réveillent nos émotions comme la peur au temps du Covid-19, ou l’euphorie et la colère durant les élections présidentielles. Soit elles heurtent nos croyances. Par exemple, les vaccins sont dangereux ou vitaux. Les montagnes russes émotionnelles sont de toute façon au rendez-vous puisque croyances et émotions sont étroitement liées.
Face à ce déluge d’informations en vrac, s’en suivent trois réactions symptomatiques de la fatigue informationnelle:
La perte d’intérêt.
Il se passe tellement de choses en si peu de temps qu’on ne sait plus ce qui est de l’ordre de l’essentiel ou de l’anecdotique. Du sérieux ou de la distraction.
La perte d’intérêt peut même aller jusqu’à l’écœurement puisque trop d’info tue l’info. On décide alors de ne plus s’intéresser à rien. S’il se passe quelque chose de vraiment grave, on nous tiendra au courant.
Le découragement.
Le monde est si complexe qu’il est vain d’essayer de le comprendre si nous ne sommes pas experts.
Les jeunes, premières victimes de la fatigue informationnelle
Les Français les plus sujets à la fatigue informationnelle sont les moins de 30 ans. Ce qui n’est pas étonnant puisque ce sont eux qui passent le plus de temps derrière leur écran.
C’est donc d’abord aux jeunes, en particulier les 15-20 ans, que s’adressent Bruno Patino et Blandine Rinkel.
Le premier est président d’Arte et professeur associé à l’école de journalisme de Sciences Po Paris qu’il a longtemps dirigée.
La seconde est écrivaine, journaliste et musicienne. Son troisième roman Vers la violence a reçu le premier prix littéraire Méduse 2022
Patino et Rinkel n’ont pas coécrits ensemble, ils ont chacun rédigé un essai concis dans le cadre de la collection Alt des éditions de la Martinière qui s’adresse aux adolescents et aux jeunes gens.
Leurs deux essais, A quoi bon s’informer? pour Patino et A-t-on encore le droit de changer d’avis? pour Rinkel, se complètent et se répondent. Ils apportent chacun des réponses pour surmonter les symptômes de la fatigue informationnelle. Des réponses qui vaillent d’être connues du plus grand nombre et qui justifient que nous les dévoilions ici.
Pour commencer, revenons sur le caractère contemporain de la fatigue informationnelle. Patino estime qu’elle le fruit de notre époque. Est-ce totalement juste?
La fatigue informationnelle est-elle le fruit de notre époque?
La fatigue informationnelle apparaît dès l’Antiquité
En parcourant internet, tout le monde s’accorde à reconnaître la fatigue informationnelle comme étant une singularité de notre époque hyperconnectée.
Tout le monde, sauf un article édité par Flint Sommes-nous vraiment fatigués d’information? qui avance que ce sentiment de noyade sous l’infobésité est loin d’être nouveau.
En fait, il serait présent dès l’Antiquité…
Effectivement, dans l’une de ses premières Lettres à Lucilius, Sénèque estime que «l’abondance de livres disperse».
Par la suite, dans son livre De la tranquillité de l’âme , il exprime à nouveau sa fatigue informationnelle. «À quoi bon d’innombrables livres et bibliothèques, quand toute une vie suffira à peine à leur possesseur à en parcourir les titres?»
Des siècles plus tard, Descartes râle dans sa Recherche de la vérité par la lumière naturelle: «je passe plus de temps à choisir les livres qu’à les trouver…». La quantité d’informations nuisant à la qualité de celles-ci.
Diderot aussi s’interroge dans son Encyclopédie. Face à la masse d’informations qui s’accumule, comment l’humanité pourra-t-elle trouver le chemin de la vérité?
Il avance l’hypothèse qu’il faudra peut-être laisser tomber les sources d’informations pour aller soi-même observer et étudier directement les phénomènes et les évènements.
S’il est intéressant de se pencher sur ce passé, c’est parce que cela nous permet de relativiser. Cette fatigue, et même l’infobésité, ne sont pas nouvelles.
Ce que nous observons actuellement, c’est l’ampleur de la fatigue informationnelle. Démocratie, alphabétisation et numérique obligent, elle est gigantesque par rapport au temps des Lumières et de la Rome Antique. Avant, la fatigue informationnelle ne concernait que quelques privilégiés.
L’ampleur de la fatigue informationnelle est contemporaine
Selon Bruno Patino, cette ampleur a commencé tout récemment, dans les années 2006-2007, à la naissance des réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter.
Il explique ainsi: «Dans le monde d'avant, chaque espace social avait ses codes de conversation. Un journal d'information ne produisait pas les mêmes messages qu'une conversation au bistrot, qu'un meeting politique, qu'un dialogue sur le canapé du salon ou qu'une discussion en salle de classe.»
Chaque message avait son contexte qui indiquait clairement son degré de valeur et de sérieux. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Le tweet d’un internaute qui a lu deux articles sur un site complotiste est reçu sur le même espace que celui d’un universitaire qui a planché la question depuis trente ans. Il n’y a plus d’espaces organisés.
Tout est flou et mélangé. Ou presque… puisque les réseaux sociaux ont leur logique organisationnelle des messages qui est celle de la rentabilité.
«Leur modèle d'affaires est celui de l'économie de l'attention, qui vise à nous faire rester le plus longtemps possible sur leur application ou leur site afin de développer leur chiffre d'affaires publicitaire. En conséquence, leurs algorithmes mettent en avant les messages qui attirent le plus notre attention et ceux que l'on va avoir le plus tendance à partager pour attirer l'attention de notre réseau.»
Or, les messages qui attirent le plus notre attention sont ceux qui excitent le plus nos émotions. En bien comme en mal. Voilà pourquoi les messages indignés, provocants ou les vidéos de chatons sont viraux.
Voilà aussi pourquoi l’information sérieuse, nuancée, documentée passe au second plan.
Alors que faire pour y remédier et surmonter la fatigue informationnelle? La piste privilégiée par Patino est d’aiguiser son sens du discernement.
Le discernement suffit-il à surmonter la fatigue informationnelle?
La première piste pour faire face à la fatigue informationnelle est de développer son sens du discernement et son esprit critique par l’éducation (ou autoéducation) numérique.
C’est la plus connue et la plus promue des solutions. Mais elle est aussi, peut-être, la moins populaire puisqu’elle demande d’acquérir le réflexe de séparer le bon grain de l’ivraie dans la masse d’informations.
En plus de cet effort intellectuel à fournir s’ajoute un effort cognitif.
Concernant la nature de notre cerveau, les neurosciences nous ont appris deux faits importants:
En premier lieu que notre cerveau est un boulimique d’informations, il préfère accumuler les informations plutôt que d’analyser un message.
En second lieu, du fait des biais cognitifs (schémas de pensés automatiques qui altèrent notre jugements), il nous est particulièrement difficile de prendre du recul avec des informations qui confortent nos certitudes.
Les certitudes, il faut bien l’admettre, nous procurent beaucoup de bienfaits dont nous avons du mal à nous détacher:
Une certaine confiance en soi du fait que nous sommes assurés de la justesse de nos connaissances.
Une nature moins anxieuse puisque la certitude contribue à créer une vision du monde et de la vie plus prévisible et stable. En clair, nous savons où nous habitons.
Une prise de décision plus rapide puisque nous sommes moins susceptibles de gaspiller du temps et de l'énergie à hésiter ou à changer d'avis fréquemment.
Une satisfaction personnelle. Nos certitudes nous aident, généralement, à nous aligner avec nos valeurs et nos objectifs.
Développer son autonomie cognitive et son discernement n’est évidemment pas impossible, mais cela demande de développer un nouveau regard sur ces certitudes.
Ou plutôt, de développer un nouveau regard sur l’incertitude en comprenant qu’elle aussi possède de séduisants avantages. Nous développons donc cette piste de l'incertitude et du discernement pour faire face à la fatigue informationnelle ci-après.
Comment mieux vivre l’incertitude?
L’incertitude n’est ni faiblesse ni opportunisme
En matière d’information et de pensée, Blandine Rinkel soulève deux problèmes contemporains.
Le premier est qu’on nous demande d’avoir un avis sur tout. Sur le pape, la politique du gouvernement, le nucléaire, telle affaire criminelle ou disparition ou encore le dernier album d’Aya Nakamura.
Le second est qu’il est assez mal vu de changer d’avis. Cela serait une preuve soit de lâcheté, soit d’inconsistance. Dans tous les cas, ce sont les indices d’une faiblesse morale.
Comme toujours, un avis tranché ou excessif sur la nature humaine est toujours erroné.
Oui, certains changent d’avis par lâcheté ou opportunisme. Mais pas tous.
Certains changent d’avis après avoir entendu un argument auquel ils n’avaient pensé. Ou avoir vécu une rencontre ou une expérience qui les a amenés à revoir leur position, leur posture ou leur engagement.
Dans ce contexte, changer d’avis est aussi une marque d’intelligence, voire de sagesse, car cela prouve une ouverture d’esprit et une possibilité de croissance personnelle.
Victor Hugo, connu pour avoir été monarchiste dans sa jeunesse et grand républicain par la suite, écrit en 1830:
«C’est un mauvais éloge d'un homme que de dire: son opinion politique n'a pas varié depuis quarante ans. C'est dire que pour lui, il n'y a ni expérience de chaque jour, ni réflexion, ni repli de la pensée sur les faits. C'est louer une eau d'être stagnante, un arbre d'être mort; c'est préférer l'huître à l'aigle.»
L’incertitude n’est pas la peur
Changer d’avis est également une marque de courage, car c’est loin d’être toujours confortable. Supporter le doute, s’intéresser à des opinions qui ne sont pas les nôtres, oser le débat ou les regards suspicieux ou surpris demandent une certaine force intérieure.
Enfin, le dernier atout de l’incertitude selon Rinkel est qu’elle n’empêche pas les certitudes, l’engagement, les idées ou la prise de décision.
L’incertitude n’est pas la peur, elle ne nous paralyse pas mais nous protège et nous rend plus vigilants, plus attentifs, plus présents et à l’écoute du monde. Des postures qui forgent la confiance, l’estime de soi et la sécurité intérieure.
En clair, elle soutient notre sens du discernement. Elle nous protège également de ces attitudes mortifères qui voudraient que nous continuions à honorer des engagements ou à soutenir des idées auxquelles on ne croit plus.
Nous terminerons cette chronique sur la fatigue informationnelle avec le très bel hommage de Blandine Rinkel à l’incertitude. Puisse-t-il vous inspirer.
Éloge à l’incertitude
«[Chère incertitude,] tu es peu compatible avec les réseaux sociaux, avec le rythme des médias. Vite, on te trouve ennuyeuse.
Face à la colère et à l'aplomb, tu ne fais pas le poids. Ton charme ne passe pas en 280 signes et on ne trouve pas le bon filtre pour tes photos.
Ta voix a du mal à porter, tu ne fais sursauter personne. Tu es là, parmi nous, à la manière d'un chien sous la table, qui observe le monde. On t'oublie.
Chère incertitude, savoir que tu existes sans bruits, sans flash, me rassure.
Je t'entends dans la musique, je te retrouve dans les films, les séries, je discute avec toi quand je lis un livre. Ta présence m'aide à vivre mieux. Et je crois que nous sommes bien plus nombreux qu'il n'y paraît à réclamer ta présence dans nos vies.
C'est l'incertitude qui nous charme, tout devient merveilleux dans la brume. Alors garde confiance, continue de nous troubler.»
Source: Bruno Patino, S’informer à quoi bon?, La Martinière Jeunesse, Collection Alt, 2023
Blandine Rinkel, A-t-on encore le droit de changer d’avis?, La Martinière Jeunesse, Collection Alt, 2023
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