Edgar Morin propose une réflexion philosophique intense et complexe sur la condition humaine actuelle. Cet ouvrage, écrit dans un contexte de crises globales, tant politiques qu’écologiques, met en lumière les défis que l’humanité doit affronter pour survivre et, surtout, pour évoluer.
Pour un public familier avec les travaux de Morin, ce livre s’inscrit dans la continuité de ses réflexions sur la pensée complexe, tout en apportant des éclairages nouveaux sur la situation contemporaine.
Cet article vise à explorer les principaux points saillants du livre, en les replaçant dans le contexte plus large de l’œuvre de Morin.
Le minuit du siècle : un parallèle historique et contemporain
Le titre du livre d'Edgar Morin, S'il est minuit dans le siècle, fait référence à un ouvrage de Victor Serge, publié en 1939, à une époque où l'Europe sombrait dans la nuit du totalitarisme et de la
guerre. Cette référence historique n’est pas anodine. Pour Morin, notre époque actuelle traverse une nuit similaire, mais cette fois-ci, la menace ne provient pas seulement de la montée des régimes autoritaires ou des conflits armés, bien qu’ils en fassent partie, mais d’une
polycrise. Ce concept, central dans la réflexion de Morin, désigne l’
interconnexion de multiples crises qui touchent à la fois l’écologie, l’économie, la politique, la société et même la culture.
Le minuit symbolise ce moment de bascule où tout semble perdu, mais où l’aube reste encore possible. Ce parallèle historique permet à Morin de situer la gravité du
moment présent tout en rappelant que les crises, aussi sombres soient-elles, peuvent contenir en elles les germes du renouveau.
Cette réflexion fait écho à ses travaux antérieurs sur l’histoire et la complexité. Dans La Méthode (1977-2004), Morin évoquait déjà cette idée que
la compréhension du réel ne peut se faire qu’en embrassant la totalité des facteurs en jeu. Ici, il l’applique à une crise globale, où les tensions économiques, écologiques et politiques s’entremêlent dans une dynamique destructrice.
La polycrise : complexité et Interdépendance des crises
La polycrise, un concept clé dans l’œuvre de Morin, revêt ici une signification particulière. Contrairement à d’autres penseurs qui analysent les crises contemporaines de manière fragmentée, en se concentrant sur l’écologie, l’économie ou la
politique séparément, Morin insiste sur leur interconnexion. Il explique que
les crises que nous traversons actuellement sont le résultat d’une dynamique globale, où chaque problème en alimente un autre, créant un effet de spirale.
La crise écologique, par exemple, aggrave les inégalités économiques, qui à leur tour nourrissent l’instabilité politique, favorisant ainsi la montée des régimes autoritaires.
Pour le lecteur averti, cette idée de polycrise n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans la continuité de la pensée complexe que Morin développe depuis des décennies. Dans Terre-Patrie (1993), il abordait déjà la question de l’interdépendance des phénomènes à l’échelle planétaire. Ce qui est nouveau dans
S'il est minuit dans le siècle, c’est l’urgence que Morin attribue à cette polycrise. Nous sommes désormais à un
point de bascule, où l’humanité risque de sombrer dans une nouvelle forme de barbarie technocratique et totalitaire si elle ne parvient pas à
repenser radicalement son rapport au monde.
Cette
crise anthropologique, comme Morin la nomme, est à la fois une
crise de la pensée et une crise de l’action. L’humanité, malgré ses avancées technologiques, n’a pas réussi à devenir véritablement « Humanité ». Les divisions, les haines et les violences continuent de dominer la scène mondiale, exacerbées par un système économique qui privilégie le profit à court terme aux dépens des écosystèmes et des solidarités humaines.
La régression de la pensée à l’ère du progrès
L’un des thèmes centraux de l’ouvrage est la régression de la pensée. Pour Morin, l’avancée fulgurante de la science et de la technique au cours des deux derniers siècles n’a pas été accompagnée d’un progrès moral ou intellectuel. Au contraire, il observe que la
spécialisation excessive des savoirs a fragmenté la pensée humaine, rendant impossible une vision d’ensemble du réel. Cette
fragmentation a créé des barrières disciplinaires, qui empêchent les experts de dialoguer entre eux et de comprendre la complexité du monde.
Cette critique de la spécialisation, déjà présente dans
La Connaissance de la Connaissance (1986), prend ici une dimension plus alarmante. La « technocratie », qui règne désormais sur nos
sociétés, est incapable de concevoir la totalité des enjeux humains et écologiques. Les experts, obsédés par le calcul, réduisent la réalité à des chiffres, des statistiques, et perdent de vue la dimension humaine et morale des décisions politiques et économiques. Cette régression de la pensée est, selon Morin, une des causes profondes de la crise actuelle.
Le lecteur, qui a suivi l’évolution de la pensée de Morin, reconnaîtra ici une critique constante de la pensée cartésienne et du réductionnisme scientifique. Ce qui est frappant dans cet ouvrage, c’est la manière dont
Morin relie cette régression de la pensée à la montée des dogmatismes et des fanatismes.
L’incapacité de penser la complexité du monde entraîne un retour aux simplifications extrêmes, qu’elles soient politiques (le populisme), religieuses (le fondamentalisme) ou même écologiques (les solutions technocratiques aux crises environnementales).
La résistance intellectuelle et spirituelle : héritage de la résistance historique
Face à cette régression de la pensée,
Morin appelle à une résistance intellectuelle et spirituelle. Il puise dans son expérience personnelle de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale pour rappeler l’importance de résister, non seulement contre les régimes oppressifs, mais aussi
contre les idéologies qui cherchent à simplifier la complexité du réel. Pour Morin,
la première et fondamentale résistance est celle de l’esprit.
Cet appel à la résistance est un des aspects les plus marquants du livre, surtout pour ceux qui connaissent bien les travaux de Morin. Il ne s’agit pas ici d’une résistance purement politique, mais d’une résistance plus profonde, qui engage l’intellect, la morale et la spiritualité.
Il s’agit de résister contre la haine, le mépris, les mensonges, et de défendre une vision globale du monde, où les êtres humains sont perçus dans leur interdépendance.
Cette résistance de l’esprit, selon Morin, doit passer par une
réhabilitation de la pensée complexe. Il faut, dit-il,
résister à la tentation de la simplification, et au contraire, embrasser la complexité des problèmes contemporains. Cette pensée complexe, qui cherche à relier plutôt qu’à diviser, est la seule capable de répondre aux défis de la polycrise. Morin appelle donc les intellectuels, mais aussi chaque citoyen, à
cultiver une éthique de la pensée, fondée sur le doute, la vérification des informations, et l’ouverture à l’imprévu.
L’espoir d’une métamorphose : vers un nouveau modèle de société
Bien que le constat de Morin soit sombre, il ne cède pas au fatalisme. Au contraire, il affirme que
l’histoire n’est jamais totalement déterminée, et que l’improbable reste toujours possible. Pour lui, la sortie de la crise actuelle ne passe pas par une révolution violente, mais par une métamorphose. Cette métamorphose, concept qu’il développe dans
La Voie (2011), est un
changement radical, comparable à la transformation d’une chenille en papillon. Il s’agit d’une transformation profonde de nos modes de pensée, de nos structures sociales et de notre rapport à la nature.
La métamorphose, pour Morin, est à la fois improbable et nécessaire. Il insiste sur le fait que l’humanité a déjà traversé des métamorphoses par le passé, comme lors du passage des
sociétés tribales aux premières civilisations historiques. Aujourd’hui, la métamorphose à venir devra permettre à l’humanité de s’unir à l’échelle planétaire, en dépassant les divisions nationales et en construisant une nouvelle Terre-Patrie, concept qu’il a popularisé dans ses écrits des années 1990.
Cette idée de métamorphose est une invitation à repenser les concepts traditionnels de révolution et de changement social.
Plutôt que de chercher à renverser un système pour en instaurer un autre, Morin propose une transformation plus organique, qui partirait des marges de la société, des initiatives locales et des réseaux de solidarité. C’est une vision du changement qui s’oppose aux modèles classiques de la révolution politique ou économique, tout en offrant un espoir face à l’impasse actuelle.
L’Improbable comme source d’espoir
Un des messages les plus positifs du livre est la conviction de Morin que
l’improbable est toujours possible. Même dans les moments les plus sombres de l’histoire, des événements inattendus ont bouleversé les dynamiques en place et ouvert la voie à de nouvelles possibilités. Il rappelle, par exemple, comment la contre-offensive soviétique en 1941 et l’entrée des États-Unis dans la guerre ont transformé une situation désespérée en une
opportunité de victoire contre le nazisme.
Pour Morin,
l’improbable est une source d’espoir, car il nous rappelle que rien n’est figé, que le cours de l’histoire peut toujours être dévié. Cette confiance dans l’improbable n’est pas naïve ; elle repose sur une compréhension profonde de la complexité du monde, où les systèmes sont toujours en mouvement et peuvent basculer d’un moment à l’autre.
Un appel à la résistance intellectuelle et à la métamorphose
Si'
il est minuit dans le siècle offre une analyse lucide et critique des crises contemporaines, tout en proposant des pistes pour y faire face. Pour Morin, la résistance intellectuelle et spirituelle est plus que jamais nécessaire, face à une époque marquée par la régression de la pensée, la montée des autoritarismes et la destruction de la planète. Mais au-delà de cette résistance, il appelle à une métamorphose profonde de notre
société, où l’improbable devient le moteur de l’espoir.
Cet ouvrage, dense et exigeant, s’inscrit dans la continuité des réflexions de Morin sur la complexité, tout en apportant un sentiment d’urgence face aux
défis du XXIe siècle. Il constitue une invitation à penser autrement, à embrasser la complexité du monde, et à ne jamais perdre de vue l’improbable, qui reste toujours possible.
Source : S'il est minuit dans le siècle - Edgard Morin chez Aube éditions