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Publié le 30/06/2022, mis à jour le 05/10/2024
Podcasts société
Comment la crise sanitaire a éclairé les failles démocratiques?
Quel premier bilan émettre de la crise sanitaire?
Crise sanitaire et limites franchies au nom de la vie à tout prix
Avec la crise sanitaire, le confinement, strict et imposé à tous, a-t-il fait plus de bien que de mal? Ou plus de mal que de bien?
C’est une question légitime au regard des dégâts psychologiques subis par les jeunes ainsi que les tout-petits, et rapportés par de nombreux psychiatres dont Franck Nicolas.
Au sacrifice de la jeunesse, s’additionnent les bouleversements sociologiques imputables à la distanciation sociale, et dont certains ont abouti à des ruptures anthropologiques. Cela a notamment été le cas en prohibant le droit d’accompagner ses proches dans la mort, ou la souffrance, comme nous l’apprenait la sociologue et politologue Anne Muxel .
Si le confinement et les autres mesures instaurées par l’état d’urgence sanitaire (restriction des déplacements et pass vaccinal) semblent être aujourd’hui derrière nous, quel bilan émettre de ces décisions ?
Deux ans après la première vague, comment penser ces moyens choisis pour protéger les plus fragiles et l’accès aux soins ?
Quelles sont les limites de la sauvegarde de la vie à tout prix?
A ces préoccupations, s’ajoute le désinvestissement croissant des Français pour la vie démocratique comme l’ont encore récemment démontré les élections législatives (52% et 53% de taux d’abstention aux 1er et 2nd tours).
De fait, la question se doit d’être posée : notre démocratie ne serait-elle pas en danger?
Rencontre avec Abdennour Bidar, l’auteur de « Démocratie en danger »
Afin de mieux comprendre l’état de notre démocratie, et les maux qui la rongent, nous recevons le philosophe Abdennour Bidar et l’auteur du récent essai « Démocratie en danger » (Les Liens qui Libèrent), où il s’interroge sur les évènements et décisions prises pendant la crise sanitaire.
Normalien spécialiste des évolutions actuelles de l'islam et des mutations de la vie spirituelle dans le monde contemporain, Abdennour Bidar est également membre de l’Observatoire de la laïcité et haut fonctionnaire sur le sujet de la laïcité au ministère de l’Education nationale.
- Dans votre essai, vous posez dix questions sur la crise sanitaire et ses conséquences. Pourquoi cette démarche ?
- Abdennour Bidar : Par acquit de conscience en tant que philosophe et citoyen. Ce qui s’est produit pendant deux ans a été totalement absent des campagnes présidentielles et législatives. Je ne comprends pas, et n’accepte pas, que nous soyons passés du catastrophique à l’inexistant. Ce que nous avons vécu doit faire l’objet d’une réflexion citoyenne et d’un bilan critique.
Comment s’exprime le génie démocratique?
L’essence démocratique
- En interrogeant les décisions de nos gouvernants, vous mentionnez le génie de la véritable démocratie, qu’est-ce donc ?
- Abdennour Bidar : Le génie d’une démocratie est sa capacité à assurer aux citoyens le maximum de liberté, et le maximum de sécurité. Or, c’est précisément cela qui qui nous a manqué pendant la crise sanitaire, où nous avons tout sacrifié à la sécurité sanitaire et à la préservation de la vie. Naturellement, lors de dangers et menaces, on peut entendre que les libertés soient provisoirement suspendues. Le problème étant que cette suspension a été imposée de manière radicale avec un maximum de sécurité et un minimum de liberté.
- Comment le génie démocratique aurait-il pu s’exprimer ?
- Abdennour Bidar : On aurait pu se saisir de l’évènement pour effectuer un exercice grandeur nature de démocratie participative et de responsabilisation citoyenne. Il aurait fallu avertir la population qu’un virus touchait les plus vulnérables, et de s’adapter en conséquence pour protéger les gens de leur entourage qui sont potentiellement en danger.
Le paradoxe français
- Comment expliquer que la France se soit inspirée de pays avec des régimes autoritaires, plutôt que des pays nordiques qui ont fait le choix de la responsabilité individuelle ?
- Abdennour Bidar : La France est un vieux pays hyper centralisé, où le pouvoir s’exerce de façon descendante et directive sur des citoyens passifs. Il y a dans notre pays un « virus » que les philosophes appelaient la servitude volontaire, c’est-à-dire que la liberté est beaucoup invoquée, mais c’est l’obéissance qui prime. Dans l’Histoire, à chaque période où il a fallu dire non, c’est toujours une minorité qui l’a exprimé. La Résistance n'a, ainsi, rassemblé que très peu d’individus engagés.
Même si, à certains égards, la France est le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, nous ne sommes jamais réellement à la hauteur de nos ambitions démocratiques.
Notre devise nationale est une référence encore trop fantasmatique. De fait, on a imité naturellement les pays autoritaires et je ne comprends pas pourquoi on ne le voit pas et qu’on ne s’en étonne pas.
Comment la politique sanitaire a fragilisé la démocratie?
Le sacrifice des valeurs républicaines
- Les premières questions de votre ouvrage se concentrent autour de l’ébranlement des valeurs fondatrices de la République que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. Vous rappelez ainsi que la démocratie a été mise en danger en « touchant à la liberté de circulation » et à la « liberté de présence et d’accompagnement pour ses proches ». Que représentent-elles pour notre République ?
- Abdennour Bidar : Ce ne sont pas seulement les libertés élémentaires qui ont été réduites ou interdites de manière provisoire (et encore, deux ans, on peut considérer que c’est un provisoire qui dure). Les droits et devoirs sacrés de la personne humaine envers autrui ont aussi été atteints. On n’a pas eu le droit de visiter nos malades, nos anciens et nos mourants. A cause de ces mesures, des personnes n’ont pas pu faire leur deuil.
- Quid de l’égalité ?
- Abdennour Bidar : Il y a eu une rupture d’égalité parce que les confinements n’ont pas été vécus de la même manière. Certains l’ont vécu comme un formidable retour à soi. En parallèle, il y a eu beaucoup de souffrances avec une hausse des maltraitances et des violences conjugales. Il y a eu pour les enfants un décrochage scolaire extrêmement important.
- Comment la Fraternité a-t-elle pu être mise en danger alors que c’est presque en son nom que des mesures restrictives et économiques ont été mises en place ?
- Abdennour Bidar : Bien entendu, tout n’a pas été noir ! Un certain nombre de choses ont été faites et aussi vécues comme telles. Néanmoins, il y a eu cette injonction paradoxale : protégez-vous les uns des autres, qui a insinué une peur de l’autre.
La dissociation mentale à échelle nationale
Extrait de la « Démocratie en danger »
« Le slogan de la politique sanitaire a été « protégez-vous les uns les autres ». Il a servi d’argument moral et citoyen à toutes les mesures de confinement, d’isolement, de distanciation sociale, de respect des gestes barrières, de port du masque, etc.
Mais […] si l’on prend la peine d’expliciter la logique complète de son argument et de ce qui a été effectivement demandé aux Français, la phrase devient : « protégez-vous les uns des autres pour vous protéger les uns les autres ».
La formule [fait] apparaître le caractère d’injonction paradoxale du message politique envoyé à la population. Si ce n’est dans l’intention, au moins dans le résultat, n’a-t-on pas en effet demandé aux gens de se défier les uns des autres ? […] Et tout cela, sous couvert de prendre soin d’autrui ? […]
Comment donc notre raison et nos émotions ont-elles pu supporter sans dommages pour notre santé psychique une telle contradiction ? »
- Pourquoi avez-vous choisi de partager cet extrait ?
- Abdennour Bidar : Je déplore que la crise n’ait pas été une opportunité pour grandir en humanité. On se ment quand on prétend que cela a été un moment de grande responsabilité collective. La rupture de nos liens nourriciers, déjà abîmés en temps ordinaire, s’est aggravée.
- Entre la protection des plus fragiles sur le plan sanitaire et celle des plus fragiles sur le plan économique et social, où trouver le bon curseur ?
- AB : Agir dans l’urgence, et sans bonnes solutions, est toute la difficulté du politique. Toutefois, la démocratie ne fait pas bon ménage avec la radicalité, surtout quand elle privilégie la sécurité.
Deux ans après, pouvons-nous faire l’économie d’un regard critique sur sa gestion ? Ou nous contenterons-nous d’un sentiment d’autosatisfaction au niveau politique et de la conscience publique ?
Quels sont les indicateurs actuels d’une démocratie affaiblie?
La liberté d’expression en danger
- Comment expliquez-vous cette omerta sur la gestion de crise et toute cette période inédite en France et dans le monde ?
- AB : Cette omerta ne m’étonne qu’à moitié car elle succède à une période où tout débat a été impossible. La seule voix qui a été audible fut celle qui nous avertissait du caractère catastrophique de la situation. Ainsi, toute mise en cause de la radicalité des mesures était immédiatement disqualifiée et diabolisée.
Au-delà de la question de la crise sanitaire, j’observe comment et de manière de plus en plus systématique que tout point de vue qui n’est pas celui de la « pensée dominante » est disqualifié. Je suis également atterré par la disproportion entre notre capacité à nous indigner sur ce qu’il se passe loin de chez nous, et notre incapacité à nous indigner sur ce qu’il se passe dans notre pays.
- Vous abordez également la responsabilité des médias, notamment des chaînes d’information en continu. Comment contribuent-elles à fragiliser la démocratie ?
- AB : Dans tous les médias, ou presque, il y a eu une fabrique de la peur. Le traitement de l’information a installé la population en état d’hypnose (les esprits ne pensaient plus qu’à la menace d’un virus dangereux), puis en état de psychose (les esprits ont imaginé un virus d’une mortalité extrême qui peut frapper tout le monde).
En s’appuyant sur les chiffres de France Santé Publique, il apparait selon Abdennour Bidar que le taux de mortalité maximum par semaine est de :
- 0,00013 % pour les moins de 39 ans
- 0,02 % pour les plus de 60 ans.
- Tous les médias ayant diffusé le même discours radical sans accorder d’espace au débat et à la relativisation devraient s’interroger de ce qui les protègent eux-mêmes du risque d’être dans l’idéologie et la désinformation.
Tabous chroniques : l’argent et la mort
- Vous regrettez l’argent comme curseur décisionnel. Pourquoi ?
- AB : L’accroissement des inégalités économiques était déjà un problème chronique et récurrent de notre société. Or, pendant la crise, il y a eu des enrichissements absolument faramineux, notamment pour l’industrie pharmaceutique. Ce qui pose plusieurs questions d’un point de vue démocratique :
- Avons-nous la garantie que l’intérêt général a bien été assuré dès lors que le profit privé a été servi à ce point ?
- Est-il évident que l’intérêt général et l’intérêt privé aillent de pair ?
- Que dirait le philosophe sur notre rapport collectif à la mort ?
- AB : La façon dont nous avons eu une peur panique du virus a mis la mort en lumière, mais curieusement nous ne l’avons pas vu. Dans notre société, la mort n’a aucune place, et son sens est devenu étranger à la conscience humaine. Je ne dis pas qu’il faut adhérer à des croyances spécifiques, mais de simplement être capable d’accepter la mort et de conduire sa vie en fonction d’elle, c’est-à-dire en s’interrogeant sur ses valeurs, ses choix et son chemin de vie.
A la suite de cet entretien avec Abdennour Bidar, nous pouvons aujourd’hui regretter que le conseil scientifique Covid-19 (composé d’une quinzaine de médecins) n’ait compris qu’une anthropologue et qu’un sociologue pour porter sa réflexion au-delà des enjeux sanitaires.
Ce conseil n’aurait, en effet, pas souffert de la présence d’un philosophe pour rappeler la pensée Bergsonienne selon laquelle l’homme ne se distingue pas du vivant par la fin qu’il poursuit, ou par une action efficace, mais par le caractère des moyens utilisés pour atteindre cette fin.
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Publié le 30/06/2022, mis à jour le 05/10/2024