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Publié le 22/06/2022, mis à jour le 05/10/2024
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Souffrances psychiques : folie ou normalité?
Quels sont le but et l’origine de la psychiatrie?
Pour définir ce que sont les souffrances psychiques : rencontre avec le médecin-psychiatre Jacques-Antoine Malarewicz
Le regard sur la normalité n’a eu de cesse d’évoluer. Ainsi, l’homosexualité, autrefois considérée comme une perversion, est aujourd’hui une attirance sexuelle normale.
Tout comme la perversion, la folie est considérée comme ce qui est de nature anormale. La différence étant qu’elle ne semble pas être une inclination consciente, mais un état subi dont les interprétations sur les causes ont évolué dans le temps.
Hier, la folie était la marque du diable, aujourd’hui elle est l’expression de troubles psychiques.
De fait, comment ce changement de paradigme sur la folie est-il apparu ? Comment évolue-t-il actuellement ? Et comment notre société traite les maladies mentales et les souffrances psychiques ?
Pour comprendre les dessous et le statut actuel de la folie dans notre société, nous avons reçu l’auteur de « La folie dans tous ses états » (HumenSciences), Jacques-Antoine Malarewicz, médecin, psychiatre et consultant.
Le psychiatre est-il un scientifique?
- Vous écrivez que « le psychiatre est un médecin alors que le psychothérapeute ne l’est pas nécessairement. » Quelles sont les autres différences entre les psychiatres et les psychothérapeutes?
- Jacques-Antoine Malarewicz : Les psychiatres et les psychothérapeutes sont confrontés aux mêmes pathologies et décrivent ce qu’il se passe. Ils n’ont, cependant, pas la même approche descriptive et de prise en charge du soin. Grosso modo, le psychiatre soigne par les médicaments, et le psychothérapeute par la parole.
- Pourquoi estimez-vous qu’aucun des deux n’est scientifique?
- Jacques-Antoine Malarewicz : Contrairement aux maladies physiologiques, objectivées et expliquées grâce à des instruments et appareillages, ce n’est pas le cas des maladies mentales. Le psychiatre et le psychothérapeute ne peuvent que comprendre ce qu’il se passe. Or, comprendre n’est pas expliquer.
L’explication relève d’une démarche scientifique objective, qui met en évidence les causes et les effets.
La compréhension repose sur une description et une interprétation, qui est subjective. Ce qui explique les querelles d’interprétations entre spécialistes de la santé mentale.
Comment la psychiatrie est-elle née?
- Pour comprendre notre rapport à la folie, vous affirmez qu’on ne peut éviter une approche historique. Le Siècle des lumières marquant ainsi un avant et un après. Que s’y est-il passé?
- Jacques-Antoine Malarewicz : Avant la fin du XVIIIème, la folie dépendait du diable ou de Dieu. On parlait du fou, de l’insensé, de l’aliéné, c’est-à-dire de celui qui ne s’appartient plus. Jusqu’à la Révolution, la nature était le domaine du divin où l’Homme s’interdisait d’intervenir. Avec la Révolution, le rapport à la nature, qui devient autonome de Dieu, change.
Au niveau de la folie, ce nouveau rapport induit plusieurs changements :
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- La séparation des fous des délinquants. Avant, tout le monde était mélangé dans des maisons de force (des prisons).
- Le souci de distinguer les fous curables des incurables.
- La création d’instituts dévolus à contenir et soigner les fous.
Avec le début du XVIIIème siècle, les maladies mentales commencent à être classifiées et les malades dénombrés. Un besoin d’approche scientifique, c’est-à-dire médical, apparait clairement et donne naissance à la psychiatrie.
Comment la souffrance psychique s’est-elle confondue avec la folie?
La relativité de la folie et de la normalité
- Vous critiquez la classification des maladies mentales en argumentant que la folie, est, par nature, rétive à tout accommodement. Et que les classifications ne sont ni neutres, ni objectives et donc pas scientifiques. Quel est donc l’intérêt des classements?
- Jacques-Antoine Malarewicz : Pour comprendre ce qu’il se passe, la première démarche est de toujours classifier. Seulement, les classifications sont toujours faites par des gens qui ont des croyances et des prérequis. Ce qui est normal, on ne peut pas ne pas avoir de croyances. Mais cela explique aussi pourquoi les classifications n’ont cessé d’évoluer, y compris encore aujourd’hui.
Ces classements nous concernent tous, pour la simple raison que la maladie mentale renvoie toujours à l’absence de normalité, et donc à la normalité elle-même.
- Qu’est-ce que c’est que la normalité aujourd’hui?
- Jacques-Antoine Malarewicz : Ce qui est normal et anormal correspond à la fois au comportement d’un individu et à une vision sociologique et culturelle. Il est donc très difficile de définir la maladie mentale.
Par exemple, le 29 mai 2022, un homme a été emmené à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police après avoir entartré la Joconde. S’attaquer à cet emblématique tableau est donc considéré comme un acte de folie dans notre société.
- JAM : Evidemment, je crois que la maladie mentale existe. Le véritable problème actuellement étant que notre société prend surtout en charge des problèmes existentiels. Or, ce ne sont pas des maladies mentales et ne devraient donc pas relever de la psychiatrie.
Le glissement de la souffrance psychique vers la folie
- Quel est l’impact de la pathologisation des souffrances psychiques?
- JAM : L’impact est énorme pour plusieurs raisons :
- Le DSM (Diagnostic Statistical Manual) est une classification entreprise par des psychiatres américains qui vivent et pensent de la même façon. Or ils se donnent le droit de définir pour le monde entier ce qu’est (ou n’est pas) la normalité.
- Qu’est-ce que ce rapport à la folie modelé par le DSM implique concrètement?
- JAM : Deux grandes conséquences :
- Une normalisation de l’existence tellement envahissante qu’il devient très difficile d’y échapper. L’exemple le plus fameux, et scandaleux, étant de n’accorder que « deux mois de dépression » après la perte d’un proche. Au-delà on tombe dans la pathologie.
- Une vision consumériste de la souffrance psychique qui se traduit par l’utilisation et la banalisation de termes psychiatriques. De plus en plus de gens se disent bipolaires, TDH etc. La souffrance est ainsi devenue un mode d’être au monde.
Comment les souffrances psychiques sont-elles traitées?
Extrait de « La folie dans tous ses états » de Jacques-Antoine Malarewicz
« Les malades mentaux n’intéressent pas grand monde, sauf, bien évidemment, leurs proches et les soignants qui s’attachent à maintenir avec eux un lien aussi pertinent que possible. La prise en charge de ces patients est coûteuse, elle exige des locaux et des structures plus ou moins légères, du temps et de l’obstination, du personnel formé aux compétences variées, etc.
Il est plus facile de s’appuyer sur le seul fait qu’ils prennent des médicaments pour fermer des lieux de soins et supprimer massivement des lits d’hospitalisation. Ce ne sont pas des patients qui peuvent être rapidement et efficacement réintroduits dans les circuits économiques.
Le recours massif aux psychotropes est un pis-aller ; ils sont le symptôme de l’impuissance de la médecine à véritablement apporter une réponse durable face à la complexité de la souffrance psychique »
- Pourquoi avez-vous choisi de partager cet extrait?
- JAM : Pour faire passer un message, que je ne suis pas seul à constater. La psychologie, et la psychiatrie en particulier, sont devenues des éléments de régulation sociale, voire politique. C’est-à-dire que l’on régule le comportement des gens, avec des outils d’analyse, des classifications et des réponses médicamenteuses immédiates, simples, mais pas toujours efficaces.
L’enfermement physique ou chimique
- Comment discerner celui qui souffre de ses conditions de vie, de celui qui a une vraie pathologie mentale et besoin d’une prise en charge psychiatrique?
- JAM : La souffrance existentielle vient essentiellement de nos modes de vie. Et il est difficile de faire la différence entre la folie et ce qui relève plutôt des conséquences de nos modes de vie.
- La prise en charge est de moins en moins présente :
- 70 % des sans-abri relèveraient normalement de la psychiatrie.
- 85 % des détenus en prison sont sous psychotropes.
Ces chiffres montrent que les malades mentaux sont rejetés dans les marges de la société, dans des systèmes de coercition, c’est-à-dire sur les trottoirs et dans les prisons.
- Est-ce à dire que ceux qui sont victimes de souffrance existentielle, qui sont souvent pris en charge par des psychotropes, souffrent également d’une mauvaise prise en charge?
- JAM : C’est une question presque idéologique, Personnellement, je pense que la consommation de psychotropes est totalement exagérée dans notre société. Donner des médicaments est devenu la facilité. Cela se comprend parce que nous vivons et acceptons une société où dominent la rentabilité et le résultat immédiat. Ce sont les gens eux-mêmes qui demandent des médicaments.
Non seulement, nous ne nous occupons pas des vrais malades mentaux pour se consacrer à ceux qui pourraient mieux vivre, mais en plus, nous donnons à ces derniers des médicaments.
Quelques chiffres évocateurs :
- 25 % des Français sont considérés comme déprimés à un moment de leur vie.
- 7 à 8 % des Français sont sous antidépresseurs.
Quel est l’avenir de la santé mentale en France?
Où s’arrêtera la folie collective?
- Vous avancez que la folie « risque dorénavant de devenir un fait essentiellement économique ». Comment pourrait-elle le devenir?
- JAM : Pas au sens où la folie peut rapporter de l’argent, mais au sens où elle peut donner du travail à beaucoup de gens qui s’occupent plus du bonheur que des malades mentaux. Il y a une banalisation des termes de la souffrance psychique dans une logique à la fois très individualiste et consumériste. Le rapprochement de ces deux logiques fait qu’il devient facile d’exister dans la souffrance psychique ou relationnelle.
- Est-ce que vous rapprochez cela d’une banalisation du bonheur?
- JAM : Le bonheur est un marché énorme, pourtant c’est un état instable et conditionné en fonction des critères de chacun. Ceux qui vendent un bonheur constant et gratifiant posent un problème.
- Quels sont les risques d’une surmédicalisation auprès des enfants?
- JAM : Certains laboratoires avancent que la dépression n’est pas assez diagnostiquée, aussi bien chez l’adulte que chez l’enfant. Il est évident que les enfants peuvent être déprimés, mais parce qu’on manque de pédopsychiatres, on offre une réponse médicamenteuse. Sans compter que tous les médicaments ont des effets secondaires, et qu’il y a même des médicaments prévus pour les corriger.
L’hyperactivité des enfants est, en partie, due au fait qu’ils vivent dans des espaces réduits à l’école et chez eux. Or, on ne s’intéresse pas à ces causes. Notamment aux Etats-Unis, où les enfants ont droit une molécule pour être moins hyperactifs.
- JAM : On reste dans une course en avant vers le consumérisme médicamenteux qui éloigne de la vie et de l’existence. Certains consommateurs de psychotropes affirment qu’ils ne sont plus eux-mêmes. Ils décrivent une espèce de filtre entre eux et avec la réalité extérieure. Ce qui est problématique.
Quels sont les défis à relever concernant les souffrances psychiques?
- Vous écrivez que « plus cette société suscite de la souffrance, plus elle va la corriger avec des médicaments et des offres d’accompagnement souvent peu pertinentes ». Quelles alternatives faudrait-il mettre en place?
- JAM : Il faudrait changer radicalement nos modes de vie et d’alimentation. L’urbanisation nous impose les mêmes rythmes de vie et horaires, toute l’année. Sans revenir évidemment à une société rurale, il faudrait s’attaquer aux causes plutôt que de prendre en charge des effets dans une logique très consumériste.
- Vous écrivez que vous avez « appris à relativiser la folie ». Comment avez-vous changé votre regard?
- JAM : Au début de mes études de médecine, j’ai suivi le séminaire de l’ethnologue Georges Devereux, où j’ai appris que ce qui est appelé la maladie mentale en Occident n’a pas le même statut dans des sociétés africaines, asiatiques ou autres. On oublie que dans nos propres cultures anciennes, le fou était (souvent mais pas systématiquement) intégré et avait une valeur. Il n’était pas enfermé à l’hôpital ou dans une camisole chimique.
Avec l’universalisation introduit par le DMS, on est en train de perdre cette diversité de regards.
Ainsi pour combien de temps encore, nous contenterons-nous de répertorier les symptômes, et d’apporter une réponse chimique, pour comprendre et soigner des troubles psychiques complexes ?
Et pour combien de temps encore, notre société usante psychiquement niera-t-elle sa part de folie ?
Jean-Paul Sartre disait qu’il est impossible « d’apprécier correctement la lumière sans connaître les ténèbres. » A quoi nous pourrions rajouter que les ténèbres font partie de nous. Et qu’à force de les nier, nous ne leur donnons que plus d’espace pour se déployer.
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