A plusieurs égards, notre société épuise nos esprits. L’une des causes étant les simplifications extrêmes empêchant la nuance et la réflexion.
Les pensées et prises de parole entendues ne sont souvent que des opinions binaires et des jugements radicaux, opposant bourreaux d’un côté et victimes de l’autre.
Mais la réalité n’est jamais aussi simple : elle est toujours complexe, subtile et nuancée. Sauf que beaucoup refusent de l’entendre et vont même considérer la nuance comme dangereuse et traître.
C’est là qu’on glisse dans la violence et la censure auxquelles on assiste dans les médias et les réseaux sociaux.
Qu’est-ce que ces affrontements binaires et stériles disent de nous en tant qu’individus ? Comment en sortir et retrouver le sens de la nuance, du subtil et de l’esprit critique constructif ?
Pour comprendre les mécanismes à l’origine des croyances et des états d’esprit qui gouvernent notre époque, nous recevons Anne-Laure Buffet, thérapeute spécialisée dans l’accompagnement des victimes de violences intrafamiliales et conjugales et l’auteure de l’essai « Tous toxiques, tous victimes ? » (éditions L’Observatoire, 2021).
Sommes-nous tous à la fois toxiques et victimes ?
Le titre de votre ouvrage « Tous toxiques, tous victimes » interpelle, serions-nous tous aussi bien bourreaux que victimes ?
ALB : Nous avons tous en nous des parts bonnes pour notre entourage, et d’autres parts plus difficiles à recevoir. On peut donc avoir des comportements toxiques sans être un bourreau, qui est un terme exagéré.
Un comportement toxique signifie que nous empoisonnons l’existence de l’autre pendant un moment. Par exemple, cela peut être de faire une réflexion désagréable sans s’en rendre compte. Si l’autre ne répond pas, l’incident, même mineur, laisse place à la rancœur, à la défiance etc.
La vigilance s’impose donc : tout ce qui se créé lors de nos interactions peut perdurer dans le temps, et aboutir lentement mais sûrement à ce que nous soyons toxiques, ou victimes d’un certain nombre de comportements.
Pour apaiser une relation, il est donc nécessaire de se remettre en question et d’admettre que l’on puisse être toxique pour les autres pendant un temps plus ou moins long.
Quels sont les attributs d’un bourreau et d’une victime ?
ALB : Je refuse de suivre ce qui est entendu partout. A savoir que la victime serait forcément une personne gentille, empathique, bienveillante, à haut-potentiel, hypersensible etc. Cette idée amène beaucoup de personnes fragilisées à adopter des croyances complètement délirantes.
Une victime est un être-humain qui a connu dans son enfance une situation traumatisante. Il en garde une vulnérabilité qu’il va chercher à combler toute sa vie. Consciemment ou non.
Par ailleurs, on n’est une victime que face à une personne pouvant s’emparer et combler nos failles un certain temps, avant de s’en servir à son profit. C’est ainsi que le système d’emprise s’installe, et que la personne devient toxique. Si son comportement toxique est quotidien et permanent, alors la personne devient un bourreau.
La fable des gentils et des méchants
Extrait de « Tous toxiques, tous victimes »
« Le monde ne se divise pas d’une manière manichéenne avec d’un côté les toxiques et de l’autre les victimes.
Les toxiques sont ceux qui nous contrôlent et nous gouvernent que cela soit sous notre toit, dans notre pays voire notre monde. Contrôle de la pensée, contrôle de l’action, contrôle de l’opinion, contrôle de l’imagination. Une vie rêvée pour tout adepte de 1984 version « je veux être Big Brother ».
[…] Mais si le tyran ne se soumet à aucun contrôle extérieur, n’est-il pas contraint par sa propre volonté à un « toujours plus » ? Insatisfait permanent, ce qui est obtenu appartient déjà au passé, et est de fait insuffisant. Ne pouvant résister à un pouvoir et une puissance grandissants, il ignorera cette insatisfaction pour augmenter sa domination.
Quant aux victimes, elles ne seraient que des personnes innocentes, souvent qualifiées de fragiles, auxquelles on prête volontiers de la bienveillance, de l’empathie, de l’intuition, une trop grande écoute, un trop grand besoin de s’investir, une patience infinie et que sais-je encore.
[…] Dans une croyance encore trop partagée, elles ne sont pas seulement parées de vertus, elles sont décrites comme faibles car elles auraient dû réagir, elles auraient dû savoir, elles auraient dû de ne pas accepter.
Si, ainsi qu’on le dit, elles étaient si douées d’intuition, elles auraient passé leur chemin, elles ne seraient pas restées figées dans une situation forcément toxique. Elles auraient su dire non, elles se seraient opposées et seraient même sorties victorieuses et triomphantes d’un combat inégal.
En résumé, si l’on ne cherche pas à comprendre et que l’on s’en tient à un regard acerbe et circonspect, la victime est stupide. Gentille certes, toujours prête à aider indéniablement, mais stupide. »
La simplicité n’est pas humaine
Ceci est un passage de votre livre. Pourquoi avez-vous choisi de partager cet extrait ?
ALB : Parce que je ne supporte plus d’entendre parler de pervers narcissique à tort et à travers. On a l’impression de le voir partout et que tout le monde en a croisé un. Des patients viennent et affirment « je suis victime d’un pervers narcissique », sauf que c’est plus compliqué que cela.
Il n’y a pas un modèle de fonctionnement uniquement chez l’être-humain. Il faut donc se méfier de nos étiquettes, des termes nouveaux et des effets d’annonces. Toutes les situations, même quand elles sont similaires, ont leur particularité.
ALB : Certains de mes patients affirment être des victimes (ce qu’ils sont indéniablement) et me confient avoir peur de sortir de cet état. D’autres personnes affirment que telle victime est une gourde. Sauf que c’est faux, la personne en souffrance est toujours victime de ses croyances et de ses failles. C’est cela qu’il faut entendre. Il faut donc aller plus loin qu’au premier propos qui nous est proposé.
Comment retrouver le sens de la nuance ?
Cultiver le doute cartésien
Dans votre livre, il y a un chapitre intitulé « critique de la déraison pure » où vous expliquez comment notre cerveau via ce qu’on appelle les biais cognitifs peut naturellement nous conduire à une perception erronée de la réalité.
De quels biais parlez-vous ?
ALB : Il y en a beaucoup trop pour tous les citer. Le plus important est de comprendre ce qu’est un biais cognitif, à savoir un élément qui s’impose à nos schémas de pensées. Il vient soit de l’extérieur (par l’éducation, le contexte, l’environnement), soit de nous-même parce qu’il nous rassure, nous remet en confiance et nous empêche de facto de dépasser cette pensée-là.
Les biais cognitifs ne sont pas des obstacles qui nuisent à notre bonne intelligence. Nous avons besoin d’eux parce qu’ils nous structurent.
Personne n’échappe aux biais cognitifs. Même ceux qui s’y refusent. Leur biais se manifeste d’ailleurs autant que ceux des autres, puisqu’ils ont la conviction d’avoir raison, et refusent tout discours pouvant élargir ou nuancer leur pensée.
On a vu ce phénomène durant la crise sanitaire, et on le voit énormément avec les personnes qui se retrouvent sous l’emprise d’un gourou. Elles sont piégées par leurs biais cognitifs qui ont érigé le gourou en unique personne digne d’écoute et de confiance.
Comment dépasser les biais cognitifs et cultiver son esprit critique ?
ALB : Savoir qu’on est dans le biais, c’est pouvoir sortir du biais. C’est pourquoi je prône le doute cartésien qui oblige à se remettre en cause, et à confirmer ou infirmer ses opinions ou à les infirmer.
Très concrètement, il s’agit de s’interroger : « cela fait quelque temps que je pense ceci, est ce que je ne suis pas éventuellement en train de me tromper ? »
Fuir le prêt-à-penser
Vous décrivez comment la culture du narcissisme constitue un terreau fertile à un certain nombre de dérives comme les dérives identitaires, ou les dérives liées aux prosélytismes et au développement personnel.
Vous écrivez sur un ton caustique : « les grands prédicateurs du bien-être et du développement personnel ont tous un storytelling bien ficelé et bien orchestré. Tous commencent leur palabre de la même manière. Tous manquaient de confiance en eux et ont eu une enfance difficile (…) tous vont vous proposer un programme de remise en forme émotionnelle, parfois physique, qui a indéniablement fait ses preuves et que vous ne pouvez refuser. Bien emballé et bien vendu, s’il vous propose de partager – presque – gratuitement sa méthode, pourquoi refusez-vous cet accès au bonheur ? »
ALB : Je n’ai rien contre le développement personnel, mais contre certaines personnes qui s’en sont emparé comme d’un produit marketing. Si vous suivez bien le mode d’emploi du produit, à la fin vous serez heureux. Sauf que cela ne fonctionne pas comme cela. L’être-humain ne quêterait pas le bonheur depuis la Grèce Antique s’il y avait une recette simple et toute faite.
Les recettes sont très utiles (en tant que pistes de réflexions) mais très insuffisantes. Il est nécessaire d’avoir une relation interpersonnelle avec un thérapeute ou un coach. En tous les cas, accéder au bonheur demande toujours d’effort plus que la simple prise de notes durant une conférence Tedx.
Se souvenir ou découvrir le principe de polarité
Au même titre que le bonheur, la pertinence et l’intelligence demandent toujours plus d’efforts que la simple adhésion à un parti-pris (aussi séduisant soit-il pour vos biais cognitifs).
Ainsi, au prochain clivage auquel vous assisterez chez vous, dans les médias ou sur les réseaux sociaux, rappelez-vous du principe de polarité issu du savoir ésotérique de l’Egypte ancienne.
Ce principe rappelle que tout est double : tous les extrêmes se touchent, tous les paradoxes sont conciliables. Et surtout que toutes les vérités ne sont que des demi-vérités.
En bref, interrogez-vous, questionnez-tout. Osez être curieux.
Article rédigé à partir des propos d’Anne-Laure Buffet recueillis par Amal Dadolle
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