Jim Morrison a un jour confessé: «nous nous cachons dans la musique afin de nous dévoiler.»
Homme secret et complexe, Ravel laisse, en plus de ses œuvres, plusieurs énigmes derrière lui.
La seconde énigme est liée à sa vie sentimentale. Maurice Ravel ne s’est jamais marié ni n’a jamais eu de maîtresse connue ou soufflé dans ses lettres une quelconque affection cachée.
La troisième énigme est liée à une maladie neurologique mystérieuse qui frappa Ravel dans les années 1930 et qui l’empêcha d’écrire ses dernières œuvres musicales. Mais non pas de les entendre dans son esprit. En dépit de son mal, la conscience de Ravel resta intacte jusqu’à sa mort en 1937.
La première de ces mains est Bernard Lechevalier, neurologue, professeur émérite à l’université de Caen et membre de l’Académie nationale de médecine. Son appétence professionnelle et musicale l’auront conduit à être l’auteur de Le plaisir de la musique, Le cerveau mélomane de Baudelaire et Le cerveau de Mozart (Odile Jacob).
La seconde, Bernard Mercier, a rédigé une thèse sur la maladie de Ravel. Il est aujourd’hui chef de service de l’unité cognitivo-comportementale à l’hôpital de Blois.
La dernière main, Fausto Viader, est à l’instar de Bernard Lechevalier neurologue et professeur émérite à l’université de Caen. Il est aussi membre correspondant de l’Académie nationale de médecine et chercheur membre de l’Inserm.
Avant d’en savoir plus sur la personnalité et le mal de Ravel, replaçons le contexte en ayant une vue sur son vécu.
Du bonheur à la dépression
Maurice Ravel est né en 1875 au sein d’une famille aimante et aisée. Son père, Pierre-Joseph Ravel, est ingénieur et également amateur de musique.
Maurice reçoit des cours de piano à l’âge de 6 ans et intégrera dix ans plus tard le Conservatoire de Paris, où il s’avère être un élève paresseux.
Ravel père l’emmène dans les cafés où il fréquente des pairs brillants tels que Ricardo Vines, Erick Satie et Emmanuel Chabert. C’est d’ailleurs auprès de ce dernier que Ravel prend conscience de sa vocation.
A 18 ans, il écrit
Sérénade grotesque, sa première œuvre et composition pour piano. S’en suivent une soixantaine d’autres composées jusqu’en 1914.
Malgré une bonne réputation et une certaine notoriété, Ravel ne vit pas de ses droits d’auteur. C’est sa famille qui l’entretient et lui permet de se concentrer sur sa musique.
En 1908, son père meurt. Un premier drame personnel qui n’est qu’un avant-goût de la période noire marquée par la Première Guerre mondiale.
Refusé plusieurs fois par l’armée pour sa faible constitution, Ravel entend devenir soldat. En jouant sur ses relations, il est finalement enrôlé en 1915 à l’âge de 40 ans.
L’expérience de la guerre est brutale et Ravel tombe souvent malade. Dysenterie, hémorroïdes, grippe espagnole, tuberculose, bronchite etc. Il passe plus de
temps en convalescence où il trompe son ennui en fumant intensément.
Plus que l’horreur de la guerre, le décès de sa mère Marie Delouart survenu en 1917 le traumatise. Ravel se noie dans une profonde dépression. Il compose peu et ses œuvres comme
Le Tombeau de Couperin sont particulièrement sombres.
Il ne sort de sa tourmente qu’en 1920 et connait sa période de gloire
De la gloire à la maladie
A partir de 1921, Ravel reprend goût à la musique en y trouvant du réconfort. Le succès l’accompagne et sa musique devient connue à l’étranger.
Commence le marathon des représentations musicales où il officie comme interprète de ses propres œuvres.
Sa première tournée de 1923 le conduit en Italie, Angleterre, Belgique et Hollande. Celle qui le rendra mondialement célèbre a lieu en 1928 aux Etats-Unis. Il sillonne tout le pays durant quatre mois à un rythme effréné.
Ce voyage l’enchante. Il découvre le jazz et rencontre des compositeurs prestigieux tels qu’Edgar Varèse et George Gershwin.
Rentré en France, Ravel est à nouveau épuisé. Sa
santé lui fait à nouveau défaut au début des années 1930, où il apprend être atteint d’anémie et de neurasthénie.
Plus préoccupant, il commence à éprouver des difficultés à écrire et à jouer du piano. Un mal qui s’aggrave à la suite d’un accident de taxi survenu en 1932.
Le temps jouant contre lui, ses troubles ne font que s’empirer et s’additionner. Il peine maintenant à s’exprimer. Ses dernières œuvres de 1933 et 1934 sont dictées à un proche que l’on pense être Manuel Rosenthal.
Les médecins n’ont plus de doute, le compositeur est atteint d’une maladie cérébrale dégénérative qu’ils jugent néanmoins inclassable. Ravel est touché par un mal inédit et inconnu par son époque.
En 1937, l’éminent neurochirurgien Clovis Vincent émet l’hypothèse que Ravel est touché par une tumeur cérébrale. Il tente une opération pour la déloger. Elle s’avère infructueuse et Ravel tombe dans un coma dont il ne se réveillera jamais.
Depuis des décennies, la maladie de Ravel interroge. Grâce à l’accès aux archives, les Drs Lechevalier, Mercier et Viader proposent d’éclairer ce mystère médical qui a fait couler beaucoup d’encre.
Quelle maladie mystérieuse a frappé Maurice Ravel?
Trois maladies potentielles
Résumons : à partir de 1930, trois maux touchent Ravel:
- L’agraphie, qui est la difficulté à écrire.
- L’apraxie qui est la difficulté à coordonner ses mouvements.
- L’aphasie qui est la difficulté à s’exprimer.
Toutefois, Ravel ne souffre ni de démence ni d’amusie, autrement dit de sa perception de la musique. Bien au contraire même.
A l’instar de Beethoven (dont il n’était pas grand fan) pour qui la musique était comme un rêve qu’il ne pouvait plus entendre, Ravel ne peut plus l’exprimer. Douloureusement, il explique à ses proches qu’il «a encore tant de musique dans la tête» mais son agraphie et son aphasie l’empêchent de la partager.
Face aux symptômes du compositeur, les médecins de l’époque proposent plusieurs diagnostics:
- Une angiopathie amyloïde, une pathologie vasculaire cérébrale pouvant engendrer des hémorragies dans les lobes et altérer les fonctions cognitives.
- De minimes lésions ischémiques pouvant, en trop grand nombre, conduire à une démence vasculaire.
- La maladie de Horton, une affection inflammatoire se produisant à partir de 50 ans et qui, non-traitée, peut aboutir à une démence vasculaire.
Au regard de l’évolution de la maladie qui ne s’accompagne ni de démence ou de perte de facultés intellectuelles, aucun de ces diagnostics n’est satisfaisant.
Seul le diagnostic du professeur de neurologie Théophile Alajouanine se rapproche de la vérité. Il reconnait chez Ravel des signes de la maladie de Pick. Un maladie neurodégénérative rare et précoce caractérisée par des troubles du comportement et du langage. Elle est aujourd’hui reconnue comme étant une forme d’atrophie cérébrale circonscrite.
L’atrophie cérébrale circonscrite de Maurice Ravel
L’apatrophie cérébrale circonscrite est une pathologie paradoxale.
C’est une maladie dégénérative qui ne touche que certains endroits du cerveau. La démence est donc partielle et épargne les zones cérébrales de la mémoire, du jugement ou de l’affect.
Elle est caractérisée par des aphasies, mais celles-ci peuvent rester isolées pendant de nombreuses années sans évoluer vers la démence.
L’atrophie cérébrale circonscrite se focaliserait dans le cas de Ravel sur l’hémisphère cérébral gauche. Un syndrome aussi appelé aphasie primaire progressive. Il en existe trois variantes. La variante non fluente, sémantique et logopédique.
La moitié des variantes logopédiques étant associée à une apraxie, elle est celle qui se rapproche le plus des symptômes de Ravel. Sans compter que les lésions la caractérisant correspondraient à celles de Ravel.
Même si ce diagnostic est le plus probable de tous, reste qu’on ne peut le confirmer totalement. La mort prématurée de Ravel a empêché la maladie d’arriver à son terme et de prendre une forme définitive.
Le doute ne peut donc que subsister en dépit des intimes convictions.
Ravel emporte avec lui son secret médical, en va-t-il également des secrets de son cœur et de son esprit?
Quel homme était Maurice Ravel?
Le dandy extraverti
La musique comme la personnalité de Ravel est double. En
société, il a hérité du caractère chaleureux de sa mère d’origine basque.
Il est extraverti, sociable et plein d’humour et nombre de ses musiques reflètent l’influence de la
culture maternelle.
La Rapsodie espagnole, l’Heure espagnole et Alborada del Gracioso en sont des exemples.
Ravel est aussi un dandy accompli. Toujours élégant, il adore choisir ses cravates, assortir ses tenues et peut même en devenir capricieux. Un soir de représentation, il a fait patienter 30 minutes son public parce qu’il voulait changer de chaussures.
Mais son dandysme ne se limite pas à sa tenue, il s’exprime aussi dans ses positions politiques anticonformistes et morales. Ainsi, durant le nationalisme exacerbé du début du XXème siècle, il n’hésite pas à revendiquer son
amour pour les compositeurs allemands. Il refusera la légion d’honneur et condamnera toute forme de colonialisme, de racisme et d’antisémitisme.
Une autre facette de son extraversion s’exprime à travers son attachement assumé au monde fantaisiste et imaginaire de l’enfance.
Grand enfant, il adore collectionner les petits automates, les boîtes à musique et autres jouets. Certaines de ses œuvres comme
Noël des jouets, La Ballade de la Reine morte d’aimer et
l’Enfant et les Sortilèges sont inspirés de contes traditionnels racontés aux enfants.
Ravel apprécie d’ailleurs leur compagnie et le fait savoir.
Ma mère l’Oye est ainsi dédiée aux enfants de son amie Ida Godebski. Quand elle voyage avec son époux, c’est à Ravel qu’elle confie ses petits. Il se régale en jouant avec eux et en leur racontant des histoires et des comptines accompagnées au piano.
Pour autant, Ravel ne s’imagine pas en père de famille. Il se justifie en expliquant qu’une vie d’artiste ne peut s’accommoder avec une vie familiale stable. Mais son explication cache peut être une vérité plus confuse.
Le névrosé introverti
Derrière son masque de dandy espiègle, Ravel est un névrosé introverti comme le laisse apparaitre sa relation au travail et aux femmes.
Tout d’abord, Ravel souffre dans son travail de compositeur. Il est pétri de doutes et d’hésitations et les périodes de travail l’angoissent à tel point qu’il ne mange et ne dort plus.
En clair, travailler le rend malade et explique pourquoi il peut se passer trois ans avant qu’il n’ait composé deux concertos au piano.
Sa névrose se reflète ensuite incontestablement dans sa relation aux femmes. Bien qu’il ait eu nombre de grandes amies, on ne lui a jamais connu un seul amour.
Si d’aucuns ont spéculé qu’il était homosexuel, il faut plutôt le considérer comme un Œdipe. Ravel ne s’est jamais totalement
défait de l’amour de sa mère (appelée sa raison de vivre) qu’il vivait comme un amour absolu, pur et parfait.
Dans une époque moralisatrice où le religieux fait son retour, il est difficile pour Ravel de concilier amour pur et sexualité. Pourtant, le compositeur est sans nul doute un grand sensuel. Ses chansons telles que
Nahandove, Shéhérazade ou
l’Heure espagnol en attestent.
L’énigme de l’inexistence de la vie sentimentale de Ravel est donc à comprendre dans sa relation fusionnelle avec sa mère. Quant à sa sexualité, Ravel la satisfaisait auprès de prostituées appelées les dames de la porte Champerret. Nul ne l’aurait su si son élève Manuel Rosenthal ne l’avait surpris en train de se faire rudoyer par l’une de ces dames.
Dans cette névrose, l’influence du père est une aide. C’est grâce à lui que Ravel peut canaliser son
énergie et s’éviter des débordements inutiles en société. C’est, enfin, de lui qu’il hérite d’une appétence pour l’ère industrielle.
Le secret du Boléro de Maurice Ravel
Nous terminerons par le dernier aperçu du monde intérieur de Ravel qui est son
amour des machines et de l’innovation technologique.
Aux Etats-Unis, il découvre le premier téléphone dont il ramène un modèle en France.
En Allemagne, sur les bords du Rhin se succèdent d’immenses usines que Ravel compare à des cathédrales belles et terribles.
La cadence musicale de son
Boléro s’inspire directement du rythme des machines. Il est d’ailleurs très surpris du succès incroyable de son ballet, qu’il considère comme étant «vide de musique».
En tant qu’amateur, cette déclaration nous surprend tout autant. Nous n’avons évidemment pas l’oreille musicale de ce génial compositeur et homme de cœur qui eut son lot de souffrances et qui a su trouver (ou tenter de trouver) des solutions pour les apaiser.
Sachant cela, nous n’écouterons plus jamais sa musique de la même oreille.
Source: Bernard Lechevalier, Bernard Mercier, Fausto Viader, Le cerveau de Ravel, Odile Jacob, 2023