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Publié le 16/11/2022, mis à jour le 22/11/2022
Connaissance de soi
Les écrans nous rendent-ils vraiment stupides?
Les écrans sont-ils responsables de tous nos maux?
Les écrans sont accusés de nombreux maux. Ils nous rendraient dépendants, violents et idiots. Les sondages et les études abondent dans ce sens.
A titre d’exemple, un sondage ODOXA réalisé en 2022 par le cabinet GAE Conseil indique que 14,5 millions de Français sont addicts aux écrans.
Les geeks et autres défenseurs de la tech avancent en revanche que les écrans nous rendraient plus intelligents. Sous réserves de certaines conditions d’usage.
En bien (un peu) ou en mal (très souvent), ces théories nous disent toutes la même chose: les écrans exercent un pouvoir sur nous et nous transforment.
Or cette idée se doit d’être sérieusement nuancée selon Elena Pasquinelli, l’auteure de «Comment les écrans nous transforment et nous révèlent à nous-mêmes» (Odile Jacob).
Elena Pasquinelli est spécialiste des sciences cognitives et responsable de la recherche et de l’évaluation à la Fondation La Main à la pâte. Elle est également membre associé de l’Institut Jean-Nicod, et membre du Conseil scientifique de l’Education nationale.
Son essai, riche en informations, explique les origines du pouvoir séducteur des écrans. Un pouvoir qui n’est pas issu des écrans même, mais du fonctionnement /de notre cerveau.
Pourquoi les écrans sont-ils si séduisants?
Les écrans excitent le striatum
Notre cerveau nous pousse vers les écrans comme il nous pousse à détruire la planète. Ou, plus exactement, comme il nous pousse à rendre la planète inhabitable pour notre espèce et les autres vivants. Pour ce qui concerne l’appétence du cerveau pour les écrans, on pourrait résumer la situation d’une façon très simple: les écrans appuient sur tous les points G de notre striatum. Le striatum est la partie la plus vieille partie de notre cerveau. Il est à la source de notre instinct de survie et des stratégies cognitives pour y répondre. Et si notre manière de vivre a radicalement changé depuis l’époque des chasseurs-cueilleurs, il n’en est absolument rien du cerveau. Ainsi, nos instincts de survie qui nous poussent à rechercher de la nourriture, du sexe, du pouvoir et de la facilité (pour économiser son énergie) sont toujours là. Des conquêtes qui, une fois obtenues, activent le mécanisme de récompense et de la dopamine. La nature est assez bien faite. Ce qui nous fait plaisir garantit notre survie. Or, les écrans répondent en tous points aux besoins du striatum.Les écrans nous donnent accès au pouvoir
On acquiert du pouvoir, sous-jacent du besoin de sécurité, de façon multiple. Par le prestige social et la connaissance. Plus on en sait sur soi, les autres et le monde, plus nous avons une panoplie d’outils pour répondre de façon optimale à toutes les situations. Cette soif de connaissance explique pourquoi nous avons un peu tous l’âme d’un Sherlock Holmes. Cette recherche inconsciente de savoir explique l’attractivité des jeux vidéo. Il y a une histoire, des personnages, une mise en scène. On nous lance dans des quêtes, qui nous permettent de trouver des liens, des causes à effets et des occasions d’affiner notre connaissance de l’esprit humain. Et si les jeux vidéo nous sont plus attirants que les livres qui offrent la même chose, c’est parce qu’ils permettent une plus grande immersion. Le joueur fait partie de l’histoire. Il est naturellement amené à se repérer dans un espace et à éprouver de l’empathie et de la familiarité pour les personnages. Les réseaux sociaux sont aussi une façon d’acquérir du pouvoir via le prestige social si nous avons des followers. Ou via la reconnaissance sociale si nous partageons nos centres d’intérêt et notre savoir sur des groupes Facebook. De plus, l’appétence pour les commérages et les anecdotes qui circulent sur le net est une autre forme de prise de pouvoir. Même si cela peut paraître puéril, s’intéresser à la vie de couples ou aux drames des stars est une façon d’accumuler de la connaissance sur son espèce. De comprendre comment les autres agissent et d’en tirer des leçons pour soi. En définitif, les écrans ne nous rendent pas asociaux, mais transforment nos formes d’apprentissage social et de création de lien social.Les écrans nous procurent du plaisir sans le moindre effort
La facilité apportée par les écrans est évidente. Grâce à Internet, nous pouvons accéder à toutes les informations, les partenaires sexuels, la nourriture, les vêtements souhaités. Nous accumulons sans bouger de notre chaise toutes les ressources qui nous font du bien. De plus, les écrans sont des sources de plaisir et de levier à dopamine. Les jeux vidéo en sont un bon exemple. A chaque monstre battu, on gagne une meilleure armure. A chaque point gagné, notre avatar devient fort. Ces mécanismes de récompense expliquent pourquoi nous avons du mal à quitter l’écran. Dernier point, les écrans produisent des stimuli (les lumières, les sons, les couleurs et le mouvement) que notre cerveau interprète comme des informations vitales. A moins de les éteindre, notre attention va automatiquement être attirée par les écrans. Mais est-ce que le pouvoir séducteur des écrans sur les cerveaux donne forcément lieu à un usage pathologique des écrans? Sommes-nous tous des cyberdépendants? Elena Pasquinelli apporte des arguments pour temporiser cette crainte.Les écrans rendent-ils dépendants?
L’addiction aux jeux vidéo questionnée
Si les médias relatent largement l’addiction aux écrans (en particulier les jeux vidéo et réseaux sociaux), la communauté scientifique est pour sa part profondément divisée. Des études ont montré des analogies entre des joueurs assidus et des patients souffrant d’alcoolisme. On observe chez ces deux groupes les mêmes dysfonctionnements au niveau des systèmes cérébraux qui utilisent la sérotonine. De même, on observe dans le cerveau des joueurs les mêmes effets neurologiques produits par des substances chimiques comme les drogues. Enfin, des études ont bien démontré des différences microstructurelles entre le cerveau des joueurs sains et celui des joueurs pathologiques. Toutefois, la grande majorité de ces études ne permet pas d'établir si c'est l’usage répété du jeu qui induit de telles altérations. Ou si les sujets diagnostiqués comme dépendants présentent plutôt une prédisposition à répondre d'une façon altérée aux stimulis proposés. Par ailleurs, ces études connaissent d’autres lacunes:- Le manque de recherches suffisantes pour établir l’importance de certains symptômes.
- L’absence de critères clairs pour distinguer un usage des écrans normal à un usage pathologique.
- La difficulté de distinguer les causes et les effets. Les joueurs assidus reconnaissent ainsi que le jeu est un moyen de décompresser et de fuir les problèmes de vie. Mais comment savoir si les jeux vidéo sont les symptômes ou les causes du mal-être?
Internet et réseaux sociaux: entre excès et obligations
Deux grandes causes expliquent la réticence d’une partie de la communauté scientifique à parler d’addiction aux écrans. D’une part, en raison du manque de preuves empiriques suffisantes pour définir avec précision la nature de cette addiction. D’autre part, parce qu’il est difficile d’établir si l’usage dit addictif n’est pas en réalité la simple conséquence de l’importance du rôle des écrans dans nos vies. Les écrans font, effectivement, aujourd’hui partie intégrante de nos vies pour travailler, communiquer ou chercher des informations. Il est ainsi difficile de discerner ce qui est du ressort de la dépendance et de la pression sociale. Ainsi, lorsque nous perdons notre téléphone, il n’est pas du tout évident que notre nervosité soit due à la perte d’un écran. Notre nervosité est davantage due au fait que notre téléphone contient des données personnelles et donc une part de notre intimité. Elle est également due à la sensation d’être coupé de ses proches et de devoir improviser une nouvelle organisation pour communiquer. Qu’en est-il maintenant de la violence? Regarder des films violents ou jouer à des jeux de guerre nous rendent-ils plus violents?Les écrans rendent-ils violents?
Les écrans associés à la violence
L’effet des médias violents (films et jeux vidéo) sur le psychisme serait de même nature que celui de la cigarette sur nos poumons. Plus nous y sommes exposés, plus nous prenons le risque de développer un cancer ou de devenir violent. Ainsi, à force de visualiser des contenus violents, on s’en désensibiliserait. La violence serait alors perçue comme banale et une forme de réponse sociale adaptée. Toutefois, là encore, parmi les milliers d’études et de méta-analyses, la communauté scientifique reste divisée. Ces différences de points de vue s’expliquent par le comportement observé et le choix de la méthodologie utilisée. Le fait qu’il existe bien une association entre comportements violents et médias violents n’impliquent pas forcément que ces derniers soient à l’origine des premiers. D’autres facteurs expliquent l’éclosion d’un comportement violent. La pauvreté, le manque d'éducation ou de communication, un faible quotient intellectuel, des troubles psychologiques ou l’accès aux armes à feu. Comme Elena Pasquinelli le résume: «Si les médias étaient capables d'élever le niveau de la violence sociale proportionnellement au contenu d'homicides, d'agressions et de crimes qu'ils représentent, nous vivrions dans un monde terriblement dangereux. La vérité, c'est que nous vivons dans un monde relativement sûr qui se délecte de spectacles violents.» Alors pourquoi cette délectation, pourquoi sommes-nous attirés par les jeux de guerre et les serial killers ? Là encore, il faut rechercher la réponse dans le passé.Les écrans et l’apprentissage de la violence
La violence fait partie de nous.D’une part, l’âge de la violence n’est pas celui que l’on croit. Richard Tremblay, pédiatre et psychologue a observé 35 000 jeunes Canadiens de l’âge de 5 mois à 20 ans. Ses observations révèlent que l’âge de la violence n’est pas de 7 ans ou 15 ans, mais se situe avant l’âge de 2 ans. Cette violence se manifeste par des morsures, des coups de pied, des griffures et des cris. Entre 2 et 5 ans, l'enfant découvre ensuite des modes d'interaction sociale plus satisfaisants avec les adultes et ses camarades. D’autre part, la théorie évolutionniste de l'agressivité affirme que la violence fait partie de notre raisonnement mental parce qu’elle a été une nécessité. Nécessité permettant de s’approprier les ressources des autres, de monter dans l’échelle sociale ou d’éliminer un rival amoureux. La violence fait donc partie de nous. Et si nous sommes attirés parfois par des contenus violents, ce n’est en aucun cas par voyeurisme, mais là encore un moyen d’accumuler de la connaissance (et donc du pouvoir). Les écrans offrent ainsi l’avantage d’apprendre à connaître les mécanismes de la violence sans la subir. Sans nous en rendre compte, nous apprenons à lire l’esprit des bourreaux, à être empathiques avec les victimes. Et naturellement, à envisager des solutions si nous devions avoir affaire à la violence. Il est à noter, toutefois, que même si les études présentes ne sont pas encore satisfaisantes, il convient d’être prudent. Et d’éviter d’abuser des contenus violents. Évoquons enfin un dernier mythe récurrent, celui qui voudrait que les écrans nous rendent idiots.Les écrans rendent-ils idiots?
La fable d’une mutation cognitive
Il est entendu que les écrans nous font perdre notre capacité d’attention et de concentration. Mais comme indiqué plus haut, c’est par ce que notre attention est naturellement sollicitée par les sons et les lumières. Pour pouvoir se concentrer, il suffit juste de s’éloigner des nuisances auditives et visuelles des écrans. Rien que l’autodiscipline ne puisse arranger. En revanche, l’idée que nous ayons perdu en temps de concentration est une chimère. Cette idée est apparue à la suite d’une étude expliquant que notre temps de concentration est de 12 à 8s. Ce qui serait moins qu’un poisson rouge qui peut se concentrer pendant 9s. Cette étude proviendrait d’un rapport produit en 2015 par une filiale canadienne de Microsoft. Or, comme nous l’apprend Pasquinelli, cette étude n’explique pas sa méthodologie et n’est pas signée. En faisant des recherches, il apparait que le vrai auteur de cette étude est l’entreprise Statistic Brain, un cabinet offrant des analyses statistiques. Là encore, aucune publication scientifique n’est sourcée. Aucun signataire ou explication méthodologique n’est présenté. Ce qui lui enlève toute crédibilité. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il est impossible de savoir si notre durée d’attention a changé. On ne peut effectivement se baser sur les souvenirs des adultes ayant grandi et vécu sans écran. Par ailleurs, le contexte social et éducatif a tellement évolué que toute comparaison est rendue caduque. En conclusion, rien ne nous permet d'affirmer qu'une mutation cognitive est en cours d’évolution. Ce qui reste du domaine du certain est l’impact des écrans sur le développement des jeunes cerveaux.Eloge de l’effort et de la nuance
Un enfant en plein développement est beaucoup plus sensible aux appels des sirènes numériques. Les enfants et les adolescents peuvent moins résister que nous à l’attraction des stimuli des écrans. De plus, l’habitude d’être exposés à des situations qui leur procurent un plaisir sans efforts finit par impacter leur attention et leur résilience. La lecture d’un livre, un travail scolaire ou tout effort aboutissant à une récompense à long terme ne sont plus qu’une source de frustration à éviter. Les dangers des écrans sur les enfants sont donc bien réels. Pour le reste, la recherche doit encore progresser. Et c’est logique, nous ne sommes qu’au début d’une vaste entreprise. Cela demande du temps. Affirmer aujourd’hui que les écrans sont géniaux ou nuisibles fait oublier toute prudence et nuance. Or, comme le rappelle Etienne Klein: «La nuance c’est peut-être un peu emmerdant. Mais on sait très bien que ce n’est pas dans les positions les plus extrêmes qu’on trouve la vérité, mais dans des imbrications, des superpositions. C’est précisément dans la nuance que se trouve la vérité.»Source: Elena Pasquinelli, Comment les écrans nous transforment et nous révèlent à nous-mêmes, Odile Jacob, 2022
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