Santé, école, société, économie, autorité, environnement, où que l’on se tourne, il y a une crise ! Il en est une autre qui sous-tend chacune d’entre elles, c’est la crise de sens. Elle est majeure en France, puisqu’environ 30 % de la population ne trouve pas de sens à sa vie, d’après une étude menée en 2013 par les chercheurs en psychologie Shigehiro Oishi et Ed Diener. Ce chiffre exceptionnellement haut nous place à la 1ère marche du podium de cette triste catégorie.
A l’instar de beaucoup d’autres intellectuels, Mickaël Mangot, docteur en économie, professeur à l’Essec, à AgroParisTech et dirigeant de l’Institut de l’Economie du Bonheur, s’est penché sur le sujet. Son dernier ouvrage, « L’Empire du sens », est une analyse expliquant comment nous passons actuellement d’un Empire des sens, une vie hédoniste basé sur la recherche des plaisirs, à un Empire du sens, basé sur la recherche du sens de la vie.
Cet Empire du sens n’est pas encore tout à fait installé. Le 1er Empire résiste encore, porté par toute une élite financière, médiatique et politique attachée à ses paradigmes et à sa propre vision de ce qu’est une vie bonne et réussie.
Les raisons d’une défection
Tel que l’Empire des sens nous le propose, le sens de la vie repose sur trois axes :
La famille.
Trouver l’amour, faire des enfants et construire un foyer sympa, c’est le sens premier de la vie pour une grande majorité des gens.
Le travail.
Apprendre, puis entrer sur le marché du travail, progresser en gravissant les échelons et percevoir une meilleure rémunération par ricochet.
Enfin, la vie citoyenne.
Par le vote, nous pouvons contribuer à élire ceux qui nous semblent plus aptes à améliorer notre vie collective.
Sur ces trois axes, il n’y a que celui de la famille qui survivra dans l’Empire du sens, car depuis les années 1980, les lignes ont bougé. Diverses réformes financières et crises économiques se sont accompagnées d’un quasi-gel des salaires, du dépouillement des services publics et d’autres prises de conscience comme l’accroissement des inégalités sociales, le saccage de l’environnement et l’exploitation de populations pauvres pour notre seul confort.
Résultat des courses ? L’Empire des sens a déçu et une défection générale est apparue au cours des décennies :
Selon le CEVIPOF (le centre de recherche de Sciences Po), 90 % des Français estiment que le système économique actuel doit être réformé.
Et plus de 70 % sont insatisfaits du fonctionnement de la démocratie.
Si l’Empire des sens persiste à exister, il compte pourtant de moins en moins d’adeptes. L’Empire du sens grandit et s’impose doucement. Pour Mickaël Mangot, ce changement de régime s’observe par de nouveaux comportements et de nouvelles relations au travail, à la consommation et à l’épargne. Des comportements qui ont vocation à s’inscrire dans le long terme et qui enterreront définitivement l’Empire des sens tôt ou tard.
Travail : de l’intérêt financier au plaisir de faire
Les attentes post-matérialistes du travail
Le malaise issu de la perte de sens au travail se traduit par différents phénomènes que sont le burn-out, le brown-out et le bore-out. Mickaël Mangot rajoute aux causes de ce malaise les emplois mal-payés et l’absence de perspective à l’intérieur des entreprises où les contrats de longue durée ont laissé place à ceux de courte durée.
Ce rapport contrarié au travail n’est pas seulement dû à son organisation, il l’est aussi par rapport à ses attentes.
Dès les années 1970, le politologue Ronald Inglehart observe un glissement des valeurs et des attentes dans les populations occidentales. Les valeurs se font de moins en moins matérialistes pour être de plus en plus expressives. On recherche moins le confort et la sécurité que l’autonomie, la réalisation de soi, la liberté d’expression et la démocratie directe.
Ces recherches font directement écho aux travaux d’Edward Deci, professeur de psychologie, qui a démontré la limite de la motivation extrinsèque (l’argent) sur l’engagement et la performance des salariés. Avec comme conclusion que les motivations intrinsèques sont plus puissantes que les motivations extrinsèques.
Cette réalité explique le choix de nombreux cadres dynamiques de faire ce que les générations Boomers n’auraient jamais fait : quitter un poste bien rémunéré pour s’épanouir autrement.
Retrouver du sens en changeant de voie
Ils étaient banquiers, avocats, chefs de projet, managers avec un salaire confortable et un statut social envié. Et pourtant, ils ont claqué la porte pour devenir fleuristes, paysagistes, ébénistes, cuisiniers, infirmiers etc.
Ces néo-artisans, aussi appelé artisans 2.0 ou « Makers » sont typiquement ceux qui ont décidé de déserter l’Empire des sens. De lâcher la carotte du salaire pour un métier qu’ils estiment être plus porteurs de sens et de richesses pour eux et pour le monde :
La possibilité d’exprimer son plein potentiel et de s’épanouir.
L’autonomie en pouvant organiser son travail et sa semaine comme on l’entend.
Le contrôle de son affaire de A à Z.
Le plaisir de contribuer positivement et concrètement sur le monde.
Par responsabilités familiales ou autres peurs propres à son histoire, il n’est pas toujours facile de quitter son emploi pour se lancer dans sa propre entreprise. Mickaël Mangot note à ce propos qu’il est toujours possible de retrouver du sens grâce à « des micro-interventions », qui vont répondre aux besoins fondamentaux de contrôle, d’estime de soi et de connexion aux autres.
Retrouver du sens en ne changeant rien
Trois possibilités sont possibles pour réintroduire du sens au travail :
La réorganisation de son travail. Se focaliser et organiser son temps (et donc son attention et énergie) autour des tâches gratifiantes. Cela peut être l’ouvrier de maintenance qui décide de servir de mentor à ses jeunes collègues. Quel que soit le poste que l’on occupe, la transmission des talents ou des connaissances, autrement dit devenir professeur, est un puissant outil pour retrouver du sens au travail.
Multiplier ses relations sociales au travail, comme le font des employés de nettoyage d’un hôpital, qui ont décidé de passer du temps avec les patients. Ils ont coordonné leur planning à celui des infirmières pour éviter de les déranger ou de fatiguer les patients. Au final, patients et employés de nettoyage se retrouvent et brisent leur isolement respectif.
Modifier sa perception du sens du travail que l’on juge inutile en se mettant dans les chaussures des autres. Pour cela, il faut se demander ce qu’apporte notre travail aux autres collaborateurs, aux clients, à la société.
Des réflexions qui sont également posées quant à notre rapport à la consommation.
Consommation : de l’orgie à la sobriété
Overdose générale
La prise de conscience des conséquences environnementales, de même que le pouvoir d’achat réduit des classes moyennes modifient les mentalités et les comportements des consommateurs.
On passe progressivement de la valorisation de la propriété à celle de l’usage, et les produits d’occasion sont privilégiés sur le neuf. En 2018, l’Institut français de la mode évaluait à 1 milliard d’euros le marché de la seconde main.
Consommer responsable est le credo de notre époque et tous les indicateurs indiquent la pérennité de cette tendance.
D’après l’étude du baromètre Greenflex sur la consommation durable publiée en 2019, 86 % des Français aimerait « vivre dans une société où la consommation prend moins de place ». 67 % déclarent avoir changé certaines de leurs pratiques quotidiennes pour réduire leur consommation et 13 % s’obligent à réduire drastiquement leur consommation et sensibilisent leur entourage pour les imiter. Concrètement, cela veut dire que les objets sont choisis pour leur qualité, fonction, durabilité ou respect de l’environnement.
Cette étude en rejoint d’autres, dont celle issue du groupe Havas réalisée en 2018, The Meaningful Shift qui révèle les aspirations des consommateurs à acheter moins mais mieux, ainsi que leur culpabilité quand ils doutent de la pertinence de leurs achats. Ainsi 48 % des millennials ressentent de la culpabilité après un achat, contre 37 % des membres de la génération X et 27 % des Boomers.
Si l’overdose en matière de consommations de biens matériels se ressent, Mickaël Mangot note toutefois qu’on n’en est pas encore au stade de la déconsommation.
La montée de la consommation eudémonique
Au lieu de l’accumulation de biens et de plaisirs, les critères pour consommer sont dorénavant eudémoniques, c’est-à-dire qu’ils doivent être porteurs de sens. On en distingue trois types :
L’accumulation des expériences mémorables, à savoir visiter un maximum de pays, participer au marathon de New York, ou le Carnaval de Venise. Cette mentalité est très proche de la vision productiviste des « consommateurs matérialistes », car en lieu et place d’objets physiques ce sont les souvenirs et les sensations fortes que l’on va chercher à accumuler. Et cette accumulation procure les mêmes bienfaits que le cumul d’objets, à savoir un sentiment de croissance et de valeur personnelle augmentée.
L’affirmation de soi à travers ses convictions écologiques (achat local ou de seconde main) et social (commerce équitable, achat privilégié pour le made in France).
Le développement personnel : cela va être aussi bien de lire des livres de développement personnel, se mettre au sport, à la guitare ou de participer à un atelier d’écriture.
Conclusion ? Une consommation basée sur des valeurs eudémoniques n’induit pas la disparition des valeurs matérialistes. La majorité des individus d’aujourd’hui affichent d’ailleurs une valeur mixte. Ce qui forcément donne lieu à certains paradoxes : on achète des vêtements de seconde main, mais on use et abuse de l’avion pour aller visiter les 4 coins du monde.
Pour autant, est-ce que ces paradoxes sont vraiment surprenants ? Le changement est toujours le fruit d’un long processus où nous restons pendant un temps en zone grise.
Epargne : du profit personnel au bien-être collectif
Finissons avec une note d’espoir qui est celle de notre rapport à l’épargne. Pour Mickaël Mangot, celle-ci va évoluer drastiquement au cours des années.
Dès lors que la génération Y héritera du patrimoine massif de ses parents baby-boomers, ce sera elle qui détiendra une part importante du patrimoine mondial. Or, les Y estiment que leur carte bancaire procure un pouvoir décisionnel sur les enjeux environnementaux et sociaux beaucoup plus important que la carte électorale.
D’après une étude menée aux USA par Morgan Stanley, 75 % d’entre eux considèrent que leurs investissements peuvent impacter le changement climatique contre 58 % de l’ensemble de la population.
La finance, consciente de ce changement de mentalité en cours, anticipe et propose déjà des produits financiers susceptibles de plaire à la génération Y. L’Alliance globale pour l’investissement durable considère que leurs actifs disposent déjà aujourd’hui de 30 trillions de dollars. L’Europe est à l’avant-garde du mouvement avec 14 trillions d’actifs gérés qui incluent des critères de durabilité dans leur placement, soit 49 % de l’épargne total. Ce n’est pas rien !
Ces chiffres ont de quoi nous rassurer. Ceci-dit, selon de nombreux scientifiques, nous n’avons pas le temps d’attendre que les Y héritent de leurs parents pour prendre la main. Et aux dires de Mickaël Mangot, si les initiatives individuelles pour réintroduire du sens dans leur vie et la société sont louables, elles sont insuffisantes pour répondre aux défis environnementaux et sociétaux. Des solutions collectives doivent être apportées par les différentes instances du pouvoir, les entreprises, les syndicats et associations.
Force est de constater qu’on n’est pas sorti des ronces, mais heureusement l’avenir est toujours plein de surprises.
Source : Mickaël Mangot, « L’Empire du sens. Comment la quête de sens réinvente le travail, la consommation et tout le reste », éditions Eyrolles, 2020
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