Stéphan Marette est économiste à l’INRAE, spécialisé dans l’économie publique et expérimentale, et coordonne cet ouvrage aux côtés de Caroline Lejars, chercheure en gestion des ressources en eau au Cirad. Ensemble, ils explorent des solutions innovantes face aux crises alimentaires et environnementales. L’ouvrage bénéficie également des réflexions du philosophe François Jullien, célèbre pour son concept de “dé-coïncidence”, qui inspire la réinvention des approches scientifiques et politiques.
Elle nous pousse à explorer des chemins inattendus, à ouvrir des portes vers des solutions qui se cachent derrière les conventions.
Dans cet article, nous plongeons dans les différentes facettes de cette “dé-coïncidence” et explorons comment elle peut nous aider à réinventer nos futurs, notamment face aux crises systémiques qui menacent nos écosystèmes et notre sécurité alimentaire.
La "dé-coïncidence" : un outil pour sortir des cadres figés
François Jullien introduit le concept de "dé-coïncidence" comme une manière de se défaire des représentations installées, du "déjà-vu" qui limite notre capacité à imaginer des alternatives. Edgar Morin, dans
La Méthode, nous rappelle que notre monde est un système complexe d'interactions. Ainsi, pour comprendre une crise comme le changement climatique, il ne suffit pas de se concentrer sur des variables isolées : il faut considérer les liens cachés entre les phénomènes, les rétroactions, les effets en cascade.
Dans cette optique, la "dé-coïncidence" nous invite à rompre avec la linéarité de la pensée causale, à questionner nos habitudes mentales, à défaire les coïncidences qui, d’apparence, semblent logiques et harmonieuses, mais qui en réalité, nous emprisonnent dans des schémas obsolètes. En cela, elle rejoint la pensée complexe de
Morin, qui nous encourage à embrasser l’incertitude et la contradiction comme des moteurs de compréhension et d’action.
Réinventer la recherche scientifique : un appel à la rupture institutionnelle
Un aspect central du document
Une recherche dé-coïncidente est l’appel à une transformation profonde des institutions de recherche. Aujourd’hui, la recherche scientifique est structurée autour de modèles dominants qui valorisent l’excellence académique mesurée par des critères quantitatifs comme le nombre de publications, les financements obtenus, et la reconnaissance par les pairs. Ce modèle, bien qu’efficace pour produire de la connaissance, tend à figer les cadres de pensée.
Les chercheurs sont souvent contraints par des impératifs financiers et bureaucratiques qui limitent leur capacité à prendre des risques, à explorer des territoires inconnus ou à remettre en question les fondements mêmes de leur discipline. La "dé-coïncidence" propose ici une rupture avec cette manière de faire. Il s’agit de créer des espaces où la créativité et l’expérimentation sont valorisées, où l’on peut "dé-coïncider" des structures institutionnelles pour explorer de nouvelles voies de recherche.
Prenons l’exemple de l'agriculture et des systèmes alimentaires. La recherche actuelle s'intéresse beaucoup à l’optimisation des systèmes existants, qu’il s’agisse de maximiser les rendements agricoles, de réduire les intrants chimiques, ou de minimiser l’empreinte carbone. Mais ces approches restent souvent limitées par des cadres préexistants. La "dé-coïncidence" suggère de sortir de ces schémas, de poser des questions plus radicales : et si nous imaginions des systèmes alimentaires totalement déconnectés de la production agricole traditionnelle, comme l’agriculture cellulaire ? Et si la nourriture de demain ne venait plus des champs, mais de laboratoires où des cellules animales et végétales seraient cultivées en milieu fermé ? Dans ce contexte, le rôle des
compléments alimentaires pourrait devenir essentiel pour garantir une alimentation équilibrée et soutenir la santé.
Imaginer 2084 : le pouvoir de la fiction pour dé-coïncider le réel
L’un des exercices les plus puissants de
Une recherche dé-coïncidente est la projection dans un futur dystopique, en 2084, où la planète est devenue si hostile à la vie que l’humanité a dû se réfugier sous terre. Dans cet avenir sombre, la production alimentaire en surface est impossible, et les systèmes agricoles se sont transformés en aquaponie et en agriculture cellulaire.
Cette fiction n’a pas pour but de prédire l’avenir, mais de pousser notre réflexion à l’extrême. Il s’agit d’un outil de "dé-coïncidence" qui nous
force à envisager des options que nous aurions autrement rejetées comme impossibles ou indésirables. En poussant la pensée à ses limites, nous sommes amenés à repenser radicalement les solutions aux crises actuelles. Si nous devions vivre dans un monde où l'agriculture en plein air n’est plus viable, quelles technologies et quels modèles sociaux devrions-nous inventer ? En quoi ces innovations pourraient-elles également s’appliquer dès aujourd’hui pour créer des systèmes alimentaires plus résilients ?
Cette approche par la fiction rejoint celle d'Edgar Morin, qui considère la science-fiction comme un puissant outil d’imagination prospective. Imaginer le pire, comme dans le scénario de 2084, c’est aussi un moyen d’anticiper, de se préparer, et de chercher des solutions avant qu’il ne soit trop tard. En cela, la fiction devient un moteur de "dé-coïncidence" : elle déverrouille notre pensée et ouvre des possibles.
La modélisation des crises : le piège de la pensée linéaire
Un des grands
défis que
Une recherche dé-coïncidente aborde est celui de la modélisation des crises systémiques. Traditionnellement, les modèles scientifiques isolent des variables, cherchent à établir des relations de cause à effet pour prédire des résultats. Mais les crises modernes, qu’elles soient écologiques, économiques ou sociales, ne se prêtent pas facilement à cette approche.
Les crises sont par nature interdépendantes, dynamiques et imprévisibles. Le
changement climatique, par exemple, ne peut être compris sans tenir compte des interactions entre l’atmosphère, les océans, la biodiversité, et les systèmes humains. Comme le dit Morin, "il faut penser global". Or, les modèles traditionnels tendent à fragmenter la réalité, à la découper en morceaux compréhensibles mais qui, une fois recomposés, échouent à rendre compte de la complexité du tout.
La "dé-coïncidence", dans ce contexte, appelle à abandonner l’idée que nous pouvons tout modéliser avec précision. Elle nous pousse à
accepter l’incertitude, à reconnaître que certains aspects des crises resteront imprévisibles. Cela signifie que nos systèmes de gestion des crises doivent être résilients et adaptatifs, capables de réagir rapidement à des événements imprévus plutôt que d’essayer de tout contrôler à l’avance.
L’agriculture cellulaire et l’aquaponie : au-delà de la technologie, un changement de paradigme
Si l’agriculture cellulaire et l’aquaponie sont souvent abordées comme des innovations techniques,
Une recherche dé-coïncidente les présente également comme des modèles philosophiques. Ces technologies ne sont pas seulement des solutions aux crises alimentaires, elles incarnent un changement profond dans notre rapport à la nature et à la production alimentaire.
L’agriculture cellulaire, par exemple, remet en question la séparation traditionnelle entre le naturel et l’artificiel. Produire de la viande sans animaux, dans des laboratoires, c’est dé-coïncider de l’idée que la nourriture doit venir de la terre et des êtres vivants. C’est une rupture avec des millénaires de
pratiques agricoles, mais c’est aussi une réponse potentielle aux crises écologiques causées par l’élevage industriel.
L’aquaponie, qui combine la culture de plantes et l’élevage de poissons dans un système fermé, représente également une forme de "dé-coïncidence". C’est un modèle de production qui s’éloigne des champs ouverts, des monocultures, et des intrants chimiques. Au lieu de cela, il s’appuie sur un écosystème miniature, où chaque élément est interconnecté et contribue à la durabilité du système dans son ensemble. Cela rejoint la vision de Morin d’une agriculture écologique, intégrée, qui respecte les cycles naturels tout en répondant aux besoins humains.
Co-construire les solutions : quand la science rencontre la société
Un autre aspect essentiel de
Une recherche dé-coïncidente est la nécessité de co-construire les solutions aux crises. Contrairement à une approche top-down, où les experts et les décideurs imposent des solutions, la "dé-coïncidence" suggère une approche plus collaborative. Les citoyens, les scientifiques, les décideurs
politiques et les acteurs économiques doivent travailler ensemble pour imaginer des réponses aux crises alimentaires et écologiques.
Cela implique une remise en question du rôle de la science. La science, telle qu’elle est souvent pratiquée aujourd’hui, tend à se voir comme une autorité extérieure, une source de vérité objective qui fournit des solutions techniques aux problèmes de la
société. La "dé-coïncidence" propose une autre vision, où la science est un partenaire dans un dialogue ouvert avec la
société. Les solutions doivent être co-élaborées, en tenant compte des savoirs locaux, des besoins spécifiques des communautés, et des contraintes écologiques.
Cette idée rejoint les réflexions de Morin sur
la démocratie cognitive, où la connaissance scientifique doit être accessible et débattue par tous, et non réservée à une élite d’experts. Co-construire les solutions, c’est aussi reconnaître la
diversité des savoirs et des perspectives, et accepter que les solutions aux crises ne viendront pas d’un seul point de vue, mais de la confrontation et de l’hybridation de multiples approches.
Dé-coïncider pour ouvrir de nouveaux possibles
En définitive,
Une recherche dé-coïncidente nous invite à "dé-coïncider" nos façons de penser, de produire, de consommer, et de gouverner. Elle nous montre que les crises actuelles, qu’elles soient climatiques, alimentaires ou sociales, ne peuvent être résolues avec les mêmes approches qui ont contribué à les créer. Il faut apprendre à penser autrement, à embrasser la complexité, à
accepter l’incertitude, et à imaginer des solutions radicalement nouvelles.
Pour Edgar Morin, la pensée complexe est une pensée qui relie. De la même manière, la "dé-coïncidence" est une pensée qui libère, qui ouvre des portes vers des futurs inattendus, mais possibles. Si nous voulons relever les défis du XXIe siècle, il est
temps de sortir des sentiers battus, de remettre en question nos certitudes, et d’embrasser la "dé-coïncidence" comme un outil pour réinventer notre avenir.
Source : Stéphan Marette, Caroline Lejars, coord. Une recherche dé‐coïncidente, pour se préparer aux crises environnementales et alimentaires