Le plaidoyer d’un homme d’Etat en faveur du revenu universel
L’appel à la liberté d’Abdennour Bidar, philosophe et haut-fonctionnaire
Nous vous avions déjà présenté le revenu universel, en abordant son histoire, son concept et les raisons qui l’ont fait surgir dans le débat public. Nous allons, aujourd’hui, aller plus loin au côté d’Abdennour Bidar, philosophe et haut fonctionnaire français et son essai : « Libérons-nous ! ».
Se libérer de quoi exactement ? : « Aussi longtemps que notre revenu dépendra de notre travail, nous serons retenus en otages par ceux qui veulent bien nous en donner quand ça arrange leurs intérêts, et qui peuvent nous l’enlever du jour au lendemain selon la même logique. Nous sommes les esclaves du capitalisme mondial, qui distribue le travail en fonction d’un seul objectif : le profit de la caste des possédants. »
Les cartes sont posées, et si le haut fonctionnaire ne rechigne pas à utiliser le mot « esclave », c’est parce qu’il le pense juste.
Pour la séparation du revenu et du travail
Abdennour Bidar nous apprend, d’ailleurs, qu’il n’est pas le premier à avoir émis l’idée. Jean Jaurès affirmait que l’insuffisance des salaires était une forme d’esclavage. Qu’un homme politique de gauche le dise n’a rien de surprenant. Ce qui l’est en revanche, c’est qu’un siècle avant lui, le monarchiste Châteaubriand se montrait encore plus catégorique en écrivant que le salaire n’est rien d’autre qu’un esclavage prolongé.
L’esclavage ne s’accompagne pas obligatoirement de coups de fouet et de chaînes en fer, il est présent dès lors qu’il y a un rapport de force. Or, le salariat repose bien sur un rapport de domination et de soumission, intensifié en période de crise économique et d’emploi, où les salariés redoutent de tomber dans la pauvreté.
Pour entériner ce rapport de force, Abdennour Bidar ne voit qu’une solution : séparer le revenu du travail en versant une allocation universelle et à vie à tout le monde. Mais est-ce réalisable et raisonnable ? A. Bidar répond par l’affirmative dans les deux cas. Avant de dévoiler son projet pour instaurer un revenu universel, revenons sur les deux principaux arguments qui sont contre lui.
Les réticences face au revenu universel
Vers une société d’assistés ?
Nous l’avions déjà évoqué à l’occasion de notre premier article sur le sujet, non, le revenu universel ne fabriquera pas d’éternels assistés sociaux. Les exemples et expériences autour du revenu universel l’ont suffisamment prouvé. Si des personnes quittent effectivement leur travail, elles ne le font pas pour aller passer leurs journées à dormir dans leur canapé. Elles vont se tourner vers une activité qui est leur vocation, ou reprendre leurs études, s’occuper de leur jardin, de l’éducation de leurs enfants, etc. Disons-le clairement : l’instauration du revenu de base repose sur un élément : la confiance.
Quand on entend dire que le revenu universel va produire une société d’assistés, c’est finalement la marque d’une défiance envers la nature humaine. On conçoit que l’humain est un être fondamentalement fainéant, et qu’heureusement le travail existe pour lui donner un petit peu de dignité. Néanmoins, ce point de vue apparait de moins en moins recevable si on est attentif aux dernières études psychosociologiques.
C’est à nous de voir si nous voulons vivre dans une société où nous privilégions la confiance ou la défiance.
Comment on le finance ?
C’est la question qui ressort systématiquement. « Ça va coûter combien de millions d’euros ? Et qui va payer ? » Effectivement, on s’entend dire partout que les caisses de l’Etat sont vides. Mais pour Abdennour Bidar, l’argent est un faux problème : « C’est qu’il y a d’autant moins d’argent disponible pour les peuples et leurs Etats qu’il est complétement confisqué par les plus riches – grandes fortunes, multinationales, lobbies. Cette confiscation n’est pas un dommage collatéral du système, elle est systémique. »
Il s’appuie sur les explications données par John Christensen, ancien directeur du Tax Justice Network, baptisé par Le Monde de « bête noire des évadés fiscaux » : « Le FMI et la Banque Mondiale, en libéralisant la circulation du capital, ont créé une nouvelle zone d’illégalité où le capital a été transféré dans des paradis fiscaux autour du monde pour échapper aux impôts. Et ça s’est passé à une échelle incroyable ».
Ces mouvements de capitaux détenus en zone off-shore s’élèvent à 11 500 milliards de dollars. Même un taux de prélèvement d’impôt modeste de 30 % ferait l’affaire. Ce que constate John Christensen, d’autres économistes ne cessent de le répéter, comme Robert Reich ou Thomas Piketty. Le problème n’est pas le manque d’argent, mais une répartition trop déséquilibrée de celui-ci.
Une double vision : pessimiste ou optimiste
Que cela soit immoral ou in-finançable, Abdennour Bidar renvoie donc ces deux arguments dos à dos : « Ces deux critiques m’apparaissent sans aucune valeur. L’une vient de ceux qui taxent d’irréalisme tout ce qui dépasse leur manque d’imagination, et plus encore, tout ce qui bouscule la place de privilégiés dans l’ordre établi. L’autre vient de tous ceux qui sont accablés par cette image pathologique de l’être humain, persuadés que celui-ci ne pourra jamais rien faire qu’à coups de carotte ou de bâton. […] Ce pessimisme est le dénominateur commun des deux critiques qui oublient un peu vite la fameuse phrase du philosophe Alain : le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté. »
Abdenour Bidar est toutefois bien conscient que l’instauration d’un revenu universel ne se fera pas sans quelques dépressions nerveuses pour certains. Et c’est normal, car il apporte aussi son lot de défis : que va-t-on bien pouvoir faire de tout notre temps libre, quand on n’a pas d’idées ? Et comment va-t-on utiliser intelligemment notre revenu universel ?
Notre philosophe ne manque lui ni d’imagination, ni d’optimisme et nous propose un plan en 5 points pour adopter le revenu universel, qui sera le terreau d’une société plus libre, plus épanouie, où il fait bon d’y vivre.
Comment instaurer le revenu universel en France ?
Après la théorie, un peu de concret, avec les 5 propositions d’A. Bidar pour mettre en place un revenu universel sans tomber dans l’assistanat.
Fixer le revenu universel à un niveau supérieur des minima sociaux et du revenu minimum
Ces pseudo fils de sécurité ne font qu’engluer l’individu dans la précarité. Pour la France, le revenu universel devrait donc être fixé à 1500 euros (3000 pour un couple), et dans chaque pays à un seuil permettant à l’individu de mener une vie décente.
Ouvrir partout au niveau local, ainsi que sur le web, des maisons et des forums de temps libéré
Offrant des espaces de discussion réelle ou virtuelle où tous pourront réfléchir ensemble au sens de ce temps libéré et à ce qu’ils veulent faire du revenu universel. Ainsi, pour tous les individus trop ancrés dans notre cité des travailleurs, ces réseaux d’entraides les aideront à s’adapter à leur nouvelle cité.
Mettre en place une instauration différenciée du revenu universel
En le proposant automatiquement aux chômeurs, aux jeunes, retraités, malades, personnes handicapées ou invalides, et en l’octroyant sur demande à tous ceux qui désirent quitter leur emploi, sans à se justifier.
Faire de l’initiation à la liberté l’objectif majeur de l’Education Nationale
Ainsi à l’âge adulte, la personne ne se retrouvera pas perdue dans la civilisation du temps libéré mais dotée d’une capacité réelle d’autodétermination. C’est une idée qui apparait déjà dans certaines écoles de l’Education de demain.
Créer un nouvel écosystème de civilisation repensé et réorganisé
Ce nouvel écosystème doit servir à offrir à chacune et chacun les moyens de consacrer son temps libéré à la culture du savoir-être et de l’introspection pour comprendre ce qui nous donne envie de nous lever le matin et trouver enfin sa place dans le monde. Et non plus la subir.
Ce changement de société n’est pas qu’un rêve utopique d’A. Bidar, il est aussi inévitable, car nous assistons bien à la fin d’une époque : le travail n’est plus souverain.
De la cité du travail et de l’emploi à la cité du bien-vivre ensemble
Une société en quête de sens et d’être
Mais surtout, pour A. Bidar, travailler plus pour gagner plus pour dépenser plus est un cercle vicieux où nos existences tournent en rond. Combien s’en aperçoivent quand leur mort s’approche ? Vivre pour consommer, vivre pour travailler, tout le monde sent bien que cela ne suffit plus aujourd’hui.
Notre désir collectif de vouloir davantage concilier un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Comme le souligne Romain Cristofini, dans « La révolution spirituelle des entreprises », si les crises économiques, écologiques et sociales ont quelque chose de positif, c’est leur capacité à nous faire revenir à l’essentiel.
Aujourd’hui, plus personne ne trouve qu’il y ait de sens à consacrer ses efforts à sa carrière au détriment de ses autres sphères de vie, notamment familiale et sociale. D’autant plus quand ses valeurs et aspirations sont en contradiction totale avec la recherche à tout prix du profit et de la croissance illimitée des entreprises, dans un monde où les ressources fondent et où le temps pour soi est devenu un luxe.
Même les jeunes générations, que l’on pourrait croire hyper-consuméristes, aspirent au fond à une seule chose : remettre du sens dans une société qui n’en a plus. Mais comment faire ?
De la cité des travailleurs à la cité des philosophes
Pour retrouver du sens dans sa vie personnelle et collective, A. Bidar préconise l’apprentissage : celui de se connaître et de comprendre les autres. Il l’articule en 3 points :
Apprendre peu à peu la présence à moi-même, et à exprimer celle ou celui que je suis en réalité. Construire une vie où mon intériorité s’incarne. C’est un travail où l’on passe ainsi de l’inconscience à la conscience.
Apprendre à réaliser tout ce que je dois aux autres humains. Installer en moi et dans mes actes la gratitude et l’amour pour tout ce que j’ai reçu. Ici, on travaille sur soi pour passer de la peur à l’amour.
Apprendre à ressentir mon appartenance à la communauté universelle de tous les vivants, et à cultiver mes responsabilités envers elles.
Comme le résume, Abdennour Bidal : « Il n’est pas trop d’une vie entière pour cette œuvre infinie ».
Pour aller plus loin : Abdennour Bidar, Libérons-nous !, Les Liens qui Libèrent, 2018
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