Il est reconnu que la musique exerce sur nous un grand pouvoir émotionnel. Mais comment expliquer que certains morceaux puissent nous apaiser, nous faire vibrer, pleurer ou, au contraire, nous rebuter?
C’est une question délicate à laquelle a répondu Bernard Lechevalier, neurologue, membre de l’Académie nationale de médecine et organiste classique, dans son ouvrage Le plaisir de la musique (Odile Jacob).
Délicate car les facteurs soutenant ce plaisir sont complexes.
Commençons par les deux principales sources nourrissant ce plaisir que sont le langage et les temps musicaux. Le langage musical comprend plusieurs éléments tels que:
Les nuances douces, fortes, rapides, lentes évoquées par les termes italiens forte, piano, crescendo, descrescendo
Les timbres des différents instruments. La trompette a un timbre éclatant tandis que celui du violoncelle est grave.
La tonalité des différentes notes
La mélodie, naturellement.
Le dynamisme
L’unité stylistique d’une œuvre
Quant au temps musical, le plaisir qui en découle résulte de l’attente.
Le temps musical
Quand nous sommes en pleine écoute d’une œuvre, notre cerveau anticipe à chaque seconde la prochaine note qui va suivre.
Le degré de plaisir est corrélé à la valeur de l’attente. Si cette attente est nulle ou inaccessible, le plaisir l’est également.
Ce plaisir découle directement de la mémoire sémantique, celle-là même qui nous explique comment l’art nous fait du bien.
Une œuvre inconnue qui serait trop complexe ou que nous anticiperions trop facilement parce que trop simpliste nous ennuierait. De même qu’une œuvre que nous ne connaissons que trop bien et qui nous laisse de marbre.
Si nous pouvions observer notre cerveau, nous observerions que chacun des éléments du temps et du langage musicaux mobilise différentes aires cérébrales créatrices d’émotions:
Le cortex auditif primaire et associatif analyse les sons et anticipe leur développement.
Les noyaux amygdalien et accumbens suscitent l’émotion et réveillent les souvenirs. Leur activation libère indirectement deux «hormones du bonheur»: l’ocytocine et la dopamine
Le cortex préfrontal et le pôle temporal (une aire spécifique du lobe temporal) «scrutent» notre état émotionnel et «vérifient» si les attentes sont satisfaisantes ou décevantes.
Ces attentes étant liées à notre histoire personnelle, elles expliquent en partie pourquoi un même morceau de musique de Maurice Ravel, de Jacques Brel ou de Duke Ellington procure des sensations et des sentiments propres à chacun.
Pourquoi aimons-nous certaines musiques plus que d’autres?
La perception et l’appréciation d’une musique comprend trois niveaux:
La reconnaissance d’une qualité d’une musique. Pour le dire simplement, ce que nous écoutons est agréable à l’oreille.
Le plaisir de l’analyse qui nous conduit à comparer une nouvelle musique à ceux que nous connaissons déjà.
Le plaisir intellectuel de l’identification de l’œuvre et de son compositeur.
Si ce plaisir diffère d’une personne à une autre, c’est (à nouveau) pour trois raisons principales:
Chaque œuvre s’inscrit dans un contexte émotionnel particulier. Ce qui est de l’ordre de l’émotion et de l’affect et donc de l’intimité subjective. Le contexte est influencé par notre mémoire épisodique (celle impliquant les souvenirs et évènements marquants de notre vie) et sémantique (celle impliquant notre culture musicale).
L’évolution du style musical qui demande un effort d’assimilation pour en saisir la beauté et le pouvoir émotionnel. Pensez, par exemple, à la musique électroacoustique composée à partir de sons enregistrés ou réalisés par synthèse. Le style est radicalement différent des œuvres classiques.
L’absence d’universalité de la musique.
Ce troisième point est particulièrement intéressant, puisqu’il est souvent entendu que la musique est un langage universel.
C’est en partie exact puisque toutes les cultures du monde entier ont toujours aimé, produit et joué de la musique.
C’est aussi en partie incorrect car les codes ne sont pas les mêmes pour tous. Par exemple, le langage musical diffère d’une culture à l’autre.
Dans un article bien sourcé, Alexandre Roberge explique qu’en Occident, la joie est traduite en tonalité majeure et la tristesse en tonalité mineure. Ce qui n’est pas le cas dans les cultures asiatiques ou africaines.
Au-delà de son pouvoir émotionnel, il est un autre pouvoir attribué à la musique: celui de pouvoir nous soigner.
La musique peut-elle nous soigner?
L’état de la recherche en neurologie
Eu égard à l’existence de la musicothérapie, il semblerait que le pouvoir curatif de la musique soit certifié.
Mais qu’en pense donc Bernard Lechevalier, éminent neurologue, ancien président de la Société française de neurologie et de la Société de neuropsychologie de langue française?
Il rappelle tout d’abord que le pouvoir curatif de la musique n’est pas une idée nouvelle. Le plus ancien document révélant les liens entre la médecine et la musique étant la Bible. Cela apparaît clairement quand le roi Saül en proie au mal est soigné grâce au talent d’harpiste de David.
Au-delà des textes anciens et religieux, la neurologie a pu démontrer les bienfaits de la musique sur certaines pathologies neurologiques bien précises.
Ainsi, la motricité des jambes dans le cas de la maladie de Parkinson s’améliore quand la cadence de la marche est associée à un rythme musical.
La mélodie-thérapie est une grande aide pour ceux atteints d’aphasie (la difficulté de s’exprimer).
Enfin dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, les patients peuvent apprendre et mémoriser de nouvelles chansons. Les stimuli musicaux empruntant de nombreux circuits cérébraux, la mémoire musicale est relativement bien préservée.
L’avis de Bernard Lechevalier sur la musicothérapie
En ce qui concerne les vertus thérapeutiques de la musique sur l’angoisse, la dépression, l’insomnie et la douleur, la position de B. Lechevalier est prudente.
S’il admet que ces vertus sont possibles et ne doivent pas être négligées, il s’interroge sur le bienfondé de les ériger en vertus thérapeutiques.
Pourtant, après cette prudence, B. Lechevalier partage un souvenir personnel évoquant un jeune homme autiste de 26 ans qu’il croise parfois à l’église où il officie comme organiste:
«[Le jeune homme] manifestait toujours des signes de contentement à l'écoute de la musique. Il y a quelques années, alors que je venais de jouer un choral de Bach chargé d'affectivité, «O homme, pleure sur tes lourds péchés», il m'appela à haute voix par mon prénom et me dit merci, au grand étonnement de son entourage qui n'avait jamais entendu le son de sa voix.»
La musicothérapie a sans conteste un bel avenir. La neuropsychologie de la musique est devenue une discipline scientifique ayant ses congrès, ses revues et ses centres de recherches. L’un d’entre eux est d’ailleurs basé à l’université Caen-Basse-Normandie où enseigne B. Lechevalier.
Evoquons le dernier pouvoir de la musique pouvant impacter notre bien-être: celui de nous rendre performants.
La musique nous rend-t-elle plus performants?
La musique modifie le cerveau
Il est assez courant d’entendre que l’apprentissage de la musique rendrait les enfants plus intelligents. Cela n’a jamais été prouvé formellement, mais une chose est sûre, la musique «muscle» le cerveau.
Comme appris grâce à la neuroplasticité, les pensées peuvent modeler le cerveau et le réorganiser en fonction de nos goûts, de nos envies et de notre personnalité.
De même qu’en cas de lésion, nous pouvons le soigner en jouant sur sa plasticité. Un patient de B. Lechevalier atteint d’aphasie après un AVC dans l’hémisphère gauche retrouva la possibilité de s’exprimer grâce à une rééducation linguistique de 5 mois. Quelques mois plus tard, ce même patient vécu un AVC dans l’hémisphère droit et perdit à nouveau la possibilité de s’exprimer. Ce double accident démontra que la fonction linguistique (siégeant normalement dans l’hémisphère gauche) avait émigré pour s’installer dans l’hémisphère droit.
L’influence de l’apprentissage de la musique sur la structure et le fonctionnement du cerveau a été démontrée par plusieurs études.
L’une d’entre elles est de la chercheuse Krista Hyde. Elle a comparé à l’IRM les cerveaux d’une trentaine d’enfants où aucune différence notable ne fut observé. La moitié d’entre eux suivirent ensuite 15 mois de cours de piano.
Ces mois écoulés, K. Hyde compara à nouveau les trente cerveaux et constata des différentes évidentes entre les apprentis pianistes et les autres.
Ces premiers présentaient un hémisphère cérébral droit et des lobes frontaux plus musclés que les autres. Or, ces zones régissent les fonctions exécutives qui regroupent la capacité de planifier, de raisonner, de se concentrer ou de maîtriser ses pulsions.
L’impact de la musique et de son apprentissage dans notre vie affective et cognitive
Les chercheurs en neuropsychologie Mathilde Groussard et Hervé Platel ont réitéré peu ou prou la même expérience. Ils ont, cette fois-ci, comparé les cerveaux d’adultes de 25 ans ayant eu 15 ans de formation musicale avec ceux n’ayant jamais eu une telle formation.
Le résultat de leur étude rejoint la première. La musique fortifie des zones cérébrales impliquées dans la vie affective (jugement affectif, plaisir, prise de conscience des situations conflictuelles, des risques et des décisions) et cognitive (capacités d’analyse, de concentration, d’expression, la mémoire, la créativité).
Son apprentissage peut contribuer (s’il est fait intelligemment et dans le plaisir) au développement des autres fonctions intellectuelles de l’enfant et à leur préservation chez les seniors.
Sans conteste, les pouvoirs de la musique ne sont pas un mythe.
Il serait toutefois dommage de tomber dans une vision utilitariste de la musique. Cette même vision trop souvent appliquée à notre relation à l’alimentation et à laquelle met en garde l’endocrinologue et nutritionniste Paule Nathan.
Adoptons plutôt l’idée platonicienne voulant que ce qui nous fait du bien nous soit aussi beau que bon. C’est-à-dire adapté à nos goûts et à notre curiosité instinctive capable de nous amener vers de nouveaux horizons musicaux.
Source: Bernard Lechevalier, Le plaisir de la musique, Odile Jacob, 2019
Pour lire cet article, abonnez-vous gratuitement ou connectez-vous