Nietzsche, c’est l’invité imprévu de tous les dîners où l’on refait le monde. Celui qu’on cite sans l’avoir lu. Celui dont on dit : « Ah oui, c’est celui qui a dit que Dieu est mort » – comme s’il l’avait tué lui-même. Mais Nietzsche n’est pas là pour choquer. Il est là pour transformer.
Transformer qui ? L’esprit humain. Rien que ça. Et il le fait avec une métaphore aussi étrange que magnifique : le chameau, le lion et l’enfant.
Vivre, c’est croître
Pour Nietzsche, vivre ne consiste pas à se maintenir, ni à se contenter d’exister. Vivre, c’est croître. C’est déployer sa puissance intérieure. Grandir, dans un sens nietzschéen, ce n’est pas « réussir sa vie » au sens mondain du terme. C’est accomplir son devenir, atteindre sa forme la plus haute, la plus singulière.
Croître, c’est sortir du confort, des croyances, des habitudes. C’est se défaire de l’héritage, non pour le renier, mais pour le dépasser. Car si la vie est mouvement, la pensée doit être transformation.
Et cette transformation, Nietzsche la décrit à travers trois figures animales : le chameau, le lion, et l’enfant. Trois âges de l’esprit. Trois étapes vers la liberté intérieure.
Le chameau – « Je dois »
Le chameau, c’est l’esprit qui porte les fardeaux. Ceux des autres. Ceux du passé. Ceux de la morale, de la famille, de la société, de la tradition.
Le chameau dit : « Je dois. »
Il plie l’échine, il encaisse, il accepte. C’est l’animal de la soumission volontaire. Il est docile. Il se charge des obligations, des vérités toutes faites. Il apprend par cœur ce qu’on lui enseigne. Il récite. Il répète.
C’est l’esprit de l’enfance et de l’adolescence, celui où l’on reçoit le monde comme un donné, un système de valeurs qu’on n’interroge pas encore. On y apprend les règles, on veut bien faire, on veut être reconnu. Le chameau veut être un « bon élève ».
Dans la vie quotidienne, cela peut ressembler à cette personne qui choisit une carrière toute tracée parce que « c’est plus raisonnable ». Ou ce parent qui sacrifie ses désirs personnels pour ne pas décevoir sa famille. Ou encore cet employé qui répète les procédures sans jamais les remettre en question, même quand elles le vident de son sens.
Mais voilà : à force de porter, on s’épuise. Ou on s’interroge. Une voix intérieure se fait entendre :
« Est-ce que ce que je fais a du sens ? »
Quand cette question surgit, c’est que l’esprit du chameau commence à se fissurer.
Le lion – « Je veux »
Vient alors le lion. Majestueux, puissant, et surtout… rebelle.
Le lion dit : « Je veux. »
Il ne veut plus plier, ni répéter. Il veut détruire les anciennes valeurs. Il rugit contre les idoles. Il crie « non ! » au conformisme, aux dogmes, aux obligations absurdes.
Mais attention : Nietzsche ne glorifie pas la révolte pour elle-même. Le lion n’est pas un adolescent éternel qui s’indigne. Il n’est pas là pour faire tomber les statues. Il est là pour faire place nette.
« Il faut encore porter en soi un chaos pour pouvoir enfanter une étoile dansante. »
Ce chaos, c’est celui du lion qui lutte. Qui cherche sa propre voie, non pas en s’opposant pour s’opposer, mais en désapprenant ce qui l’empêchait de devenir lui-même.
Dans la vie de tous les jours, c’est l’étudiant qui décide d’abandonner la voie que ses parents avaient choisie pour lui, au profit d’une passion incomprise. C’est la personne en plein burn-out qui claque la porte d’un métier vide de sens pour chercher ce qui lui correspond vraiment. C’est celle qui ose dire « non », même si cela déplaît.
Le lion ne crée pas encore. Il prépare le terrain. Il nettoie. Il libère l’espace intérieur des croyances encombrantes. Il renonce au confort, à l’adhésion, à l’imitation. Il fait le deuil des anciens dieux, pour laisser émerger un « oui » plus profond.
Mais ce « oui » n’est pas encore là. Il manque encore l’innocence. Il manque encore la joie.
L’enfant – « Je joue »
Et voici l’enfant.
L’enfant dit : « Je joue. »
Il ne porte plus. Il ne détruit plus. Il invente.
L’enfant est créateur. Il est l’esprit nouveau, libre de toute rancune, libre du passé, libre du devoir comme de la révolte. Il est dans le « oui » fondamental à la vie.
C’est l’âge de la légèreté retrouvée, de l’innocence recréée, non par ignorance, mais par dépassement. L’enfant nietzschéen n’est pas un naïf. C’est un sage. Il a connu le poids du chameau, la colère du lion. Et pourtant, il sourit.
Il joue. Pas parce que tout est facile. Mais parce que tout est possible.
Dans le réel, cela ressemble à une personne qui crée sans se demander si cela plaît. L’artiste qui peint par nécessité intérieure. Le boulanger qui chante à 5h du matin dans son fournil. L’enseignante qui réinvente ses cours chaque jour avec une passion retrouvée. L’enfant, c’est l’adulte devenu libre de créer sa vie avec amour et curiosité.
Il ne se demande plus : « Est-ce que j’ai le droit ? », ni : « Est-ce que je dois ? », ni même : « Est-ce que c’est bien ? »
Il se demande :
« Est-ce que cela exprime qui je suis ? Est-ce que cela me fait vibrer ? »
Devenir enfant : une sagesse paradoxale
Devenir enfant, ce n’est pas régresser. C’est renaître. Non plus comme héritier du passé, ni comme adversaire du monde, mais comme danseur avec l’existence.
Car à la fin, ce que veut Nietzsche, c’est que chacun devienne son propre sens. Que chacun crée sa vérité. Non en suivant un modèle, mais en devenant unique.
L’enfant nietzschéen est celui qui dit « oui » à la vie, même dans la souffrance, même dans l’inconnu. Il n’attend pas que la vie soit parfaite pour l’aimer. Il l’aime parce qu’elle est.
Et de cet amour naît la puissance. Une puissance douce, ludique, fertile. Celle de ceux qui n’ont plus peur de devenir.
Vivre, c’est se transformer
Le chameau, le lion, l’enfant. Trois étapes d’une métamorphose intérieure.
Le chameau obéit : « Je dois. »
Le lion se libère : « Je veux. »
L’enfant crée : « Je joue. »
Cette dynamique n’est pas linéaire. On peut redevenir chameau après avoir été lion. Ou lion après avoir goûté à l’enfance. Mais l’idée de Nietzsche est claire : vivre pleinement, c’est grandir intérieurement. C’est oser se débarrasser du connu pour faire naître le possible.
Nietzsche ne veut pas qu’on adhère à un système. Il veut qu’on s’en affranchisse. Il ne propose pas un dogme, mais une danse. Un jeu. Un art de devenir.
Et dans ce jeu, l’enfant n’est pas un point de départ. Il est le but ultime de la sagesse.
Source : Thierry Laspalles, Nietzsche. Le chameau, le lion et l’enfant, Editions L’Harmattan, 2018
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