Quand on prête l’oreille au débat actuel sur la sécurité, tout le monde s’entend sur le même constat : les liens sociaux se délitent, le sens collectif s’effondre et l’intérêt personnel prend le pas sur l’intérêt général. A priori, rien de neuf sous le soleil. Cela fait des décennies que cette situation existe et dure.
Plutôt que de nous interroger sur les causes, là où les avis divergent, nous allons plutôt nous demander : mais que pouvons-nous faire individuellement ? Quels pouvoirs avons-nous pour changer les choses ? Ne sommes-nous pas en réalité condamnés à l’impuissance ? La réponse à cette dernière question est Oui et non. S’il est insensé de croire qu’on peut changer le monde dans son coin, on peut néanmoins se rendre utile.
Pour accompagner notre propos, rappelons une petite histoire amérindienne rendue fameuse par l’essayiste écologiste Pierre Rabhi :
« Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Le tatou agacé lui dit : ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! Et le colibri lui répondit : Je le sais, mais je fais ma part. »
Le quotient d’utilité
Tous les jours, à la télévision, au bureau, nous comptons beaucoup de tatous râleurs et peu productifs (pour ne pas dire inutiles). Nous-mêmes en faisons peut-être partie. Mais plutôt que de continuer dans cet état d’esprit, pourquoi ne pas rejoindre le rang du colibri ?
Si cette question peut ressembler à une petite injonction morale, elle n’en n’a que l’apparence, parce qu’être colibri n’est aujourd’hui plus un choix moral, mais une nécessité.
C’est, en tout cas, la position de Didier Jean-François Audebert, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages dont le plus récent est consacré à l’utilité : « QU Quotient d’utilité : devenons chaque jour plus utile ! » paru aux éditions Guy Trédaniel.
Depuis plusieurs années, on sait que l’intelligence est multiple et ne se réduit pas à l’intellect ou au raisonnement pure, l’intelligence est aussi émotionnelle.
Une troisième forme d’intelligence reste à découvrir et à rendre tout aussi connue, qui est l’intelligence utile, c’est-à-dire constructive pour le bien commun. Cette intelligence peut se mesurer grâce au quotient d’utilité en fonction des moyens d’action destinés à la recherche de l’intérêt général ou du bien-être du plus grand nombre.
Pourquoi instaurer le quotient d’utilité ?
Responsabilité collective
Les raisons pour instaurer ou promouvoir le quotient d’utilité ne manquent pas. La principale d’entre elles étant le dérèglement climatique.
Trop longtemps nous nous sommes servis des ressources de la planète au détriment de la faune et de la flore, des populations exploitées et du devenir de l’humanité.
Beaucoup d’Occidentaux sont conscients du gaspillage incroyable qui en résulte, et sont d’ailleurs arrivés au stade de l’overdose en décidant de consommer responsable, utile, c’est à dire avant tout local et bio.
Audebert dresse une liste de tous les gestes et actes utiles de mieux en mieux connus de tous :
Voyager autrement en privilégiant les trains aux avions quand c’est possible ou le covoiturage.
Notons que même avec un très bon état d’esprit, changer ses habitudes de vie n’est pas une mince affaire ! Vous retrouvez donc ici de précieux conseils.
Bonheur collectif
L’écologie est un enjeu majeur et concret, où l’intelligence utile se justifie. Il est un autre aspect, non moins essentiel, qui est de participer au changement d’état d’esprit et de paradigme collectif.
De nombreuses études, rassemblées par les épidémiologistes Kate Pickett et Richard Wilkinson, dans l’ouvrage « Pour vivre heureux, vivons égaux » ont démontré que les inégalités sociales (qui ne font que s’agrandir en France) sont à la source de l’anxiété sociale et du mal-être général.
Des inégalités justifiées par les valeurs individualistes et compétitrices selon lesquelles la recherche unique d’intérêt personnel est source de richesse et de croissance. Seulement, la richesse ne se limite pas au seul argent. Cette vision du monde se paie au prix d’autres richesses que sont le bien-être et la santé mentale de tous. Même les plus aisés ne sont pas épargnés par le système.
C’est là où, individuellement, nous pouvons intervenir : en se détachant de cette vision égocentrée et biaisée du monde dont encore une fois, beaucoup d’Occidentaux ne veulent plus.
On peut le constater dans le phénomène du Brown-out, de la reconversion professionnelle, et dans la réticence des jeunes à embrasser la vision du travail de leurs aînés.
Il y a une quête de sens qui s’installe et transforme en silence la société.
Pour autant, il n’est pas toujours possible de quitter son travail ou de promouvoir l’intérêt général au sein de son entreprise. Pour ceux qui seraient « bloqués » dans un bullshit job, il leur reste quelques solutions pour faire contre mauvaise fortune, bon cœur et bon sens.
L’utilité, une conquête de soi et de sens
La leçon stoïcienne du colibri
Revenons sur la légende amérindienne. Le colibri est parfaitement conscient que son action est dérisoire face au drame en cours, mais le fait de faire sa part et de se mettre en action lui procure une sérénité qui échappe au tatou énervé, ce qui frappe l’auditoire.
L’attitude du colibri n’est pas sans rappeler celle à laquelle nous invite Sénèque, adepte de l’école stoïcienne. Selon son enseignement, bonheur et liberté se trouvent dans la sérénité de l’esprit.
Or, cette sérénité est souvent perturbée par le fait que nous ayons une tendance naturelle à nous focaliser sur ce qui ne dépend pas de nous (l’organisation du monde et les injustices de la vie) . D’où cette angoisse d'impuissance et cette impression que la vie est absurde.
Mais vivre, ce n’est pas que subir, c'est aussi poser des choix conscients des possibilités qu'elles créent.
Du bonheur de se rendre utile
Se rendre utile, ce n’est pas forcément faire du bénévolat. On peut bien sûr en faire, mais être utile c’est avant tout avoir un état d’esprit qui veut que dans toute la mesure de notre possible, on fasse des choix conscients et constructifs pour rendre ce monde plus agréable et vivable. Ce sont des choix porteurs de sens, pour tous, nous-mêmes inclus. C’est quelque part faire tout simplement preuve de gentillesse envers soi et les autres.
Longtemps vue comme un aveu de faiblesse, la gentillesse possède au contraire une force propre à elle, et contribue autant à l’intérêt général qu’à son propre bien-être. Rappelons que la gentillesse au Moyen-Âge désignait la qualité d’être la plus noble qui soit.
Par ailleurs, Didier Audebert rapporte qu’une étude de biologistes des universités américaines de Buffalo et d'Irvine ont identifié le gène de la gentillesse en étudiant la personnalité de plus de 700 volontaires. Ceux qui possédaient de nombreux récepteurs sensibles à deux hormones du cerveau (ocytocine et vasopressine) étaient plus gentils, et donc plus enclins à apporter leur aide aux autres ou à avoir un esprit collectif plus marqué.
S’il est acté que les gens les plus heureux sont les plus gentils, il est intéressant de constater que l’inverse est également vrai : le fait d'être gentil nous rend plus heureux.
L’expérience de chacun l’atteste, être gentil fait du bien. Parce qu’en se mettant au service des autres, on prend du recul avec l’ego, on goûte à la dignité, à la douceur d’être et à la chaleur des liens humains.
Ce qui répond ainsi à trois des cinq besoins énumérés dans la pyramide de Maslow pour être heureux : le besoin d’accomplissement de soi, le besoin d’estime de soi et le besoin d’appartenance et d’amour.
L’interdépendance des intérêts
Mal comprise, la recherche de développement personnel est souvent identifiée à une démarche autocentrée. Seul notre intérêt personnel compte, mais on se rend compte ici qu’intérêt général et intérêt personnel sont beaucoup plus liés qu’on ne le pense. En fait, l’un ne va pas sans l’autre, et privilégier l’un ou l’autre est le signe d’un mal-être.
Se concentrer uniquement sur son intérêt personnel, c’est verser dans l’égoïsme qui est la porte ouverte à tous les sentiments d’insécurité et de solitude, un ressenti essentiellement présent en Occident.
Se concentrer uniquement sur l’intérêt général n’est pas beaucoup mieux. En ayant cette posture, on verse dans la servilité, qui est le fait de se soumettre aux besoins des autres en s’oubliant. Ce qui est là aussi le signe évident d’un mal-être.
Comme pour la gentillesse, l’utilité ne peut pas être feinte, et demande donc une réelle authenticité. On sait que l’on est dans cette démarche quand on est honnête avec soi-même et en conscience. Pour l’être pleinement, cela suppose de se poser des questions que Didier Audebert pose ainsi :
Pour quelle utilité dois-je prendre la décision de me rendre plus utile ?
Pour quelle utilité et quelle finalité dois-je engager cette action ?
Est-ce pour souscrire à une mode, ou obtenir quelque chose (comme de la reconnaissance) ?
Est-ce parce que j'en ressens le besoin pour moi-même, pour les autres ?
On ne peut qu’espérer que le quotient d’utilité se fasse connaître, sans bien sûr en attendre plus. Car, comme pourrait le dire Sénèque : occupe-toi de ce que tu veux, mais seulement si tu le peux.
Source : D. J. F. Audebert, QU Quotient d’utilité : devenons chaque jour plus utile, éditions Guy Trédaniel, 2021
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